Le livre de Justine Augier débute sur le constat de notre relatif engourdissement.
Tandis que nous devisons sur les valeurs que nous estimons universelles, les droits de l’Homme, les libertés, nous restons comme aveugles au sort de ceux qui perdent les leurs, comme en Syrie, où des personnes courageuses subissent des horreurs, sont enlevées, torturées, sont victimes d’un pouvoir autoritaire et violent.
Par incapacité à nous projeter, parce que prisonniers de l’immédiateté, nous omettons de réagir comme nous le devrions, peinant à voir en quoi cela peut nous concerner, englués que nous sommes dans la tyrannie du divertissement.
Les pouvoirs de la littérature
Contre l’oubli, la littérature a le pouvoir de permettre de garder la mémoire des disparus, voire « d’entrer en conversation avec eux ». C’est ce que Justine Augier va nous montrer superbement non seulement à l’évocation d’œuvres multiples, mais aussi de ses relations avec sa mère récemment disparue, avec qui elle partageait – au-delà des silences – un certain amour de la littérature.
La littérature redonne au temps sa texture, l’épaissit, convoque les fantômes, ceux d’avant et ceux qui viennent, et cette conversation à laquelle toujours elle nous fait revenir demeure pleine d’espoir. Les livres ne provoquent pas de révolutions mais ils nous travaillent, longtemps et d’une façon mystérieuse […], ils résistent en nous, forcément engagés sous le règne de l’immédiat. Ils nous relient à l’histoire, creusent, relient et nous préparent à de nouvelles formes de circulation, à la perception de nouveaux échos, raniment en chacun les disparus et les possibles, relancent notre imagination, font scintiller ce qui a été sauvé des ruines et traverse le temps, élargissent le champ de ce qui nous concerne, s’adressent en nous à ce qu’il y a de plus vif et de plus ancien.
Elle est aussi un « retour au monde » pour celui qui, captif ou otage – en Syrie ou ailleurs –, a la chance de pouvoir accéder à des lectures et d’y consacrer une part importante de son temps, y trouvant un refuge contre la désespérance et un espace de liberté.
C’est dans ce contexte que Justine Augier érige la littérature en « arme discrète et implacable ». Certes, elle ne peut espérer « changer quelque chose au réel que par l’entremise de ceux qui lisent », mais la force d’engagement qu’elle représente est loin d’être vaine, dans la mesure où elle peut aller « jusqu’à faire de chaque lecteur un résistant ».
Redonner du sens
Contre l’oubli, la littérature permet de faire connaître des expériences vécues, dont l’intensité serait restée méconnue sans cela. À l’image des témoignages des survivants de la Shoah qui ont écrit, dont elle cite plusieurs références, et qui ont pu évoquer ce qui s’est passé précisément à cette époque. Par refus du silence, volonté d’être entendu. Ce qui « … redonne à la littérature un sens qu’elle avait perdu » (Georges Pérec). Suivant aussi en cela la préoccupation d’une Hannah Arendt désireuse de tirer des enseignements des expériences totalitaires pour mieux tenter de les prévenir. Car la littérature est parfois une forme de combat contre les forces du nihilisme.
Le texte de Julie Augier est parsemé de références littéraires, à travers des phrases significatives extraites d’auteurs et d’ouvrages marquants, disséminées subtilement et parfaitement à l’appui des propos, ce qui le rend d’autant plus passionnant. Certes, je ne partage pas forcément ses formes d’engagement politiques ou militants (souvent situées à gauche, comme en réaction contre le milieu d’où elle vient et aux proximités politiques de sa mère, mais aussi bien sûr comme la plupart des Français opposées à l’idée qu’elle se fait sans doute du libéralisme), ni toutes ses références littéraires (quoique), mais peu importe, sur le fond j’approuve l’essentiel. Et puis, n’écrit-elle pas elle-même :
Faire tenir le monde dans des formules binaires et univoques, détruire la possibilité du politique en renvoyant l’autre à une identité qui vaudrait pensée uniforme, parler pour lui et condamner tout surgissement car l’histoire est toujours écrite : tout cela devient dangereusement familier […]. Quoi qu’elle ait à raconter, quelle que soit sa forme, la littérature défait ce qui enferme, naît du composite et n’existe pas hors de cette matière […] Elle ne réduit rien, n’enferme ni ne s’attaque au mystère, défait les illusions de transparence […] Elle fait vivre la pluralité de chacun, donne vie en soi à d’autres regards sur le monde, réactive une manière enfantine de se réinventer, enjoint à déployer des représentations et entraîne l’imagination, fait souffrir un peu l’ego […]. C’est dans cette place laissée en soi à l’autre que naît la possibilité d’une conversation intérieure, ressort même de la pensée selon Arendt qui évoque la banalité du mal dans ses textes sur le procès d’Eichmann, comme une inaptitude à penser qui relève d’un manque d’imagination, une inaptitude à entretenir un dialogue entre soi et soi, une façon de faire tourner sa conscience dans un espace clos, sans jamais plus la confronter à l’autre.
Mais ce livre très intime est avant tout un hommage d’une fille à sa mère. Qui, par l’entremise et le pouvoir des mots et des livres, retrouve ce qui la lie à elle, l’a constamment liée à elle, sans qu’elle en ait toujours eu conscience. Le puzzle de la vie se reconstitue alors, magnifique et si éclairant.
Justine Augier, Croire – Sur les pouvoirs de la littérature, Actes Sud, janvier 2023, 144 pages.
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