Meta est-il le nouveau Kodak ? Leçons sur les grands paris d’innovation

Les grands paris d’innovation n’ont rien de nouveau. L’histoire en est pleine.

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Meta est-il le nouveau Kodak ? Leçons sur les grands paris d’innovation

Publié le 14 novembre 2022
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Meta, la maison-mère du réseau social Facebook, va mal.

L’annonce de ses mauvais résultats a été très mal accueillie par la bourse. L’entreprise a perdu d’un coup 25 % de sa valeur. En cause, notamment, la faiblesse de Facebook, son activité historique et les doutes sur la pertinence de l’investissement colossal fait dans le métavers, un système créant un monde virtuel considéré aujourd’hui comme une folie par de nombreux experts. Faiblesse de l’activité historique, difficulté à lancer une nouvelle activité en rupture, la situation de Meta n’est pas sans rappeler celle de Kodak il y a vingt ans.

Un regard historique sur les grands paris lancés par les entreprises pour se lancer ou se renouveler n’est pas inutile pour mieux comprendre les enjeux auxquels est confronté Meta et éviter les jugements hâtifs.

Pendant des années, lorsque j’évoquais le cas Tesla dans mes séminaires d’innovation, je rencontrais un scepticisme, voire une hostilité. Je me souviens encore de ce directeur des usines d’un grand fabricant automobile français, furieux que j’aie osé en parler. C’était en 2015.

« Visiblement vous ne connaissez rien à notre industrie », commença-t-il, ce qui était exact. « Tesla est un nouveau venu. Il nous a fallu un siècle pour optimiser notre fabrication. Tesla n’arrivera jamais à fabriquer plus d’une dizaine de milliers de véhicules. »

Aujourd’hui, Tesla produit plus d’un million de véhicules par an. Et donc pendant des années on s’est moqué de Musk et de son idée folle de fabriquer des voitures électriques, lui qui n’y connaissait rien. Aujourd’hui, on pleure sur la puissance qu’il représente.

Il en va ainsi des grands paris lancés par des entrepreneurs. Ils nous surprennent, ils nous choquent, nous les trouvons ridicules puis, s’ils réussissent, ils deviennent évidents et déterminent les nouveaux modèles mentaux de l’industrie, voire de la société. Le métavers est un de ces grands paris. Les analystes sont sceptiques. Le projet ressemble furieusement à ces technologies géniales qui cherchent un problème à résoudre. Les publicités pour le lancer sont idiotes. Après des sommes colossales investies, il n’y a pas grand-chose à montrer.

La situation est donc l’objet de furieuses discussions parmi les experts. Alors est-ce que le métavers a un intérêt ? Oui probablement, d’ailleurs il en existe déjà plusieurs. Est-ce que le grand pari de Meta réussira ? En vérité, personne n’en sait rien mais on peut tirer au moins huit leçons de l’histoire de l’innovation pour alimenter la réflexion et surtout nuancer les propos.

 

Huit leçons d’histoire sur les grands paris d’innovation

1. Les grands paris d’innovation n’ont rien de nouveau

L’histoire en est pleine. Le rasoir Gillette, les couches jetables de Procter & Gamble, L’IBM 360, le stylo Bic, le Boeing 707, l’IBM PC, Nespresso, la Logan, l’iPhone ; la liste est très longue de produits stars nés d’un grand pari. Mais il faut noter aussi que tous ces produits ne sont pas nés d’un grand pari, loin s’en faut.

2. Les grands paris ont toujours suscité le scepticisme

Par définition, ils ne correspondent pas aux modèles mentaux dominants de l’époque, aussi bien des investisseurs que des experts et des clients potentiels. Quand Ford annonce le modèle T en 1908, l’idée que chaque américain puisse avoir une voiture paraît ridicule.

3. Les grands paris ont toujours mis du temps à réussir

Nestlé a ainsi mis 21 ans à réussir Nespresso. Pendant 21 ans, le projet était incertain, les problèmes techniques et commerciaux se sont multipliés et les deux premiers lancements ont été des échecs cuisants. Pendant 21 ans, le projet était un grand pari qui paraissait absurde à tous les observateurs, y compris en interne. Le troisième lancement fut le bon, et trente ans après, c’est encore aujourd’hui un succès considérable.

4. Les grands paris ne réussissent pas toujours

C’est le propre d’un pari. Pour quelques très grandes réussites très visibles, il y a de multiples échecs. La plupart sont invisibles mais pas tous. On songe ainsi à Iridium, un réseau de satellites de communication lancé par Motorola et un consortium des plus grandes entreprises de tech dans les années 1990. Le projet fera faillite en quelques années après avoir englouti 5 milliards de dollars. Les grandes entreprises peuvent en réussir certains et rater d’autres : Microsoft, pour ne prendre qu’un exemple, a eu son lot de grands paris. Certains ont été perdus (le moteur de recherche Bing, la téléphonie mobile), tandis que d’autres ont été gagnés (Azure, Office 365).

5. Les grands paris sont menacés par le dilemme de l’innovateur

Ils sont souvent lancés pour prendre le relais d’une activité historique déclinante ou jugée comme telle, ou pour répondre à une opportunité jugée comme massive. Dans les deux cas, l’entreprise va se retrouver à gérer deux activités très différentes : l’historique et la nouvelle. Il va donc nécessairement y avoir conflit dans l’allocation des ressources. Où mettre les budgets ? Comment va se répartir le temps et l’attention du top management ?

Dans certains cas, le dirigeant est marqué par l’activité historique et hostile au projet de rupture ; dans d’autres cas ce sera l’inverse : il sera fasciné par la rupture et négligera l’activité historique. C’est le cas de Intel qui se lance dans la vidéo-téléphonie, néglige son activité en matière de processeurs et passe à deux doigts de perdre son leadership dans cette dernière avant de se reprendre. C’est aussi le cas d’Apple dans les années 1990 où le PDG de l’époque se prend de passion pour le « communicateur personnel », l’ancêtre de nos smartphones. Le projet Newton sera une coûteuse distraction jusqu’à ce qu’il soit annulé par Steve Jobs.

6. Les grands paris ne répondent souvent à aucune demande

Il n’y avait pas de demande pour la téléphonie mobile, ni pour Internet, ni pour le MP3, ni pour les réseaux sociaux. Les études de marché effectuées pour Nespresso indiquaient qu’il n’y avait aucune demande pour le produit. Les grands paris créent le besoin et donc la demande. Comme l’indiquait Joseph Schumpeter, économiste et spécialiste de l’innovation, il ne suffit pas d’inventer le savon, il faut aussi convaincre les gens de se laver les mains.

La création de la demande, c’est-à-dire le travail sur les modèles mentaux, fait partie intégrante du travail de l’innovation de rupture.

L’argument « Le métavers échoue parce qu’il n’y a pas de demande » est donc invalide.

7. Les grands paris mettent l’entreprise en danger

Le lancement du Boeing 707 a été un grand pari qui a conduit Boeing au bord du gouffre. Idem pour l’IBM 360, le père de tous les ordinateurs actuels, auquel personne ne croyait chez IBM sauf le fils du fondateur et quelques fêlés. Une véritable révolution qui accoucha dans la douleur. Et la liste peut continuer ainsi. Si le pari réussit, le chef d’entreprise est un héros qui a su persister dans l’adversité. S’il échoue ou tant qu’il ne réussit pas, c’est un fou dangereux qu’il faut rapidement mettre au pas. Il est difficile de distinguer le « ça ne marche pas encore mais il faut persister » du « ça ne marchera jamais ». Sauf après coup, évidemment.

8. Le grand pari n’est pas la seule possibilité pour sauver l’entreprise

Kodak a fait un grand pari sur le numérique en dépensant des fortunes pour passer de la photo argentique à la photo numérique, sans succès. Face à la même rupture, son concurrent direct Fuji a procédé différemment. Fuji s’est dit « Nous sommes des chimistes. Le numérique est un métier d’informaticien, ce n’est donc pas pour nous » Plutôt qu’un grand pari, Fuji s’est redéployé dans des activités tirant parti de son expertise en chimie, avec beaucoup de succès.

 

Meta = Kodak ? Pas vraiment

Comme Kodak, Meta se trouve dans une situation où son activité historique, le réseau social Facebook, est en déclin après un succès considérable.

Elle se trouve dans l’obligation d’innover. L’innovation pourrait porter sur le renouvellement de cette activité si l’entreprise considère que celle-ci a encore un avenir, ou dans le lancement d’un canot de sauvetage, une toute nouvelle activité, dans le cas contraire.

Pour Kodak, il n’y avait pas de doute que son activité film argentique était condamnée par le numérique. Il s’agissait donc de gérer au mieux le déclin de celle-ci, d’une part et de lancer une activité alternative, de l’autre. Le cas de Meta est différent. Aucune rupture ne vient menacer directement Facebook. Il s’agit plutôt d’une dynamique propre de vieillissement. Le lancement du projet métavers correspond à une croyance de Mark Zuckerberg, fondateur et PDG, qu’il existe dans ce domaine une très grande opportunité. Là-dessus les avis diffèrent, mais cette croyance se défend. Il n’en demeure pas moins que l’entreprise est soumise au dilemme : tout occupé à son métavers, Zuckerberg néglige Facebook et risque de perdre sur les deux tableaux.

 

Meta : un grand pari, oui, mais comment ?

Même si un grand pari est jugé nécessaire, il peut être fait différemment.

Une erreur des grands paris est en effet souvent de consacrer énormément de moyens d’entrée de jeu, dans l’espoir de mieux réussir. C’est l’approche dite big bang ou moonshot. Cette erreur s’explique par un modèle mental selon lequel pour réussir un grand pari, il faut un grand budget et il faut aller vite. Rien n’est moins sûr. La théorie entrepreneuriale de l’effectuation a montré que dans une situation d’incertitude radicale, qui est celle du métavers, il est souvent plus rationnel de progresser à petits pas, sans besoin d’une vision initiale grandiose et figée. En progressant ainsi, on règle plus facilement les difficultés, on ne mise pas tout d’un coup au risque de payer très cher ses erreurs. Dans cette approche, le grand pari est une décision déterminée d’avancer dans un domaine donné, mais en procédant par une construction progressive d’un patchwork avec des parties prenantes.

 

Nécessité d’un diagnostic stratégique

S’il est jugé nécessaire, le grand pari peut être tenté en contrôlant le risque pris par une approche effectuale qui échappe aux modèles mentaux de type big bang.

Mais comme le suggère l’histoire de l’innovation, il existe de multiples manières de donner une nouvelle dynamique à une entreprise et le grand pari n’est que l’une d’entre elles. Il convient donc d’agir en véritable stratège, en posant un diagnostic approfondi sur la situation de l’activité historique, sur sa capacité à se renouveler. À cet égard, et même s’il fut plus discret, Fuji est un meilleur exemple à suivre que Kodak.

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  • Bonjour M. Silberzahn,
    Merci de cette bonne analyse. Cependant je nuancerais votre propos sur le point 6. Je dirais plutôt les grands paris ne répondent PARFOIS à aucune demande.
    Ayant connu cette époque d’avant le numérique, il me semble partiellement faux de dire qu’il n’y avait pas de demande pour le PC, l’internet ou le mobile, c’est confondre support et application.
    Allez demander aux scientifiques des années 70 et 80 qui recherchaient des publications antérieures et avaient besoin de communiquer entre scientifiques à travers le monde. Le besoin était très fort, la demande était latente et l’internet résolvait une série de problèmes biens réels.
    Les managers et les entrepreneurs avaient un besoin constant de réviser des budgets prévisionnels ou de communiquer rapidement avec leur bureau pendant leurs déplacements. Avez-vous essayé de gérer des budgets prévisionnels sur papier ?
    L’expérience de ces nouveaux outils (internet, PC et mobile) dans la sphère professionnelle a largement contribué à contaminer la sphère privée et à l’adoption de ces outils par le grand public. Cette expérience en a largement facilité le marketing par une promotion à la marge des applications nouvelles qui étaient concevables pour le public. Autrement dit, la connaissance par l’expérience simplifiait considérablement le cheminement psycho-cognitif nécessaire du défi marketing de propagation de la techno vers d’autres sphères d’utilisation.
    Quant au MP3 (version numérique du walkman de Sony qui a inventé la mobilité de la musique), à l’écran tactile ou au Nespresso, oui, à l’évidence ils ne correspondaient à aucune demande pré-existente.
    En ce qui concerne Metavers, à mon sens, son problème tient au fait qu’il n’a pas trouvé sa niche de démarrage, par exemple professionnelle. Et là, connaissant plutôt bien le monde professionnel avec près de 40 d’expérience professionnelle dans toutes les fonctions de l’entreprise dont plus de 20 ans à observer et pratiquer l’innovation par le transfert d’application notamment, je n’ai pas encore perçu l’utilité fonctionnelle du concept qui pourrait déclencher une adoption dans certaines applications professionnelles. A part des éventuelles utilités pédagogiques, ré-éducationnelles ou thérapeutiques qui sont éloignées de la grande masse professionnelle, franchement je ne le sens pas.
    De plus, attaquer le gros du marché par le jeu individuel me semble un pari stratégique difficile pour ne pas dire arrogant, donc dangereux pour les autres actionnaires.
    Se positionner sur le domaine du jeu vidéo maintenant connu pour aussi générer des effets addictifs désocialisant est un pari stratégique dangereux au moment où les connaissances des sciences cognitives et d’ingénierie sociale sont de plus en plus vulgarisées et mises sous les feux de la rampe des débats éthiques.
    Attention casse-cou.

  • Tout ceci est fort vrai et fort intéressant. Ceci dit, le problème central de Facebook – et de très loin en pourcentage des pertes de chiffre d’affaires – est que ses applicatifs espions sont enfin (!) plus ou moins bloqués sur Apple et Android. Sans la distraction du Metavers, l’entreprise serait quand même en grande difficulté car il y a suffisamment de gens qui ont compris à quel point l’entreprise se moque de la vie privée de ses utilisateurs (en grande partie parce qu’ils ne sont pas des clients). Personnellement, je ne comprends pas comment on peut encore avoir les applications Facebook, WhatsApp ou Instagram sur un smartphone à moins de ne rien savoir sur la façon dont celles-ci fonctionnent et le fait qu’elles ont été dénoncées par presque 100% de la profession informatique comme je l’expliquais dans ces colonnes.
    https://www.contrepoints.org/2022/04/03/424607-facebook-et-linutilite-des-politiques-antitrust

  • Les commentaires sont fermés.

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On peut tirer au moins cinq leçons de cet épisode.

 

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