Par Yves Montenay.
La Guerre de Corée via Le Figaro
J’avais dix ans et je commençais à lire Le Figaro, célèbre à l’époque pour ses grands reportages très vivants. C’était la guerre de Corée. Les troupes de l’ONU, en majorité américaines, comprenaient un bataillon français de 3 400 hommes (le gros de l’armée française se battait alors en Indochine), dont le journaliste du Figaro donnait des nouvelles régulières. Trop jeune pour bien situer les combats dans l’espace et dans le temps, je ne me souviens aujourd’hui que de deux reportages, que ma mémoire a peut-être déformés.
Dans l’un d’entre eux, le bataillon français faisait face au déferlement des troupes chinoises. Les Chinois venaient sauver la Corée du Nord, qui avait attaqué puis largement conquis et détruit la Corée du Sud, mais dont l’armée avait été ensuite repoussée par les troupes de l’ONU presque jusqu’à la frontière chinoise. Or la Chine, communiste depuis un an ou deux, vola au secours du régime frère nord-coréen. L’armée chinoise n’était pas moderne, mais lança 1,7 million d’hommes dans la bataille.
Le reportage montrait le bataillon français face à des vagues d’attaquants chinois. Notre feu les massacrait, mais d’autres vagues repartaient à l’assaut en marchant sur les cadavres de leurs camarades. Les Français durent se replier.
Le deuxième reportage devait être plus tardif car j’en ai un souvenir plus précis. Le front était alors dans les montagnes du centre de la Corée, et le bataillon français reprit aux Chinois le versant nord d’un massif. Fiers de cette conquête, et pour éviter les tirs amis, les Français déployèrent des drapeaux. Malheureusement la dernière phrase de l’article était « ces héros furent massacrés » et le lieu fut baptisé « les monts Crèvecœur ». Cruel épisode pour un gamin !
Bien plus tard, il y eut les interminables discussions de Kaesong. Le nom m’est resté, bien que l’histoire ait plutôt retenue celui de Panmunjom, où fut signé le cessez-le-feu, je crois. Je remarquai en tout cas que la ligne de démarcation passait par « la crête des Crèvecoeurs ».
Mais il n’y avait pas que Le Figaro. La famille et l’environnement m’enrichissaient de données politiques contradictoires.
Les leçons des anciens
Côté maternel, une arrière-grand-mère encore très vive, une ancienne « béké » de la Martinique qui avait bourlingué avec son mari dans tout l’empire français, avant de perdre son mari à Madagascar puis toute sa famille lors de l’éruption de 1906 de la Montagne Pelée. Je l’entends encore me dire, sans prononcer les « R » : « Tu te (r)ends compte mon petit ! Il a fallu que je se(rr)e la main du (r)oi d’Abomey ! Un nég’ ! J’ai cru mouri(r) ». Mais difficile de parler politique car seul le bridge l’intéressait.
Mon grand-père, anarchiste ayant fui la France et s’étant rallié, faute de mieux, au parti communiste vietnamien, m’apprenait discrètement l’Internationale dans les toilettes et me répétait « On peut dire ce qu’on veut de Mao, mais il a donné un bol de riz à chaque Chinois ». Heureusement pour lui, il est mort avant que la vérité chinoise –la plus grande famine du siècle– ne l’atteigne. Par contre, la vérité vietnamienne… mais n’anticipons pas.
Ma mère, elle, m’inondait de livres que je dévorais, y compris une astronomie mystérieuse pleine d’ellipses et de paraboles.
Côté paternel, ma grand-mère me fournissait des lectures catholiques pieuses que je trouvais un peu bizarres. Pourquoi se moquer ainsi des Grecs et de leur culte compliqué de la Sainte Vierge ? Pas question toutefois de taper sur les juifs, la guerre était trop proche, ni sur les musulmans : on ne savait même pas qu’ils existaient. Et les cousines en remettaient, qui m’expliquaient le catéchisme.
Au collège, les communistes d’après-guerre
Et puis il y avait le collège. La ville était industrielle et les camarades étaient communistes mais « sympas », pas comme ces massacreurs de Coréens du Nord. L’un d’entre eux me vantait de sympathiques organisations, les syndicats. En sortant, on passait devant des affiches : « Rigdway la peste » (il fallait sortir de l’OTAN pour l’indépendance nationale et cesser de taper sur les Nord-coréens), « Staline père du peuple », « Thorez fils du peuple » et autres personnages mystérieux. Je savais que, pour Staline, des vieilles dames tricotaient des gants avec amour qui étaient expédiés par le parti à Moscou, tandis que ma grand-mère en tricotait pour le pape. Je n’osais pas demander pourquoi. Et puis Staline mourut, déclenchant un tremblement de terre que je comprenais mal.
Je bénéficiais donc des « deux mamelles de la France », les racines chrétiennes et la révolution !
L’Allemagne sous occupation française
Ces découvertes politiques se perfectionnèrent à l’étranger.
Étant inscrit en « allemand première langue », section censée avoir les meilleurs enseignants et les meilleurs élèves, j’étais allé perfectionner cette langue à Fribourg en Brisgau.
Les troupes françaises occupaient cette région d’Allemagne, et mes correspondants, de grands bourgeois intellectuels antinazis, cohabitaient avec un lieutenant de l’armée française qui avait réquisitionné la moitié de leur imposante villa. L’ambiance semblait détendue et sympathique, à part quelques allusions aux bébés « café au lait léger » que l’armée française, dans sa diversité, laissait sur son passage.
Dans les toilettes, je trouvais un atlas de l’époque du Reich décrivant longuement les populations allemandes du monde entier, du Brésil à la Nouvelle-Guinée. On me signala une célébrité de la ville, un certain professeur Heidegger dont « personne ne comprend les cours » et dont j’appris plus tard que les phrases obscures cachaient un passé nazi. Son étudiante d’avant-guerre, une jeune juive cosmopolite à l’opposé de sa culture catholique et provinciale, Annah Arendt, dont il avait été très proche, le dévoila et le défendit en même temps (j’anticipe un peu), inventant le totalitarisme.
Et mes hôtes antinazis me demandaient avec inquiétude si De Gaulle était un futur dictateur. Ils nous rendirent la visite en notre province, lors d’une conférence devant lancer le Rassemblement du Peuple Français local (parti gaulliste). La foule était sympathisante et bonasse, mais pas du tout électrisée. Nos amis allemands partirent rassurés.
Au Vietnam
1954 : j’avais 13 ans. Encore un récit épique du Figaro, et qui dura longtemps : Dien-Bien-Phu !
Là aussi, les vagues d’attaquants submergeaient les défenses. 64 ans après, malgré de nombreuses lectures et analyses, je n’ai toujours pas compris ce que l’on allait faire dans cette cuvette. Ou les Viets1, comme on disait à l’époque, n’étaient pas assez forts et ils n’attaqueraient pas, ou ils avaient ce qu’il fallait pour balayer le camp retranché, notamment des canons chinois, et il ne fallait surtout pas aller se faire piéger.
D’autant qu’on savait qu’ils étaient parfaitement au courant de toutes nos intentions et préparatifs, car le personnel vietnamien de l’armée française devait les renseigner sous peine de voir massacrer sa famille.
Plus tard on apprit que la moitié des Français prisonniers étaient morts en route ou dans les camps, parfois gardés par des communistes français, dont le célèbre Boudarel, qui réapparurent en métropole après l’amnistie.
Bref de 11 à 13 ans je suis tombé dans la marmite de la géopolitique, dont je ne suis pas ressorti depuis.
J’étais mûr pour le début de la guerre d’Algérie, qui n’allait pas tarder…
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- À propos du terme Viet, contraction de Vietminh, il s’agissait déjà d’une victoire de communication de l’adversaire, les Français ne connaissant auparavant que la Cochinchine, l’Annam et le Tonkin auxquels les nationalistes opposaient le mot Vietnam symbole d’une histoire ancienne et d’une unité à retrouver.
C’était aussi une façon de proclamer –faussement comme la suite devait le montrer– qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement communiste, mais d’un front fédérant tous les nationalistes. Minh était l’acronyme du terme vietnamien signifiant « front pour l’indépendance », FNL en français… à ne pas confondre avec le FLN algérien. ↩
On vous laissait lire le FigarÔ !
On me laissait tout lire. Mais, à cet âge là , les « grands reportages » étaient plus lisibles que les articles austères. Par contre la suite des évènements montrait parfois que l’appel à l’épique et au patriotisme ne permettait pas d’avoir une vue d’ensemble. Je parle du Figaro de l’époque tel que je m’en souviens, rien de plus …
J’ai eu de grandes discussions avec des proches. Il est facile de commenter ou de prendre partie pour un fait historique quand celui-ci a de nombreuses années. Mais comment aurions nous réagit et que partie aurions nous choisi si nous avions vécu les faits en direct avec une information insuffisante ou tronquée ou filtrée voire dirigée? Très bel article qui demande des suites.
Merci et à vous lire pour la suite.