Par Johan Rivalland.
Nicolas Bouzou, dans un livre profondément optimiste allant à rebrousse-poil du désenchantement habituel surtout en France, nous offre une vision non conventionnelle affirmant « l’éternité de l’infinitude du travail ».
Aujourd’hui, l’innovation est vue par beaucoup comme destructrice plutôt que créatrice ou que source de progrès. Comme à chaque période de mutation technologique et économique, la peur de la finitude du travail ressurgit, note l’auteur.
Il s’agit d’une constante de l’histoire économique et de l’histoire des idées.
« Dans les pays qui, comme la France, sont touchés, depuis longtemps, par le chômage de masse, la fin du travail fournit aussi une justification intellectuelle de seconde main à ceux qui refusent d’admettre que le plein-emploi est le régime normal d’une économie de marché point trop déréglée par l’interventionnisme étatique et la fiscalité. La « fin du travail » ou le « chômage technologique » relèvent de peurs ataviques ou d’excuses de mauvais élèves. »
Le malthusianisme règne en matière d’emploi, alors que les mutations du numérique, de la robotique et de l’intelligence artificielle sont annonciatrices de plein-emploi potentiel. À condition, et c’est ce qu’entend montrer Nicolas Bouzou à travers son ouvrage, que des réformes pertinentes soient menées dans les domaines de l’économie et de l’éducation.
Les leçons de l’histoire
À l’instar de Jean-Marc Daniel, dans ses  3 controverses de la pensée économique, qui évoquait lui aussi l’Empereur Vespasien et sa crainte du progrès technique, la révolte des luddites, celle un peu plus tard des canuts lyonnais, ou encore la « manivelle de Sismondi », entre autres, dont les sombres prédictions sur les limites de la loi des débouchés de Jean-Baptiste Say ne se sont d’ailleurs pas vérifiées dans le temps, Nicolas Bouzou remonte quant à lui à l’Empereur Tibère, dont il montre qu’il fut le premier à refuser le progrès technique pour des raisons économiques.
Mais il va encore plus loin, car il estime que ce sont les politiques dirigistes dès l’Empire, et le politique avant tout, qui expliquent le faible développement économique du monde jusqu’à la révolution industrielle.
« Le faible développement économique du monde jusqu’à la révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle n’est pas seulement lié à la prétendue stagnation scientifique ou aux blocages institutionnels et religieux, mais à la politique : le refus de la productivité et de la perte d’emplois joua un rôle. »
Un constat qui en rejoint d’autres, puisque nous pouvons signaler au passage que cette idée de productivité était déjà quelque chose que mettait en avant, en son temps, Jean Fourastié, par exemple dans son ouvrage Le long chemin des hommes, en 1976, où il écrivait ceci :
« Peu à peu je découvris que l’humanité est étonnement loin de connaître tout ce que des applications simples de la méthode expérimentale pourraient aisément lui apprendre ; peu à peu, je découvris que l’humanité d’aujourd’hui vivait dans un abîme d’ignorance à peine moins profond que l’humanité de Cro-Magnon ; peu à peu, je constatai que l’humanité ne savait rien de ce qu’il lui importerait le plus de savoir, que la « science » économique n’était qu’un ramassis de discussions oiseuses, que la science politique n’existait que dans le titre des Instituts universitaires. […] La notion de productivité du travail m’apparut alors comme le facteur clé de la réalité économique ; or, elle était absente de l’enseignement, étrangère à la pensée des hommes politiques et (paradoxalement) des syndicalistes, des financiers, des chefs d’entreprise même. »
Nicolas Bouzou passe ainsi en revue, de manière passionnante, de multiples exemples historiques permettant de mieux comprendre comment ce même type de raisonnement, susceptible de dériver jusqu’à la prétention à régenter les individus sous prétexte de défense d’un « droit au travail », ainsi que le dénonçait Alexis de Tocqueville, et qui continue de sévir aujourd’hui à propos des Google et autres GAFAM, n’a rien de véritablement nouveau.
Son ouvrage est aussi un peu une réponse à celui de Jérémy Rifkin en 1996, La fin du travail, qui a servi de référence à une partie de la gauche, notamment lors de l’argumentation en faveur du passage aux 35 heures, et dont la plupart des thèses ont depuis été infirmées dans les faits. Nicolas Bouzou rappelle d’ailleurs que, d’après le BIT, le taux de chômage mondial en 2016 s’élevait à 5,8 % et dans les pays riches à 6,3%, dans les deux cas en baisse par rapport à 2000, date de la première statistique disponible.
Les politiques de protection de l’emploi en France, rendant difficiles les licenciements, auraient ainsi, selon de nombreuses études, pour effet de ralentir la destruction créatrice, donc la productivité, et donc la croissance. Rendant salariés, davantage recrutés en CDD et interim et avec un taux d’emploi des jeunes et des plus de 50 ans moindre, et chômeurs, inscrits plus durablement dans cette situation, grands perdants. À l’inverse de pays comme l’Autriche, le Danemark ou la Suisse, qui protègent peu leurs salariés et connaissent une situation économique florissante (ce qui pourra nous faire penser, une fois de plus, à la désormais célèbre maxime de Frédéric Bastiat sur Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas).
Retour sur la théorie du déversement
L’ouvrage est très agréable à lire et s’appuie sur de nombreux exemples très concrets de métiers, qui ont disparu, ont évolué ou se sont transformés (l’auteur note d’ailleurs que rares sont les métiers qui disparaissent réellement totalement). Mais surtout, en se référant non pas aux impressions, souvent trompeuses, mais plutôt à la raison et aux faits. C’est ainsi, par exemple, que j’ai été personnellement intéressé par le fait que l’introduction du métier à tisser au XIXe siècle a multiplié, à l’époque, le nombre de tisserands. Un mécanisme contre-intuitif qui, simplement, aboutit à ce que, grâce aux gains de productivité induits par l’automatisation de certaines tâches, les prix des vêtements ont pu baisser et accroître sensiblement la demande.
Il en va ainsi dans des tas de domaines (les exemples développés sont assez nombreux et convaincants). Et c’est là qu’intervient la fameuse théorie du déversement, d’Alfred Sauvy, qui semble étonnamment aujourd’hui si souvent contestée, alors qu’elle paraît pourtant assez incontestable et corroborée aussi bien par le raisonnement que par les faits. Nicolas Bouzou y consacre plusieurs pages, où il s’attache à démontrer cette propagation de ces gains de productivité liés aux progrès technologiques, qui se diffusent à la fois dans l’économie à travers des emplois aussi bien qu’à travers des hausses de salaires. Seulement, là encore, les choses ne sont pas forcément immédiatement visibles et l’impatience nous amène trop souvent à douter de ce qui pourtant est avéré.
S’intéressant ensuite au chômage contemporain, il évoque en quelque sorte le symptôme de la connaissance inutile, dans la mesure où les causes du chômage sont parfaitement connues, mais où la politisation de l’économie vient polluer le débat et paralyser l’action. Pour illustrer cette connaissance par la science économique, il écrit que :
« En Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas, au Danemark, au Royaume-Uni, en Suisse… on ne parle pas de chômage puisqu’il n’existe pas ou presque pas là -bas. On y évoque bien des problèmes : innovation, intégration des immigrés, système de santé, financement de la dépendance, inégalités, pauvreté parfois… Mais le problème du chômage est au mieux considéré comme réglé (en Autriche), au pire considéré comme secondaire (au Royaume-Uni). »
À l’inverse, en France, Italie, Espagne ou Grèce, le chômage est élevé, mais les causes n’ont rien à voir avec la technologie. Elles sont toutes structurelles et il en décrit précisément les contours.
La peur de l’accélération
La suite de l’ouvrage est consacrée à des rappels historiques passionnants sur les précédentes périodes d’accélération économique et civilisationnelle (passage du paléolithique au néolithique, Antiquité grecque, Renaissance, Révolution industrielle), qui ont à la fois allongé le temps et élargi l’espace. À chaque fois, l’adaptation humaine a été nécessaire et s’est faite, montre l’auteur, de manière fabuleuse.
Il doit en aller de même aujourd’hui avec le développement de l’intelligence artificielle (dont il distingue à travers de nombreux exemples et développements stimulants les dimensions faible et forte, évoquant aussi la question du transhumanisme). La métropolisation également est une source d’angoisse. Mais ce n’est pas en tentant de freiner ces accélérations inéluctables, montre-t-il, que l’on atténuera les chocs, bien au contraire, ni en cherchant à taxer les robots. Même si les périodes transitoires ne sont pas faciles à vivre, en particulier pour les classes moyennes et la France périphérique, comme il le montre à travers d’autres développements très intéressants appuyés sur de multiples études et travaux, susceptibles au passage d’expliquer les tendances actuelles des peuples à se réfugier derrière les votes de type populistes ou sensibles aux arguments protectionnistes.
Ainsi, la flexibilité, par exemple, généralement souhaitable et nécessaire même si elle suscite souvent hostilité et incompréhension, est mal perçue en France, aussi bien par les syndicalistes que les politiques, qui y mettent donc des obstacles. Alors qu’un droit du travail cantonné à quelques règles seulement au Danemark et en Suisse par exemple, permet à l’économie de muter plus facilement avec la technologie, permettant mieux de créer de nouveaux emplois.
Se référant toujours à Joseph Schumpeter et sa destruction créatrice, il note :
« Bloquer les évolutions en érigeant des barrières qui empêchent les nouvelles technologies de remplacer les plus anciennes freine la création, mais ne parvient pas à contrarier la destruction. »
Ceci est valable à condition, insiste Nicolas Bouzou, que l’on favorise la formation, notamment comme au Danemark la formation continue (les Efterskole et les Hojskole), qui permet à chacun de faire évoluer ses compétences au gré des évolutions technologiques et économiques, et suivant ses goûts. Ce qui nécessite, avant tout, des bases solides dans tout ce qui constitue le socle d’une instruction solide (langage, histoire-géographie, langues étrangères, connaissances scientifiques, disciplines artistiques…) permettant d’être plus humain. Car, dans une économie mue par l’information et la connaissance, c’est le niveau général de formation des habitants et les sources d’humanité qui permettent désormais d’assurer son succès. Ce qui lui fait dire que « l’indulgence française pour l’illettrisme est un crime contre nos enfants, mais aussi contre nos campagnes ».
Le travail est l’avenir de l’Homme
Nicolas Bouzou, toujours avec le style vivant et décomplexé qui le caractérise, évoque ensuite la question du travail d’un point de vue philosophique. Se référant aux grands philosophes, aux religions, et à l’histoire de notre civilisation, il montre comment le travail est consubstantiel à l’homme, qu’il est l’un des fondements du droit de propriété, ainsi que de notre liberté, et en quoi non seulement la fin du travail est un mythe économique, mais serait une catastrophe au sens philosophique, entraînant la fin de l’espèce humaine.
« Le travail et la raison, l’éducation et le droit, le souci du prochain ont fait de notre civilisation et de l’Europe en particulier la partie du monde la plus riche, la plus libre et la plus solidaire. Certes, les réactionnaires du « c’était mieux avant », les prophètes du déclin de l’Occident, voire de sa décadence, se font entendre comme jamais. Qu’il est simple d’adopter la posture de celui qui prédit la fin du monde. Posture instinctive et non pensée rationnelle. Posture paresseuse et non raisonnement travaillé. Posture passéiste et non réflexion lucide. La tyrannie du « c’était mieux avant » relève des passions tristes, à cent coudées de la rigueur de la tradition intellectuelle occidentale […] Décadence intellectuelle de ceux qui la professent, oui, et dont l’inconscient réalise que leur dirigisme et leur nationalisme les ont conduits dans l’impasse. L’Europe a besoin non d’un changement de civilisation, mais de réformes. C’est politiquement moins ambitieux et intellectuellement plus exigeant. »
Cependant, s’il convient bien de réformer notre marché du travail et la formation professionnelle, Nicolas Bouzou se prononce contre l’idée du revenu universel, tant dans sa version socialiste que celle présentée par certains libéraux qui, selon lui, pervertissent l’idée de l’impôt négatif de Milton Friedman, qui est d’inspiration tout à fait différente. Il propose, à l’inverse, de rationaliser nos systèmes sociaux selon le principe du workfare, plus respectueux de l’équilibre entre droits et devoirs, adopté dans plusieurs pays voisins dont les résultats en matière de chômage sont bien meilleurs que les nôtres. Et il fait part de son écœurement, tant il considère qu’avec quelques réformes bien menées notre chômage structurel pourrait être fortement réduit.
« La préférence française pour le chômage ne vient pas des chômeurs qui, eux, aimeraient, en grande majorité, travailler. Elle vient de ceux, idéologues et égoïstes, qui refusent la réforme pour ne pas déranger leurs petites habitudes, terrorisés à l’idée de voir leur contrat de travail changé d’une virgule, et qui contribuent au gel de notre économie. »
S’appuyant sur les analyses de Ronald Coase en termes de coûts de transaction, il en appelle, au contraire, à une remise en cause de l’héritage éculé du XIXe siècle faisant du salariat une forme rigide d’obligation de contrôle de temps et de lieu, pour articuler le nécessaire lien de subordination autour des notions de contrat, de projet, de responsabilité, de coordination. « Désaliéner le travail » et non travailler moins (le débat sur les 35 heures est, pour lui, un non-sens), tel est le sujet.
Pour conclure, et confirmer l’optimisme et le volontarisme de l’auteur sur la question du travail, voici ce qu’il en dit en définitive (mais que l’on comprend mieux, bien sûr, en ayant lu le livre) :
« Le salut de l’individu réside dans le travail, travail choisi, travail sensé. Pas toujours joyeux, non, car la difficulté est pénible. Rêvons d’un monde où les travailleurs, salariés ou non, ne veulent pas prendre leur retraite. Rêvons d’un monde où l’on travaille jusqu’à la mort car le travail fait reculer la mort. Rêvons d’un monde où l’on n’aime pas le dimanche, non parce qu’il précède le lundi, mais parce qu’il s’écoule trop lentement. Rêvons d’un monde où la dureté des réveils les matins obscurs d’hiver est compensée par la motivation d’aller construire le monde. N’exigeons pas du travail qu’il ne soit jamais difficile, mais que ses conséquences l’emportent sur la fatigue. Que notre travail améliore le monde ! L’esclave devient le maître et le maître devient l’esclave. Jouons au plus fin avec l’intelligence artificielle, la faible aujourd’hui, la forte demain. Elle n’a pas lu Hegel. Elle ne sait pas que, tant que l’homme travaillera, il sera le maître du monde. Tant que l’homme travaillera, l’humanité sera humaine. »
Nicolas Bouzou, Le travail est l’avenir de l’homme, Les éditions de l’Observatoire, septembre 2017, 208 pages.
mouais…..travailler , oui , avec plaisir et même au delà de la retraite car j’aime mon métier….mais travailler pour gagner une misère , çà , c’est une autre paire de manches…..
« Tu gagneras ta vie à la sueur de ton front ». Même Dieu l’aurait dit.!!!
rationnel, mais rationalité, et rationaliser, pas « rationnaliser ».