La démocratie athénienne au regard de nos institutions en crise (2)

Deuxième partie de notre analyse de l’ouvrage de Jacqueline de Romily « Actualité de la Démocratie athénienne ».

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La démocratie athénienne au regard de nos institutions en crise (2)

Publié le 10 juillet 2022
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À l’heure où on s’interroge plus que jamais sur l’avenir d’une démocratie qui semble si mal en point, il n’est pas inintéressant de redécouvrir cet ouvrage de 2006, sous forme d’entretiens menés par le journaliste Fabrice Amedeo auprès de l’éminente académicienne spécialiste de la démocratie athénienne Jacqueline de Romilly, qui tente de nous réconcilier avec les grands principes hérités de nos ancêtres.

 

L’égalité

(…) Quant à l’égalité, elle était étroitement liée à la liberté. Il s’agissait essentiellement de l’égalité des citoyens devant la loi et de la liberté politique. Une défense efficace contre l’arbitraire, en somme.

« L’égalité n’est jamais une chose qui va de soi. Dans les discours politiques, dans les conversations, on en parle beaucoup. Mais on a tendance à lui donner une valeur essentiellement économique et pratique, qui doit être corrigée. Je crois que l’égalité ne doit pas être motivée seulement par la jalousie que l’on peut éprouver envers l’autre, mais bien plutôt cette fierté et cet épanouissement d’une égalité de principe. Voyez l’éclat de ces textes : manifestement, l’égalité politique entraîne une égalité de ton dans les manières, un épanouissement des individus qui se sentent égaux, donc davantage prêts à être tolérants et à éviter les divisions. »

Jacqueline de Romilly déplore au passage l’égalisation par le bas, qu’elle juge monstrueuse et a aujourd’hui largement tendance à être promue et être source de nombreuses dérives. La différence, l’effort, le mérite, étaient des valeurs stimulantes partagées dans la Grèce antique. Cette systématisation de la notion d’égalité au sens qu’on lui donne à présent et telle que nous l’observons aujourd’hui était déjà vue comme un danger par Platon, qui se montrait critique envers la démocratie et ses dérives (indépendamment des analyses que nous pouvons porter sur la pensée de Platon en général).

C’est à partir de cette même logique d’effort, de travail, de mérite, qu’elle se dit d’ailleurs gênée par le fait que l’on mette aujourd’hui des gens dans des catégories pour les favoriser. Elle-même n’aurait jamais éprouvé la même fierté et satisfaction d’être parvenue à ses attributions grâce à ses apports personnels si elle avait été simplement retenue dans une liste de femmes. Raisonnement qu’elle étend à toutes les formes de discrimination : « Toute discrimination, qu’elle soit positive ou négative, me choque ». Aider les gens en difficulté par certaines mesures (zones franches par exemple) lui semble essentiel, mais elle critique en revanche le fait d’entraver la compétition entre personnes. C’est plutôt en amont, par la formation, l’éducation, l’encadrement des professeurs, que l’on devrait davantage libérer les individus du sentiment d’exclusion.

« On a voulu récemment, en dehors du sport, supprimer le plus possible tout ce qui était notes et compétition, parce que cela semblait contraire à l’égalité. Mais on ne s’est pas rendu compte que c’était tuer cet effort spontané et naturel qui pousse les gens à réussir et à devenir meilleurs. Ce sens de la compétition cher à l’Antiquité est extraordinairement ouvert et stimulant […] C’est une question d’état d’esprit. Je ne suis pas favorable à ce que l’on transforme les gens en des « bêtes à concours », mais il ne faut pas oublier que si l’on désire se distinguer, on fait des progrès. Il faudrait encourager les gens à le faire, avant tout dans l’éducation ; il faudrait les pousser à prendre des risques sans les encombrer de paperasses, de surveillances et de réglementations. Ce que je respire dans l’air de l’Athènes du Ve siècle, c’est cet esprit de zèle, d’ardeur… »

Vous me pardonnerez l’excès de citations, mais je ne puis m’empêcher de reproduire ici, en réponse à une question de Fabrice Amedeo, ce que Jacqueline de Romilly pense de la critique négative des élites, toujours apparentée à ceux qui détiennent le pouvoir et l’argent. Sa conception bien plus ouverte et universelle me fait penser, à certains égards, à certaines analyses de Vladimir Volkoff dans son petit ouvrage Pourquoi je serais plutôt aristocrate, qui constituait un prolongement de son Pourquoi je suis moyennement démocrate :

« Ce n’est pas du tout ma notion de l’élite : je crois que l’on peut être un relieur d’élite, un maçon d’élite, c’est-à-dire quelqu’un qui cherche sans cesse à donner le meilleur de lui-même, à bien faire son travail sans penser uniquement à l’argent. Bien entendu, il faut un minimum décent ; et cette exigence-là est normale. Mais pour moi, les élites sont ceux qui développent sans cesse leurs qualités intellectuelles, morales et physiques. Un patron d’élite n’est pas un patron prospère et jouissant de grandes richesses, mais celui qui a des idées, qui innovera sans cesse et entraînera ses employés avec lui. Les élites ne sont pas un corps à part, et je crois justement que le mot « élite » que vous venez d’employer dans son acception courante a une connotation défavorable qui illustre bien cette défiance à l’égard de ceux qui veulent socialement réussir. »

 

La concorde

La fraternité était une évidence pour les Anciens, qui étaient proches les uns des autres. C’est pourquoi ils ont forgé plutôt la notion plus large de concorde, qui désigne cette entente, ces sentiments communs qu’ils éprouvaient. Jacqueline de Romilly en retrace les origines, qui résultent de l’idée d’instaurer une entente au sein de la cité, qui doit rester unie et fraternelle, en évitant la violence, les dissensions ou guerres civiles, en s’attachant aux intérêts communs de tous.

Il est intéressant de constater, en relisant Jacqueline de Romilly seize ans après, et au vu de ce que l’on connaît en cette année 2022 de régression dans de nombreux domaines, qu’elle pense cette concorde difficile en France à notre époque, non uniquement en raison des communautarismes et des difficultés à faire coexister des individus d’origines, de cultures et de religions différentes, mais surtout en raison du rôle néfaste que jouent là aussi nos politiques et certains médias.

« À notre époque où les partis sont organisés, où la presse est très développée, il est devenu normal d’insulter, d’attaquer, de prêter à autrui toutes les intentions les plus basses. Du coup, il devient difficile de réaliser cette concorde sur laquelle tout le monde aimerait pourtant voir un progrès […] J’ai l’impression que la lutte acharnée entre les partis et parfois entre les personnes renforce les divisions actuelles entre citoyens […] Lorsque je compare la sagesse avec laquelle était traitée la question de l’opposition entre riches et pauvres dans nos textes athéniens, avec les excès qu’elle suscite à l’heure actuelle, je ne peux que m’inquiéter. Les partis instrumentalisent aujourd’hui cette question, et la presse s’en fait l’écho. Une haine se diffuse dans la société : ne lisez-vous pas ces descriptions de la richesse monstrueuse et égoïste des actionnaires, acquise au détriment des plus pauvres ? »

Que doit-on dire à présent, alors que tant de mouvements hostiles ont fait depuis leur apparition, allant pour certains jusqu’à faire régner la terreur pour tenter d’imposer leur loi ? Avec la complicité, au moins passive, de certains partis ou médias.

Problème concomitant ou renforcé par le politiquement correct, en lequel Jacqueline de Romilly voit également un très grand danger, conduisant à l’uniformisation des points de vue et des comportements, l’émotion et les réactions affectives, amplifiées par les médias, rendant impossible l’expression de points de vue divergents ou conduisant à ne plus oser avoir d’opinion personnelle. Là encore, ce serait selon elle le rôle des journalistes et de l’éducation de venir créer les conditions pour éviter ces haines et ouvrir les voies favorables à une concorde.

 

La violence

La violence était bel et bien une réalité du monde grec, y compris à Athènes au Ve siècle av. JC. Cependant, selon Jacqueline de Romilly, elle était certainement moins redoutable qu’à l’heure actuelle. Ce sont plutôt les guerres entre cités et la guerre civile qui étaient au centre des préoccupations. La violence était fermement condamnée, et le sens aigu de l’appartenance à la cité la rendait répréhensible.

Les analyses faites par la spécialiste du monde grec tendent à montrer qu’il est possible, là encore, d’éclairer nos problèmes à l’aune des leçons de l’époque, même s’ils sont naturellement extrêmement différents. Et, là encore, les médias, les oppositions entre races et religions, les politiques toujours prompts à mettre de l’huile sur le feu en exploitant ces situations, jouent un rôle néfaste en la matière selon elle. La tolérance et le sens de l’hospitalité étaient notamment deux valeurs essentielles que les Grecs avaient appris à maîtriser, mais qui aujourd’hui se sont beaucoup perdus.

Ce sont donc une nouvelle fois des valeurs essentielles qu’il conviendrait de ranimer chez nous par tous les moyens, dit-elle. Cette haine de la violence héritée de l’Antiquité grecque est étroitement liée à l’idéal démocratique, insiste-t-elle, et à son concept de « douceur ». L’éducation reste la pierre angulaire de cette transmission, dès le plus jeune âge, de valeurs qui doivent permettre le respect de règles élémentaires de vie en société. Ainsi que l’enseignement littéraire, le contact avec la pensée et la réflexion. Apprendre à comprendre, à réfléchir, à écouter, à discuter, à débattre, à analyser. À manier la parole en tant qu’arme plutôt que la violence physique.

Le problème étant, comme elle le soulève, qu’il s’agit d’un moyen de longue durée. Or, nous avons laissé passer déjà beaucoup de temps…

Elle préconise d’en revenir dès les petites classes au système des punitions lorsqu’un enfant manque aux règles de la vie en commun. Quant aux délinquants et criminels actuels, qui constituent une menace pour la survie de la société, faute de pouvoir recourir à l’éducation les condamnations se récèlent nécessaires.

 

Retrouver des repères

Dans les derniers chapitres, sont évoqués divers thèmes parmi lesquels l’héritage de la culture et de la tradition gréco-latine, véritable ciment de la civilisation européenne et occidentale, et des liens entre pays européens qui montrent le danger d’avoir élargi sans doute trop vite l’espace de l’Union européenne, tandis que des accords étroits seraient jugés préférables avec des pays dont la géographie et surtout la communauté de culture (Turquie notamment) ne sont pas les mêmes.

Sur les partis, syndicats et associations, Jacqueline de Romilly déplore surtout la rigidité de leur organisation et leur véhémence à s’opposer aux propositions même sensées lorsqu’elles proviennent d’un autre camp (partis politiques) ; beaucoup de compétences et de talents sont ainsi perdus, la préoccupation essentielle demeurant perpétuellement la prochaine campagne électorale, les vrais problèmes passant au second plan ; ou alors le rapport de force, les visions manichéennes, le conflit, les luttes intestines, voire les occupations ou saccages, comme mode d’action trop privilégié (syndicats, de fait très politisés en France), qui plus est au détriment de ceux qu’ils sont supposés représenter. Et c’est justement en raison de cette politisation excessive et inefficace, que les associations et fondations lui paraissent pouvoir (même si parfois elles peuvent souffrir elles aussi de mêmes travers) jouer un rôle constructif proche de l’Assemblée athénienne.

 

En conclusion, ce qui frappe particulièrement Jacqueline de Romilly est le désenchantement actuel qui se traduit dans tous les domaines, jusque dans les œuvres culturelles. C’est pourquoi elle pense que retrouver des repères par l’éducation, l’enseignement, la transmission de valeurs, et la culture en particulier, est la voie essentielle qui doit nous permettre de poursuivre des desseins plus exaltants et retrouver la confiance en l’Homme. Permettant ainsi de renouveler la démocratie, en quelque sorte…

 

 

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