Par Philippe Silberzahn.

Beaucoup d’approches entrepreneuriales sont prescriptives : elles indiquent à l’entrepreneur ce qu’il doit faire pour réussir. L’Effectuation, logique d’action des entrepreneurs en situation d’incertitude, adopte une posture différente : elle indique à l’entrepreneur ce qu’il peut faire pour réussir, ou ce dont il n’a pas besoin pour réussir. En apparence subtile, la différence est pourtant importante.
L’Effectuation, qui résulte des travaux de la chercheuse et ancienne entrepreneuse indo-américaine Saras Sarasvathy, met en lumière cinq principes utilisés par les entrepreneurs pour développer leur projet. Ces principes sont empiriques : ils sont observés et on est capable d’expliquer pourquoi leur application est rationnelle et pourquoi ils fonctionnent. Mais l’Effectuation ne dit pas qu’il faut les employer.
Démarrer avec une idée
Prenons un exemple simple. Un des credo de l’entrepreneuriat est la nécessité de démarrer avec une idée. On va de l’idée au marché, il faut donc pour démarrer disposer d’une bonne idée. Or l’Effectuation observe que beaucoup d’entrepreneurs ont démarré avec une idée très banale (Ikea, Facebook, 3M, etc.) voire pas d’idée du tout (HP et Sony notamment) et que ça ne les a pas empêché de devenir de très grandes entreprises. Et donc la conclusion de l’Effectuation est la suivante « Avoir une grande idée n’est pas nécessaire pour démarrer et grandir ».
Notez bien qu’on ne dit pas « Il ne faut pas avoir de grande idée ». Certains estiment en effet qu’avoir une grande idée peut s’avérer contre-productif : on s’y accroche contre vents et marées, on se refuse à la modifier, et on échoue à cause de cette rigidité. Ce sont de bons arguments, mais l’Effectuation ne va pas jusque-là . Elle se situe sur un autre plan et se « contente » de dire qu’avoir une grande idée n’est pas nécessaire pour démarrer. Vous pouvez en avoir une (ou croire que vous en avez une) mais ce n’est pas nécessaire.
De même, l’Effectuation dit que vous n’avez pas besoin de beaucoup d’argent pour commencer. Elle rejoint ici les principes de l’innovation frugale. Mais elle ne dit pas qu’il ne faut pas d’argent, ni qu’en avoir est un problème. Simplement que ce n’est pas nécessaire. Ce faisant, elle ne s’oppose pas aux autres paradigmes, elle les complète.
Nécessité et contingence
La nécessité et la contingence sont classiquement opposées en philosophie. La nécessité, c’est ce qui ne peut pas ne pas être. Elle forme la base des approches prescriptives : « Il faut avoir une idée initiale », « Il faut que le plan financier montre un bénéfice à trois ans », etc. La contingence, c’est ce qui est, mais qui aurait pu ne pas être, ou qui aurait pu être autrement.
L’Effectuation représente donc une approche basée sur la contingence. Cette contingence va très loin, y compris jusque dans la conception de ce qu’est un marché : un marché est un objet artificiel créé par les humains, il aurait donc pu ne pas être créé, et il n’y a rien d’inévitable dans la création d’un marché.
L’exemple classique est celui de l’automobile : le premier véhicule est créé par Cugnot en 1765, mais il faut attendre plus d’un siècle avant que le marché de l’automobile n’émerge (très timidement au début). Il aurait pu ne pas émerger, ou il aurait pu émerger plus tôt ou plus tard. Il aurait pu émerger différemment, en choisissant l’électricité comme technologie principale de propulsion. Un marché est un objet artificiel contingent créé par l’homme.
Effectuation et contingence
Le fait que l’Effectuation repose sur la contingence la rend évidemment parfois un peu difficile d’abord, et en tout cas peu vendable : les entrepreneurs et les accompagnateurs demandent souvent une méthode, mais l’Effectuation n’en offre pas. Sa base philosophique, en quelque sorte, ne le lui permet pas.
Elle ne peut dire « Faites comme ça et vous réussirez », une confiance prescriptive que montre l’approche Lean Startup, par exemple, et qui rend cette dernière beaucoup plus séduisante. Mais l’intérêt de la vision d’un futur contingent, et non nécessaire ou déterminé, est profond, car cela veut dire qu’il est au moins en partie dépendant de l’action humaine. Ce sont les principes de cette action que définit l’Effectuation.
Cet article s’inspire de discussions avec Dominique Vian et Saras Sarasvathy.
—
Laisser un commentaire
Créer un compte