La culture en péril : l’âge de l’après-littérature (6)

Sommes-nous entrés dans l’âge de « L’après littérature ? ». Telle est la question que pose le philosophe Alain Finkielkraut à travers cet essai.

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Alain Finkielkraut by UMP Photos - CC BY-NC-ND 2.0

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La culture en péril : l’âge de l’après-littérature (6)

Publié le 16 octobre 2021
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  • Par Johan Rivalland.

Alain Finkielkraut est souvent considéré par ses contempteurs comme une sorte de grincheux, de réactionnaire, de nostalgique ou je ne sais quel qualificatif encore. Mais les réalités qu’il décrit sont-elles surannées ou ne correspondent-elles pas à des mutations profondes aboutissant à de véritables renversements de valeurs ? Lui-même, qui s’était toujours considéré comme un homme de gauche (et est pourtant régulièrement catégorisé par certains comme un homme d’extrême droite) écrit ceci, page 135 :

En rompant avec la gauchitude, je n’ai pas rejoint la caste des privilégiés, je n’ai pas pris, contre l’esprit et les espoirs de la Commune, le parti des Versaillais, j’ai refusé de plier le genou devant les processus qui nous emportent en les peignant aux couleurs du progrès, et de me mettre à croire que l’excellence scolaire, la haute culture et la laïcité étaient pour les dominés des ennemis à abattre.

Ce sont, en effet, plutôt les lignes qui ont bougé. Et les références culturelles, historiques, civilisationnelles, ainsi que les mœurs, qui ont changé. C’est ce que le philosophe académicien commente ici à travers cet essai, déplorant les petites et grandes lâchetés qui y ont conduit, ainsi que les conséquences bien réelles que nous pouvons tous les jours mesurer.

Faire table rase du passé ?

Alain Finkielkraut déplore que les élans compassionnels et le souci prétendument « démocratique » aient remplacé la subtilité et la sagesse qui prévalaient chez les Anciens et dans la littérature telle qu’il nous la présente, riche d’enseignements et de nuances dont aujourd’hui on ne s’embarrasse guère.

Le souci affiché « d’humanité », n’hésitant pas à recourir aux anachronismes, a remplacé les grandes vertus issues de la réflexion multi-millénaire, dont d’aucuns voudraient faire table rase. Il en rappelle de nombreux exemples, notamment dans la sphère des festivals culturels, qui ont tendance à céder à la mode du moment et à revisiter les œuvres du passé à l’aune des valeurs de l’époque que rêvent d’imposer ceux qui s’y livrent. Valeurs fondées sur un moralisme permanent et simplificateur, qui finit par ressembler plus à une forme de propagande qu’à une vraie réflexion de fond et dont la nature pernicieuse est aggravée par la culture woke et la volonté de déconstruire le passé.

Un état de fait de plus en plus évident et auquel nous ne sommes pas obligés de nous soumettre, ainsi que Sonia Mabrouk, parmi d’autres, nous y sensibilisait elle aussi, ses détracteurs étant convaincus de détenir la vérité, l’art et la culture revêtant de fait une mission civilisatrice digne de l’époque du règne communiste soviétique.

Le philosophe décrit le nouvel ordre moral qui s’est mis en place. Chez les artistes, à l’école, à la télévision, au cinéma, au musée, au théâtre, dans tous les domaines de l’existence, de manière terriblement simplificatrice, manichéenne, et parfaitement caricaturale. À l’image des excès en tous genres des néoféministes, à l’égard desquelles il n’est pas tendre, apportant et commentant de nombreux exemples de propos et d’actions peu subtils, vulgaires, voire violents dont elles sont les auteurs, caractérisés par une radicalité, une confusion et des simplismes dangereux. Cautionnés la plupart du temps par une sphère culturelle bien symptomatique de « l’après littérature ». Certaines scènes de véritable lynchage médiatique rappelant des séquences d’œuvres de fiction qu’on eût crues invraisemblables à notre époque.

Dans notre monde relativement pacifié qui devrait être propice à la nuance, l’inverse se produit. Tout est réduit à la dimension de l’horreur et c’est cette réduction forcenée qu’on appelle littérature.

L’attention aux différences et le refus de penser par masses, qui caractérisent l’approche juridique et l’approche littéraire de l’existence, nous préservent de l’idéologie. En période révolutionnaire, cette humanité et cette perspicacité sont balayées par le déferlement d’une pitié impitoyable et, la fièvre n’épargnant aucune institution, des lois votées précipitamment mettent la justice pénale au service de la justice populaire.

Alain Finkielkraut revient entre autres sur les idées qu’il avait développées sur LCI et lui ont valu l’exclusion de la chaîne, le refus de la nuance et ses propos tronqués et décontextualisés ayant jeté l’effroi sur la Toile. Mais il évoque aussi la manière dont la littérature se trouve aujourd’hui pervertie par le politiquement correct.

Sous la surveillance constante d’étudiants aux aguets, les professeurs sont obligés d’actionner un trigger warning (« avertissement de contenu choquant ») quand ils abordent Euripide ou tout auteur susceptible de heurter la sensibilité des femmes, des Noirs, des Amérindiens, des musulmans, ou de celles et ceux que l’on appelle gracieusement les LGBTQIA+.

[…]

Écrire une pièce ou un roman, c’est n’être au service d’aucune cause : ni la cause juive, ni la cause ouvrière, ni la cause noire, ni la cause des femmes, ni la cause des minorités. Toutes plus estimables les unes que les autres, ces causes sont par essence généralisatrices. La littérature, à l’inverse, n’a affaire qu’aux cas particuliers.

Le souci de l’écrivain est le mot juste, nous dit-il, et non le mot qu’il faut claironner pour montrer que l’on est quelqu’un de compatissant, du côté des opprimés.

Nous sommes devenus des spectateurs

Tel est le constat qu’établit Alain Finkielkraut. Aujourd’hui, l’image a pris le pas sur l’écrit. Et « il n’y a pas d’analphabète de la vidéosphère », remarque-t-il. Nous sommes tous abreuvés quotidiennement d’images et y réagissons en permanence. Mais, relève-t-il, il faut savoir y résister.

Voir, en effet, n’est pas savoir. Même quand il porte le sceau du vrai, le visible ne contient pas toute la vérité. L’émotion doit inspirer la réflexion, mais elle ne peut dispenser de la connaissance.

Après avoir montré en quoi l’image et les émotions ne peuvent remplacer les faits et les analyses, il consacre toute une partie du livre à illustrer par de nombreux exemples la manière dont l’antiracisme, surtout aux États-Unis mais de plus en plus en Europe, s’est substitué au racisme dans le pouvoir de ruiner les réputations et briser les carrières.

Aujourd’hui, outre-Atlantique, il ne suffit plus de se proclamer antiraciste pour ne pas être ennuyé. « L’appropriation culturelle » des malheurs de l’autre peut vous valoir les pires ennuis si vous êtes blanc, et d’être accusé de mainmise sacrilège sur une victime de race noire. Et pas seulement. Dans les universités européennes les « Dead White European Males » sont de plus en plus pointés du doigt comme responsables de tous les maux de la Terre : « l’esclavage, le colonialisme, le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie ». Ce qui conduit à remettre en question des pans entiers de notre héritage culturel.

Pour la future élite euro-américaine, Platon et Aristote, Homère et Virgile, Dante et Kant, Michel-Ange et Beethoven inculquent aux membres de la race dominante un tel sentiment de supériorité qu’ils en viennent à se croire tout permis. Il est urgent, pour réduire la violence dans le monde, de leur rabattre le caquet. Et, différence capitale avec les années gauchistes, les professeurs ne résistent pas : ils montrent la voie.

Dans moults domaines, le remords occidental se traduit en visions purement expiatoires, conduisant à renier de nombreuses vérités factuelles, sous peine d’être accusé d’ostracisme.

Entre la réalité et le système de pensée, on a intérêt, pour ne pas être frappé d’infamie, à choisir le système.

Au mépris du réel, des nuances, des scrupules de l’esprit de finesse, mais aussi de l’exactitude.

Héritage de la pensée soixante-huitarde sur l’éducation, désir d’apparaître prenant le pas sur la pudeur, recul de l’intimité, perte du sens de la beauté, écologisme, simplismes en tous genres, stéréotypes, ou encore oubli du tragique, sont quelques-uns des autres thèmes abordés par Alain Finkielkraut, dans ce qui s’assimile plus à une sorte de recueil d’articles de réflexion qu’à une construction d’ensemble véritablement centrée sur la littérature elle-même.

Le recul de la culture étant néanmoins en cause lorsque même la figure de style de l’antiphrase en vient à n’être plus comprise, valant à l’auteur d’avoir été mis en cause dans l’usage de l’une d’entre-elles dans le but de le faire évincer de France Culture avec son émission Répliques.

Un Alain Finkielkraut qui ignorait lui-même, jusqu’à ce jour, qu’il aurait pu être probablement « l’un des meilleurs rappeurs de ce dernier siècle », comme en témoigne la vidéo de ce dernier lien…

 

— Alain Finkielkraut, L’après littérature, Stock, septembre 2021, 140 pages.

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