Par Johan Rivalland.
Cet ouvrage n’a pas pris une ride. Il est au contraire à découvrir pleinement, tant il nous apprend. Il est surtout révélateur de travers perpétuels de l’être humain – y compris ceux qui devraient, en tant que chercheurs ou scientifiques, avoir une attitude exemplaire en la matière – à dévoyer le monde, se laisser guider par ses passions ou ses a priori plus que par la rigueur d’esprit. Rien là , hélas, que de très humain. Mais avec quelles conséquences !
Les données et informations sur l’histoire servent très souvent de base à nos décisions. Mais si nombre d’entre elles sont fausses ou souffrent de multiples biais, on imagine les erreurs que cela occasionne. Parfois très graves. Ce n’est pas un sujet nouveau, mais un sujet fondamental et malheureusement constamment sous-estimé. C’est pourquoi cet ouvrage demeure bien ce que l’on appelle une pépite.
Alfred Sauvy est l’un des grands esprits du XXe siècle. Démographe, économiste, premier directeur de l’INED et professeur au Collège de France, il est surtout un esprit indépendant et atypique. Dont l’une des préoccupations fondamentales était de chercher à combattre l’ignorance, le conformisme, ou encore la routine, porteuses de tant de maux.
À travers cet ouvrage, il s’attache à montrer comment l’histoire « officielle » (en particulier en économie) résulte d’un tas de déformations ou compromissions qui aboutissent à ce que l’on en fasse trop souvent – consciemment ou non – une présentation qui va dans le sens du sensationnel ou de ce qui plait à notre esprit. S’assimilant fréquemment à la rumeur, elle fausse grandement nos jugements ou perceptions, affectant ainsi nos décisions.
Du réel au fabuleux
Abordé par de nombreux auteurs, à l’image notamment de Fernand Braudel, Raymond Aron ou encore Paul Veyne, la question de Comment on écrit l’histoire est fondamentale pour mieux comprendre la perception que nous pouvons en avoir.
Mais surtout, nous montre Alfred Sauvy, notre attrait pour la narration, les images, les émotions, nous conduit à préférer le sensationnel, les guerres, les événements sanglants, les catastrophes, les accidents, aux grandes tendances, aux idées, aux analyses plus subtiles ou a priori peu engageantes.
C’est là que, même pour les statisticiens les plus austères, hier comme aujourd’hui, la tentation de la dérive des chiffres entre en jeu, permettant de jouer son plein effet. Sans quoi le retentissement ne serait pas le même.
Aux Thermopyles, trois cents Spartiates, a-t-il été répété avec admiration, auraient tenu tête à un million de Perses. Et comme nous nous trouvons tout naturellement du côté des Grecs, puisqu’il s’agit de l’histoire de la Grèce, nous admirons Léonidas, qui sut mettre ce million en échec. […] Les effectifs des armées de ce temps, leurs chefs eux-mêmes ne les connaissaient pas. Essayez seulement de compter un troupeau de cinquante moutons et vous aurez une idée du problème. […] Pour recenser ses forces, [Alexandre] s’est servi d’une corde, au moyen de laquelle il pouvait entourer un certain nombre d’hommes ou un certain nombre de chevaux. Le nombre de cordées successives lui a fourni le chiffre recherché. Trente-quatre mille fantassins et quatre mille cavaliers. Sans ce comptage, les historiens lui en auraient donné dix fois plus, sinon cinquante. Avec ses trente-huit mille hommes, il bat les multitudes de Darius, que Plutarque évalue à un million d’hommes ; sans doute un zéro de trop.
Alfred Sauvy, en spécialiste de la démographie, apporte ainsi différentes illustrations, y compris parmi nos grands philosophes des Lumières, d’évaluations fausses en matière de population, qui aboutissent à des angoisses de dépeuplement.
Nos contemporains ne sont pas en reste, puisque des erreurs grossières, parfois basées sur la rumeur, ont pu mener à des prises de décision hasardeuses et coûteuses en vies en pleine guerre, ou entraîner des angoisses cette fois de surpeuplement (qui existent d’ailleurs toujours). Y compris en matière de calcul économique, des scientifiques ont plus d’une fois pu diffuser des informations hasardeuses.
Autant de sources de confusion, que nous connaissons bien évidemment encore aujourd’hui, et qui ont des conséquences parfois fâcheuses. Si on y ajoute les erreurs de langage et les imprécisions dans le vocabulaire, on arrive à des divergences de résultats et des mythologies incroyables.
Cela se vérifie en matière d’emploi, de crises, ou même de théories sur les cycles en économie. Autant de domaines où l’auteur nourrit la réflexion de multiples exemples concrets que – pour des raisons de longueur – je ne puis ici reprendre, mais qui méritent lecture.
Le rôle de la rumeur
D’intéressantes analyses sur les mécanismes de la rumeur sont ensuite présentées. L’ouvrage est antérieur à l’ère du numérique, mais ces analyses n’en demeurent pas moins tout à fait valides encore aujourd’hui.
Parmi les multiples biais connus, on trouve naturellement le rôle de la doctrine ou de la défense des intérêts personnels, ainsi que le confort de l’esprit. Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi, inéluctablement, l’attrait irrépressible de la position de victime plutôt que de privilégié.
Le besoin de se plaindre est d’ailleurs une forme de vie. Tristan Bernard ne disait-il pas d’un de ses héros : « Je crois bien que si cet homme n’avait pas eu l’esprit chagrin, il aurait été vraiment malheureux » ? […] Les nouvelles qu’il convient de repousser, comme le corps repousse ou détruit les microbes, ne sont pas nécessairement de « mauvaises nouvelles ». Ce sont elles qui détruisent le confort d’esprit ou compromettent la défense des intérêts, en affaiblissant les arguments propres à assurer cette défense.
De bonnes nouvelles peuvent ainsi passer pour importunes. C’est le cas en particulier si elles contredisent les prévisions formulées par celui qui les reçoit ou si elles émanent par exemple du gouvernement d’un parti opposé. Car elles détruisent alors le confort de l’esprit. Pire, une bonne nouvelle qui peut s’avérer particulièrement importune alors qu’elle n’est pas mauvaise en soi, peut aller jusqu’à nuire gravement à celui qui s’appuie dessus :
En Angleterre, le malheureux Premier ministre travailliste Mac Donald réduisit, en septembre 1931, les traitements civils et militaires de 3 à 5 %, faisant valoir que les prix à la consommation avaient baissé davantage (11,5 %) et qu’ainsi, malgré l’appauvrissement du pays par la crise, les agents publics gagnaient et consommaient davantage. Résultat : un événement bouleversant : la révolte de la glorieuse Navy à Invergordon, qui provoqua la dévaluation forcée de la livre et de bien d’autres monnaies, l’abandon de l’étalon-or et un renversement politique.
Même mésaventure pour Gaston Doumergue en France, qui était pourtant considéré comme le seul refuge contre le communisme, le fascisme et la guerre civile et faillit être renversé dans les mêmes conditions par les Associations d’Anciens combattants en 1934.
De multiples exemples de silences consternants, de questions taboues, de dogmes qui excluent tout véritable débat, autour de questions touchant à la démographie, aux chocs pétroliers, au temps de travail et à l’emploi, aux décisions en temps de guerre, etc. rendent l’ouvrage vivant et passionnant, nous apprenant beaucoup de choses sur notre passé.
Il évoque aussi les nouvelles sensationnelles, fondées sur des chiffres tout aussi sensationnels (et faux) de certains journalistes. À l’époque sur les famines dans les pays pauvres, aujourd’hui ce serait l’écologie. Et ce, malgré les chiffres et tendances réels. Avec, bien sûr, comme coupables désignés « les puissances de l’argent » et les « multinationales ».
Les faits et les dires
À la suite d’une présentation de quelques principes essentiels permettant de définir ce qu’est une observation économique rigoureuse et de qualité, permettant de mieux saisir le concret, en se soustrayant notamment à l’idéologie, Alfred Sauvy se livre à une critique argumentée du travail de nombre d’historiens.
Après un premier chapitre un peu à part et très étonnant mettant assez radicalement en cause le mythe de Jeanne d’Arc tel que nous l’avons généralement en tête, il se livre à des analyses portant essentiellement sur les deux derniers siècles.
À l’instar de ce que montrera brillamment Johan Norberg plus tard à travers son ouvrage Non, ce n’était pas mieux avant, Alfred Sauvy montre ensuite de quelle manière le XIXe siècle a été constamment dénigré, alors même qu’il est celui au cours duquel s’est produit le progrès le plus rapide que nous ayons connu jusque-là dans toute l’histoire de l’humanité.
Même la condition ouvrière s’est améliorée comme jamais auparavant, contrairement aux dires, aux rumeurs et aux théories, bien souvent peu soucieuses de l’étude des faits et surtout des évolutions.
À force d’imprécision et d’allusions, sans faits précis et sans chiffres, les conclusions avancées sont souvent fausses. Tant sur l’évolution des salaires, l’appauvrissement, la condition ouvrière comparée à celle des paysans, que sur les données démographiques essentielles (baisse de la mortalité, espérance de vie).
Alfred Sauvy en donne des exemples, qui révèlent le caractère grossier des éléments parfois avancés, y compris par des auteurs connus, qu’il qualifie plus volontiers d’affligeants.
Confirmée par d’autres sources, la progression du niveau de vie des salariés après 1840, ne résulte pas (comme nous sommes tentés de le croire par nos attitudes actuelles) d’une résistance ouvrière plus forte (il n’y pas encore de syndicat), non plus que d’un accès de générosité ou de compassion chez les employeurs. C’est la loi du marché qui joue de façon implacable : contrairement à l’hypothèse de la théorie de la paupérisation, le progrès économique entraîne, dans l’ensemble de l’économie, un besoin de main-d’œuvre, ainsi qu’une augmentation des quantités disponibles de biens de consommation.
Il souligne le rôle majeur de l’alimentation dans ces progrès. Et dénonce toutes les conséquences sur le XXe siècle de ces réactions syndicales, idéologiques, et autres, fondées sur les bonnes intentions, dont il met en évidence les effets pervers.
De façon générale, sévit ce que l’on peut appeler « la mythologie du seigneur » en régime de pleine démocratie. Cette croyance a pour effet un laxisme, corrigé par une aggravation de l’autorité de l’État, dans le seul secteur où elle s’exerce librement, celui de la fiscalité.
Le conformisme des analyses
Dans un chapitre lui aussi édifiant sur la guerre 1914-1918 (et ses conséquences sur la suivante, dont les origines sont également étudiées dans un autre chapitre), Alfred Sauvy montre comment le conformisme peut mener à des erreurs durables en matière d’analyse, malgré l’abondance cette fois des éléments et sources disponibles. Sur la question de la responsabilité, le rôle trop négligé joué par la peur, les « illusions tenaces » sur les premières semaines et les lacunes sérieuses en matière d’analyses (démographiques notamment), il montre comment les dires, les rumeurs, la force de la propagande ont mené à beaucoup d’inexactitudes et d’ignorance.
Les méconnaissances de nature économique ou démographique, en particulier, sont légion. Et mènent à de graves erreurs d’analyse. Sur les problématiques de monnaie, les origines de la crise de 1929, les conséquences sur l’arrivée d’Adolphe Hitler au pouvoir et la politique économique qu’il préconise, ou celles qui ont précédé et dont on n’a pas forcément bien analysé la nature et les effets, il montre les erreurs de jugement non négligeables que cela entraîne.
La plupart du temps par le rôle de la répétition des analyses des auteurs précédents, peu de monde – y compris d’économistes – ont le souci d’analyser au jour le jour les indicateurs qui ont précédé ou d’observer attentivement les faits.
De même que dans les erreurs d’analyse au sujet de la politique de Franklin Roosevelt, elle aussi étudiée dans un chapitre à part entière. Où il montre qu’il s’agissait d’un homme sans dogme et sans compétences particuliers et entouré de peu de conseillers aux compétences économiques véritables ou, du moins, disposant d’une aptitude à observer les faits.
En outre, le sentiment de sympathie entraîne fréquemment un phénomène classique : l’observateur voit les faits comme il souhaite les voir. Ainsi sont sous-estimés, sous cette plume sûre, le nombre de chômeurs en mars 1938 (17,3 millions) ainsi que le niveau de la production industrielle (de 35 % inférieur à celui de 1929 et 14 % inférieur à celui de 1933, à la veille du New Deal). Ces chiffres indésirables ne sont d’ailleurs jamais reproduits.
Pour que nous percevions mieux ce que représentent 17 millions de chômeurs, Alfred Sauvy précise que cela équivaudrait à 28 millions de chômeurs à l’époque où il écrit le livre. Cela permet de mieux percevoir à quel point Franklin Roosevelt a été sacralisé, y compris par les meilleurs historiens.
Comme il le souligne, c’est bien la survenue de l’Anschluss en mars 1938 qui éclipsera la situation extrêmement dégradée dans laquelle se trouvaient les États-Unis et évitera aux effets du New Deal de révéler l’ampleur de son échec.
Mais plus éloquent encore est le chapitre sur le Front Populaire. Comme il l’écrit, c’est « le cas où la recherche du vrai prend le plus vivement le caractère de profanation ». Et pas un historien ne s’est attaché à examiner les données statistiques mois par mois, ni les comparaisons internationales, pour constater à quel point la politique menée fut un désastre pour l’économie française.
Une observation attentive des chiffres qu’il nous présente le montre de manière criante. Et cette politique ne fut pas sans conséquence sur la montée en puissance d’Hitler et l’impressionnant écart de production d’armement qui en a résulté.
Des formes d’esprit qui ont eu des conséquences jusque dans les décisions des politiques des dernières décennies, par exemple en France, où les décisions se sont souvent basées sur des connaissances économiques défaillantes.
Dans le cas du Front Populaire, par exemple, l’échec flagrant de la réduction du temps de travail aurait dû mettre un terme aux spéculations en la matière. Mais ce n’est pas le seul domaine dans lequel la faiblesse des observations et des analyses qui devraient en découler a eu de lourdes conséquences.
Alfred Sauvy analyse aussi la reprise économique exceptionnelle de l’après-Munich suite aux décisions de Paul Reynaud et Édouard Daladier, ignorée purement et simplement de la plupart des commentateurs et historiens. Et il consacre des chapitres aussi à la « drôle de guerre », la terrible léthargie française, l’impréparation et les graves erreurs de perception, de décision, puis d’analyse qui y sont liées.
Même chose sur la folie de l’exode, les réalités de l’Occupation puis de la Libération, dont les retranscriptions ont été complètement faussées par les défaillances de l’analyse statistique et l’ignorance des professeurs d’économie.
Rapprocher les faits et les hommes
En conclusion, Alfred Sauvy déplore que les statisticiens ne sachent pas transmettre les éléments disponibles sous une forme accessible et vraiment complète, et reproche aux historiens de ne pas fournir les effort suffisants pour se procurer et analyser les données disponibles.
Un peu à la manière de Jean-François Revel, qui établissait le triste constat de la Connaissance inutile, Alfred Sauvy met l’accent sur ce qui caractérise un mal bien français, et qui aboutit à trop de mauvaises décisions, d’impréparation et au final d’erreurs aux conséquences graves (nous l’avons vu encore récemment dans le cas de la gestion de la crise de la Covid-19, à l’instar de ce que l’auteur observait sur la « drôle de guerre » et l’étrange défaite) :
En dépit des progrès de l’instruction, de la connaissance, de la culture et plus précisément de la proportion de personnes parvenant à un certain degré, il est permis de penser, que, du fait même de l’extension du champ, nous sommes de plus en plus débordés par la complexité de la société dans laquelle nous vivons […] Trouver les moyens politiques de dominer les éléments et, tout au moins, de ne pas être dominé par eux est hors de notre sujet. À tout le moins, pouvons-nous dénoncer les grandes lacunes de notre formation et de notre information.
Alfred Sauvy, De la rumeur à l’Histoire, Dunod, octobre 2012, 320 pages.
C’est aussi mon combat à petite échelle. J’aime bien l’esprit de Sauvy.
Néanmoins ces travers et biais humains existent depuis la nuit des temps et n’ont pas empêché l’humanité de se développer. Certes on pouvait faire mieux mais était ce réellement possible : l’humain n’est pas un être froid et rationnel on me le reproche assez souvent..
L’humain rationnel ne veut pas dire qu’il a raison, seulement qu’il agit en utilisant sa raison (en même temps que ses passions).
Les élus écoutent les jérémiades des grands corps de l’état de par le truchement des syndicats qui aboient :
– nous manquons d’effectifs !
– Bien, disent les élus, nous allons embaucher un certain nombre de fonctionnaires . . .
Merci pour cette proposition de lecture
En illustration, on peut citer le débat sur les 35 heures et les emplois que cette mesure aurait créés ou détruits.
Bientôt, il y aura le débat sur l’opportunité du confinement pour savoir s’il a ou non sauvé des vies.