Par Pascal Picq.
Un article de The Conversation
Cet article et publié dans le cadre du forum Une époque formidable qui se tient à Lyon le 14 novembre 2017 et dont The Conversation France est partenaire. Pascal Picq intervient lors de cet événement.
Le développement fulgurant annoncé de l’intelligence artificielle inquiète de plus en plus les cercles de discussion « connectés ». Est-ce que les robots animés – c’est le terme – par l’intelligence artificielle vont supplanter les humains ? Il y a de fortes chances que la réponse soit Oui si l’on continue à ignorer que la tendance actuelle à abrutir et asservir les humains avec les objets connectés amplifie le délitement anthropologique en cours, ce que j’appelle le « syndrome de la planète des singes ».
En fait, sommes-nous préparés à comprendre et à vivre avec les intelligences artificielles ? Si on aborde cette question comme on l’a fait avec les intelligences animales, certainement pas. La pensée anthropocentrique, dualiste et hiérarchique occidentale perpétue une œuvre néfaste de dégradation et d’élimination des animaux, mais aussi en s’enfermant, selon l’expression de Claude Lévi-Strauss, dans un (pseudo)humanisme de plus en plus étriqué et exclusif pour se concentrer sur l’homme mâle blanc et maître des techniques. Autrement dit, l’ingénieur au pinacle de l’évolution, qui finit par se prendre pour un démiurge à son tour ébloui par ses propres créations.
Une vision désespérante de l’évolution entre des animaux méprisés et des robots vénérés (relire Blaise Pascal)
Comprendre les intelligences
Le problème ne vient ni des animaux ni des machines, mais tout simplement d’une épistémologie navrante du manque de compréhension des différentes formes d’intelligences. Il faut tout d’abord se débarrasser de formulations trop simplistes comme « intelligence animale » et « intelligence artificielle » pour parler des « intelligences animales » et des « intelligences artificielles » ; sortir des ornières de la métaphysique pour entrer dans le monde encore si mal connu de toutes les intelligences.
Alors, d’un point de vue évolutionniste, sommes-nous engagés dans une nouvelle « covéolution » ? Est-ce que les artefacts numériques et leurs environnements depuis l’extension de la toile et des objets connectés ouvrent une nouvelle période de notre évolution ?
L’ouverture du livre de Yuval Noah Harari, Homo deus, évoque parfaitement le seuil que l’humanité s’apprête à franchir. L’humanité moderne, devenue post-moderne, a quasiment éradiqué trois fléaux : les famines, les épidémies et les guerres. Aujourd’hui, les principales causes de mortalité sont dues aux excès de nos modes de vies modernes, et même de nos conforts : abondance de nourritures (malbouffe), pollutions et sédentarité. Le progrès a quasi-résolu les malheurs qui frappaient l’humanité depuis ses origines.
D’ailleurs, un seul exemple suffit à démontrer l’irrationalité de notre temps : l’angoisse sécuritaire. Nous n’avons jamais été aussi nombreux sur la Terre et il n’y a jamais eu si peu de victimes d’homicides par les conflits, les terrorismes et toutes les formes de meurtres (et si on parlait des centaines de milliers de femmes tuées par leurs conjoints dans le monde ou encore des morts de la circulation…) En fait, nous vivons une époque formidable minée par les marchands de peur.
Les robots et nous
On nous dit que les robots et l’IA vont prendre nos métiers. Faux ! il n’y a jamais eu autant de travail. Ce sont les tâches au sein des métiers qui changent. Toutes les tâches manuelles et intellectuelles répétitives, standardisées, automatisables, normées… en un mot, prédéfinies, sont dors et déjà effectuées de façon plus efficace par les algorithmes (cf. Beretti et Bloch, Homo numericus au travail ; Charles-Édouard Boué et François Roche, La Chute de l’Empire humain).
Il suffit de constater que les pays dont les industries sont les plus robotisées affichent deux fois plus d’emplois dans les secteurs concernés correspondant à une part de PIB en proportion. Si certains domaines d’activités sont globalement plus touchés que d’autres – les moins qualifiés et les plus routiniers –, personne ne sait si cette quatrième révolution industrielle fera l’objet d’un déversement schumpetérien comme les précédentes ou pas.
On nous dit craindre les robots et les drones tueurs. Des pétitions circulent avec d’illustres signatures (Stephen Hawking, Bill Gates, Elon Musk…). Pour certains, l’IA représenterait le pire des dangers pour l’avenir de l’espèce humaine. Le consortium Partnership on AI vise à évaluer et contrôler les dérives possibles. Mais, pour l’heure, les opinions divergent.
L’IA face à l’intelligence humaine
On nous dit que l’IA va supplanter l’intelligence humaine. C’est complètement faux. L’intelligence humaine procède d’une très longue évolution environnementale et sociale ce qui n’est pas le cas des robots. Notre cerveau et ses parties présentent une très grande plasticité. Nombre de nos capacités cognitives, comme la créativité, apparaissent liées à diverses fonctions physiques et physiologiques de notre corps. La locomotion et l’alimentation des robots étant ce qu’elle est, nous avons une formidable longueur d’avance.
Cependant, l’IA se montre plus performante que les humains dans de nombreux domaines, comme le traitement de volumes gigantesques de données et la capacité d’en faire ressortir des informations susceptibles d’avoir une signification qui, pour l’heure, revient aux humains.
Pour autant, il ne fait aucun doute que la convergence non plus annoncée mais en cours des nanotechnologies, de la biologie (notamment de synthèse), de l’informatique (ou numérique) et des sciences cognitives va changer nos conditions humaines comme elles font déjà pour les handicapés.
Le fait que des sportifs handicapés puissent rivaliser et bientôt dépasser les performances des athlètes « normaux » (même dopés) ouvre des perspectives vertigineuses. Sont-ils les premiers transhumains ? Un bel exemple d’évolution darwinienne : l’innovation provient toujours des diversités les plus insolites.
Pascal Picq, « Qui va prendre le pouvoir ? : les grands singes, les hommes politiques ou les robots », Odile Jacob, mai 2017.
Pascal Picq, Paléoanthropologue et maître de conférences, Collège de France
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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