« Les conditions de l’esprit scientifique » de Jean Fourastié (1/3)

A une époque de régressions multiples et de comportements parfois grégaires, il est bon d’en revenir aux conditions de l’esprit scientifique.

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« Les conditions de l’esprit scientifique » de Jean Fourastié (1/3)

Publié le 18 février 2020
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Jean Fourastié n’est pas seulement l’auteur de l’ouvrage et de la célèbre formule qui lui est attachée « Les Trente Glorieuses ». Il est surtout l’un des plus grands intellectuels français du XXe siècle, auteur de très nombreux ouvrages, et comptant parmi ceux dont les apports à la science et à nos connaissances ont été les plus importants. À ce titre, il est essentiel de ressortir de l’ombre des écrits dont la valeur est essentielle et dont nous pouvons encore continuer à tirer des leçons aujourd’hui. Le présent ouvrage, dont le titre sera peut-être familier à certains d’entre vous, fait partie de ces écrits qui méritent absolument d’être exhumés, tant les questions qui y sont abordées demeurent fondamentales.

Pour des raisons de longueur, nous présenterons le présent ouvrage en trois volets.

Les vertus de l’esprit expérimental

Ainsi que le fit remarquer Jean-Baptiste Say en son temps, lors de son Discours d’ouverture du cours d’économie politique au Collège de France :

L’ambition de tout homme raisonnable ne saurait être de tout savoir mais de savoir bien la chose dont on juge à propos de s’occuper. Sur tout le reste, il suffit de posséder les idées fondamentales. Mais il faut que les idées fondamentales que l’on acquiert soient justes et entièrement conformes à la vérité.

Dans cet ouvrage, Jean Fourastié commence par rappeler les bienfaits de la science et l’action directe et rapide des découvertes scientifiques, qui ont permis à notre espérance de vie de passer de 25 ans à 70 ans (à l’heure où il écrit, c’est-à dire en 1966) et d’améliorer nos conditions de vie. Comme il le dit de manière marquante et évocatrice :

Nous savons que le nombre de chercheurs aujourd’hui vivants dépasse celui des savants morts depuis le commencement du monde, et que, même si beaucoup de ces chercheurs ne trouvent rien, ceux qui trouvent effectivement sont assez nombreux et assez heureux pour que, des mathématiques à la préhistoire, de l’astronomie à la sociologie et de la mécanique des fluides à la physiologie des articulations mentales, le champ de nos connaissances s’étende selon un rythme exponentiel.

Car, comme il le rappelle, ce sont les sciences expérimentales qui constituent le ressort du développement économique et du progrès social. Or, comme il le déplore, trop d’obstacles semblent exister au développement de l’esprit expérimental, faisant perdre une grande part des progrès possibles. La méthode scientifique n’est pourtant pas réservée aux seuls spécialistes, mais a une portée générale qui s’adresse à tous dans l’appréhension du monde dans lequel nous vivons, et dans la vie courante, nous dit-il. Nous aurions tous intérêt à y être formés. Au lieu de quoi l’homme moyen a tendance à compter sur les autres, c’est-à-dire les savants ou spécialistes.

Il ne se sent que peu lui-même concerné par les comportements rationnels qu’il attend des autres hommes ; il ne se tient personnellement responsable ni de la connaissance, ni de l’activité d’une société, d’une humanité, dont il est pourtant membre et dont il revendique l’assistance, la solidarité. Il adhère aisément à des connaissances non scientifiques, et porte couramment des jugements contraires à l’esprit scientifique, même dans des domaines où la méthode expérimentale permet facilement de décider ou de la vérité, ou de l’erreur, ou du doute. Inversement, l’homme moyen attend trop de la science des autres. Il ne considère pas la science comme un savoir en cours d’élaboration, partiel, borné, lacunaire, plein de doutes et de questions non résolues, difficiles à acquérir et à interpréter, mais comme un pouvoir que détiendraient les savants, et par eux les gouvernements ; pouvoir pratiquement illimité et dont pourtant les classes dirigeantes tendent à conserver le privilège. L’homme de la rue ne croit pas que l’État qui peut envoyer des projectiles dans la Lune, faire graviter des satellites et construire des bombes atomiques, ne puisse pas aussi donner à tous les hommes un haut niveau de vie, accélérer la production, stabiliser la monnaie.

L’ignorance de l’ignorance

Pardonnez les longues citations, mais cela demeure encore tellement vrai à notre époque, et en particulier en France, où on peut l’observer tous les jours, que je ne résiste pas à l’envie de poursuivre :

[…] D’où la critique courante de la critique revendicative, basée sur la formule bien connue « il n’y a qu’à… », levain des petites mauvaises humeurs et des grandes révolutions. Cette formule minimise ou même réduit à rien la nécessité de moyens, de méthodes, d’efforts en général difficiles et séculaires ; le plus souvent même, elle présume une science et une technique qui ne sont pas formées, qui exigeront elles-mêmes de longues années et des millions d’heures de travail pour être constituées, dans les cas au moins où elles pourront l’être effectivement…

C’est cette « ignorance de l’ignorance » qui induit tous ces malentendus ainsi que le décalage qui existe entre les attentes inassouvies et la nécessité de l’extension de la méthode expérimentale. Aussi Jean Fourastié s’adresse-t-il ici sciemment au grand public, autant de lecteurs qui doivent se transformer en hommes d’action et expérimenter les leçons à tirer de ce livre dans leur vie quotidienne. Il insiste sur le fait qu’il ne doit pas être pris comme un manuel classique, mais « comme l’expression de l’expérience et de la libre réflexion d’un chercheur d’aujourd’hui ».

C’est pourquoi il propose dans une première partie ce qu’il appelle des « leçons d’ignorance ». Qui consistent non pas à s’intéresser à l’ignorance individuelle, bien réelle et présente en chacun de nous, mais à l’ignorance « absolue », celle qui concerne à la fois l’ignorance banale (consubstantielle à tous les êtres humains, et contre laquelle on ne peut rien par nature) et l’ignorance savante (par rapport à une connaissance déjà élaborée), valables au stade de l’humanité tout entière.

L’ignorance banale

De l’ignorance banale vient ainsi un malentendu, une méprise, qui touche y compris les esprits parmi les plus sincères et talentueux (Jean Fourastié cite Bernanos, Péguy, ou encore les surréalistes, entre autres). L’inquiétude et le désarroi qui l’accompagnent, conduisent à une agressivité à l’égard de la science expérimentale. Et renforcent l’attrait des astrologues, cartomanciens, devins ou autres conseillers prenant l’irrationnel pour thème. Même les découvertes scientifiques qui permettent de faire reculer certaines ignorances banales, comme dans le domaine de la maladie par exemple, sont vite oubliées dès que leurs bienfaits sont acquis. Et nous avons tous du mal à concevoir que ce qui est possible à des degrés qui nous dépassent (certaines connaissances touchant à l’univers lointain, par exemple) ne l’est pas pour des questions bien plus immédiates et proches de nous. C’est méconnaître ce que sont les savants et l’étendue de ce qu’eux-mêmes ignorent. D’où l’intérêt que revêtirait, selon Jean Fourastié, l’institution d’une « science de l’ignorance ».

Plus grave, selon lui – et j’ai déjà entendu cette idée reprise depuis par de grands savants d’aujourd’hui – le désarroi est d’autant plus grand que :

Depuis Copernic et Galilée, mais de plus en plus maintenant, à mesure que nos connaissances scientifiques s’étendent, ces connaissances limitent de plus en plus notre importance et notre signification dans l’univers. Plus nous devenons puissants, capables d’action sur la nature, plus nous nous connaissons infimes, et moins nous comprenons l’existence et le but du monde sensible.

Un constat qui n’est certainement pas étranger, remarquons-le en passant à certaines des problématiques de l’Homme révolté. Et les « révolutions sporadiques et stériles », qui en découlent et reviennent régulièrement, n’y changent rien. Le problème étant que, dans la méfiance de l’homme moyen à l’égard de la science, ne transparaît pas l’idée que, même les chercheurs du CNRS, « sont loin d’avoir tous l’esprit scientifique, et surtout d’avoir une idée claire de la complexité des besoins intellectuels des hommes, et des conflits qui en résultent… ». Et, au lieu de songer à recourir à la violence comme espoir de remède à ces désarrois, il conviendrait au contraire d’identifier et de développer le lien qui existe entre connaissance et progrès. Sans quoi, au mieux on se condamne à la stagnation.

C’est donc la faiblesse de l’esprit scientifique et la méconnaissance des techniques scientifiques qui sont ici en cause. Et qui expliquent le recours si fréquent aux contestations, aux revendications et aux violences, faisant entrer l’homme moyen « dans l’avenir à reculons ». Cette incrédulité ne touche pas que les politiques et les savants, mais la science elle-même, sans doute en raison du manque d’humilité dont ont trop souvent fait preuve les scientifiques selon Fourastié :

L’homme juge moins la science sur ce qu’elle lui a apporté que sur ce qu’elle manque à lui apporter, et qu’il désire fortement du fait de ce manque même. Le résultat est un refus, ou du moins une tiédeur, dans l’adhésion de l’homme moyen à l’esprit scientifique expérimental. L’esprit scientifique n’est pas entré dans le patrimoine mental de l’homme, il n’a pas vivifié et fécondé la pensée quotidienne, la pensée commune, comme il aurait pu le faire et comme il le fera. L’homme moyen n’a pas compris que l’esprit expérimental peut contribuer à résoudre une part de ses propres problèmes. Il a encore moins compris que la science n’est pas seulement l’affaire des savants, mais la sienne propre et que chacun peut, par l’esprit expérimental, collaborer à l’édification d’un monde plus humain.

L’ignorance savante

C’est, à l’inverse, une forme d’ignorance stimulante, dans la mesure où il s’agit de la démarche scientifique normale, consistant à explorer des terres inconnues. Toutefois, Jean Fourastié mène un ensemble de considérations de fond quant aux limites relatives aux avancées de la science, tenant notamment à la méthode. Le manque de multidisciplinarité et la tendance à fuir la réalité synthétique et complexe en recherchant de simples déterminismes, aboutit à trop d’approximations et des retards dans les avancées de la connaissance, ainsi que des erreurs. L’ignorance du fait que tout est personnalité et individualité a par exemple débouché sur des doctrines sommaires, notamment dans le domaine politique, où cela a abouti à la planification et à des dictatures. Or, la simple prise de conscience de l’ignorance est susceptible d’engendrer un progrès substantiel de la science.

Par exemple, il aurait certainement suffi que vers 1875 ou 1900 les économistes pensent que le progrès technique était une grande inconnue, pour qu’effectivement ils l’étudient et l’incluent dans la science économique ; le réel était déjà fort clair ; il n’est pas du tout invraisemblable que cela eût modifié la pensée de certains jeunes intellectuels comme Lénine, et sinon la leur, celle de leurs « compagnons de route ». Les conséquences proprement scientifiques n’eussent donc été, ici encore, que l’un des aspects des conséquences humaines d’une telle prise de conscience.

Jean Fourastié met ainsi en évidence un problème de méthode, mais aussi de documentation. Qui conduisent à négliger probablement d’importantes techniques de découverte. Là encore par ignorance de leur ignorance, cette fois par les chercheurs. Au point, dit-il, que « des pléiades de chercheurs cherchent des résultats qui sont déjà trouvés et publiés » (Internet, depuis, a-t-il permis en bonne partie d’enrayer ce phénomène ? Il faudrait poser la question à des spécialistes d’aujourd’hui). D’où l’importance, selon lui, des grandes synthèses intellectuelles, qui doivent permettre d’éviter ces pertes de temps considérables.

Mais il s’agit aussi de procéder moins par extrapolations, à partir de données statiques, et de davantage intégrer les évolutions, à la fois dans l’espace et dans le temps, en évitant de continuer à céder aux déterminismes.

Par une fidélité irrationnelle au déterminisme, la science a négligé et sous-estimé cette part du réel que sont l’irrationnel, le passionnel, et par extension le sentiment, le rêve et l’art. Elle a ainsi déçu et bloqué un grand nombre d’esprits. Elle a laissé le champ libre aux évasions, aux révoltes et aux explosions, qui font qu’en plein essor de l’ère expérimentale, les peuples qui étaient les pionniers de l’esprit scientifique se sont déchirés dans la guerre, se sont donné des paranoïaques pour chefs et ont prix pour thèmes centraux de leur philosophie le Traité du désespoir et la hantise du Néant.

 

Jean Fourastié, Les conditions de l’esprit scientifique, Gallimard – collection Idées, février 1966, 256 pages.

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