L’innovation de rupture, facteur-clé de la démocratie

L’innovation de rupture, souvent considérée comme neutre, est en réalité subversive et démocratique, remettant en question l’ordre établi et les valeurs préconçues.

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L’innovation de rupture, facteur-clé de la démocratie

Publié le 30 mai 2023
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Nous pensons généralement que l’innovation, surtout technologique, est neutre socialement et politiquement, mais c’est faux. L’innovation de rupture est particulièrement subversive, au sens où elle renverse l’ordre établi et les valeurs reçues. Elle est en cela un facteur-clé de la démocratie. Cette nature subversive explique à la fois pourquoi elle est importante et pourquoi elle fait l’objet d’une âpre résistance.

Dans son ouvrage Capitalisme, socialisme et démocratie, l’économiste Joseph Schumpeter a décrit le fameux processus économique capitaliste comme celui d’une « destruction créatrice », au cours de laquelle le nouveau émerge par la destruction, au moins partielle, de l’ancien. Ce processus est systémique, il ne s’agit pas seulement d’entreprises remplacées par d’autres. Il se fait au niveau de tout un écosystème. Il affecte également la façon de voir le monde.

C’est en ce sens qu’on parle de rupture, car il y a discontinuité avec le passé. L’innovation de rupture est une source de renouvellement du système en remettant en cause les rentes, qu’elles soient industrielles, sociales ou politiques, ou ouvrant sans arrêt le jeu à de nouveaux acteurs.

Elle a donc un caractère démocratique, en agissant sur trois facteurs :

  1. Elle fait émerger de nouveaux leaders industriels.
  2. Elle permet l’accès à la technologie au plus grand nombre.
  3. Elle offre une chance aux outsiders.

 

Les trois facteurs démocratiques de l’innovation de rupture

Elle fait émerger de nouveaux leaders

Dans ses travaux sur le sujet, le chercheur américain Clayton Christensen observe que l’innovation continue favorise les acteurs en place : grâce à elle, ils améliorent leur performance et renforcent ainsi les barrières à l’entrée de nouveaux acteurs. Mais en cas de rupture, les leaders de l’industrie périclitent et sont remplacés par de nouveaux entrants qui prennent leur place. Ces nouveaux entrants sont généralement des outsiders, des nouveaux venus.

Autrement dit, la rupture change l’ordre industriel établi. En moins de quinze ans, Thomas Edison supplante l’industrie de l’éclairage au gaz qui dominait pourtant le secteur depuis plus de cinquante ans. Blockbuster est remplacé par Netflix. Les fabricants de machines à écrire ne sont pas devenus fabricants d’ordinateurs.

Elle permet l’accès à la technologie au plus grand nombre

Schumpeter écrivait à ce sujet :

« La Reine Elizabeth possédait des bas en soie. La réalisation capitaliste ne consiste pas en général à fournir plus de bas de soie pour les reines, mais à mettre ceux-ci à la portée des ouvrières en contrepartie d’une diminution constante des quantités d’effort… »

Mettre à la portée signifie plus simple et moins cher. Avant Henry Ford, l’automobile est un produit de luxe complexe. Avec la Ford T en 1908, Ford lance une voiture simple à conduire au tiers du prix normal. La technologie est démocratisée. La rupture, c’est ce qui fait que chacun peut aujourd’hui créer une vidéo avec un téléphone, alors qu’il aurait fallu louer un studio avec une équipe pour faire la même chose il y a trente ans.

Chris Anderson, auteur de Makers, un ouvrage sur la révolution de l’impression 3D, notait ainsi :

« Le changement révolutionnaire se produit lorsque les industries se démocratisent, lorsqu’elles sont arrachées au seul domaine des entreprises, des gouvernements et des institutions pour être confiées aux gens ordinaires. »

Cette démocratisation diminue la nécessité d’experts pour une tâche donnée : plus besoin de technicien vidéo pour faire un film, plus besoin de médecin pour un test de grossesse. Plus besoin d’être chaperonné.

Elle offre une chance aux outsiders

Elle est souvent le fait de personnes « ordinaires », pour reprendre le terme de Chris Anderson, qui ne sont pas issues du système, ni même adoubées par lui.

Car la rupture, c’est historiquement la chance des individus hors système, des outsiders. La Révolution industrielle n’est pas née dans l’élite universitaire, économique ou sociale de l’époque, mais en dehors. James Watt, inventeur (avec d’autres) de la machine à vapeur, était issu d’une famille pauvre. En jouant avec les règles établies, les outsiders n’ont aucune chance, car c’est peu dire qu’ils ne sont pas bien accueillis.

Free, jusque-là acteur de services Minitel, devient un fournisseur d’accès Internet majeur en introduisant un modèle d’affaire différent, ce qui lui permet, malgré sa toute petite taille, de damer le pion au mastodonte France Télécom. Modeste entrepreneur du Minitel dans les années 1990, Xavier Niel fait aujourd’hui partie de l’establishment.

L’innovation de rupture est l’une des façons dont notre système réalise la promesse des Lumières selon laquelle la place d’un individu dans la société ne dépendra plus de sa naissance ou de son statut, mais de son talent et de son travail, quelle que soit sa naissance.

 

La résistance de l’ordre établi

Dans ce processus de destruction créatrice, il n’est pas surprenant que ce qui est menacé d’être détruit, c’est-à-dire l’ordre établi, essaie de se défendre. Une coalition improbable et hétéroclite va se créer. Elle comprend, bien sûr, les clercs et les professeurs de morale, mais aussi les dirigeants des industries actuelles mises en danger.

Cette coalition va tenter de bloquer la rupture sous divers prétextes. Elle va essayer de faire jouer l’argument moral (les jeux vidéo corrompent la jeunesse), l’argument du risque sanitaire (les OGM sont dangereux), et désormais l’argument de la planète (bilan carbone d’Amazon). Elle va attaquer les entrepreneurs intuitu personae, en les accusant de travers personnels et des plus noires intentions (cf les émissions actuelles de dénigrement d’Elon Musk).

Se cachant derrière la défense de la morale et de l’intérêt général, ces démarches n’ont en fait qu’un seul but : protéger l’élite contre les effets de la rupture en cours. Elles sont profondément conservatrices. Pour l’élite socio-politique plus spécifiquement, il s’agit d’empêcher que l’entrepreneuriat ne soit un moyen de promotion sociale concurrent de ceux contrôlés par elle (essentiellement l’enseignement supérieur). C’est l’une des raisons pour lesquelles l’innovation et les entrepreneurs sont autant dénigrés dans les faits, derrière un paravent de bons mots, et pourquoi, lorsqu’elle ne réussit pas à les bloquer, elle essaie au moins de les contrôler en les soumettant à des impératifs définis par elle (Innovation for good).

Dans sa tentative d’empêcher la rupture, cette coalition conservatrice trouve généralement en l’État un allié fidèle et puissant, surtout en France. On croit souvent que celui-ci est favorable à l’innovation. On a parlé de « startup nation », on ne compte plus les encouragements à l’innovation, on évoque le TGV, Airbus, et autres grands projets, mais c’est trompeur. Aucun des grands projets n’est jamais disruptif, ils sont toujours biens enserrés dans le cadre existant et pilotés par l’élite technocratique. Ils doivent plus à Saint-Simon qu’à Elon Musk, car l’élite ne tolère l’innovation qu’à condition que celle-ci soit au service de son modèle.

Sauf durant quelques périodes brèves, l’État français a toujours voulu défendre l’ancien contre le nouveau.

Léon Blum l’observait ainsi il y a bien longtemps, qui écrivait :

« Tandis que la règle du capitalisme américain est de permettre aux nouvelles entreprises de voir le jour, il semble que celle du capitalisme français soit de permettre aux vieilles entreprises de ne pas mourir.»

On se souvient, entre autres exemples, d’un grand plan pour défendre la marine à voile contre la machine à vapeur à la fin du XIXe siècle. Ainsi l’État français a vigoureusement lutté contre Uber, pourtant véritable opportunité de promotion sociale pour des jeunes de banlieue sans avenir scolaire, et s’est retrouvé défenseur du pire des monopoles malthusiens, le cartel des taxis.

 

Skin in the game

L’innovation de rupture a nécessairement une dimension sociale.

Au contraire de l’innovation continue, qui comme son nom le suggère, consiste à améliorer une technologie en restant dans le cadre existant, l’innovation est dite « de rupture » précisément parce qu’elle a un impact institutionnel profond. Elle est subversive et, pire que ça, démocratique, c’est-à-dire qu’elle est une concurrence pour l’élite actuelle. Elle menace l’ordre établi et ceux qui lui doivent sa réussite.

La prochaine fois que vous entendrez un expert s’exprimer doctement sur les dangers de telle ou telle innovation, ne soyez pas dupes. Demandez-vous ce qu’il a à perdre du succès de celle-ci. Car derrière l’indignation morale, la protestation éthique et l’appel au bien commun se cache souvent la défense de son intérêt bien compris et la crainte d’une élite concurrente.

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  • Ce qu’il serait intéressant d’examiner à ces lueurs, c’est la manière dont ces innovations de ruptures s’imposent.
    Il serait temps par ailleurs qu’une innovation de rupture voit le jour dans notre organisation politique. Mais pardon l’homme providentiel n’en est pas une !

    • En général par des faillites et rachats. Les gros ne voient pas la révolution arriver. Puis ne veulent pas la voir car cela entrainerait une remise à plat complète de leur entreprise. Alors ils diminuent les marges, se rétractent sur les segments les plus rentables (solutions « business », maintenance etc). En France, ils quémandent en plus des subventions. A la fin, ils se font racheter.
      Je relisais récemment la fin de la société DEC, 150000 employés. 20 ans de descente avant le rachat, pour ne pas avoir vu la révolution informatique de l’ordinateur personnel. Plus proche de nous, on peut penser à Nokia, Kodak, ou Apple fin des années 90 (qui était à deux doigts de la faillite et qui a été complètement transformé depuis en changeant de secteur grâce aux mobiles)

      • Au stade que vous décrivez on peut écrire que l’affaire est déjà pliée, la rupture est enclenchée. Je me posais la question par rapport à cette période floue dans laquelle la future innovation de rupture n’est pas clairement identifiée et évaluée en terme d’applications par exemple et donc les entreprises en place pas encore affectées ou menacées directement. Intuitivement je pense au processus de formation de la foudre avec des traceurs venant des nuages et d’autres du sol. C’est à dire que la future innovation de rupture dans ces différentes formes seraient les traceurs-nuages et qu’en face il faudrait ainsi des traceurs-sol. Ce sont ces derniers qui m’interrogent. Cela signifierait des fatigues préexistantes à la nouveauté dans les entreprises dominantes, les fameux schémas mentaux de l’auteur ?
        Avec le fait suivant que la jonction de deux traceurs est imprévisible. Pas étonnant alors qu’avec l’effet de surprise, la réaction la plus rapide consiste en la defense décrite dans l’article.

  • Il n’y a pas d’innovation de rupture dans les dictatures et particulièrement dans les dictatures du prolétariat dans laquelle est la France depuis l’avènement au pouvoir de F. Mitterrand.
    Tout ce qui fonctionne encore en France date d’avant son élection. Et tout ce qui s’est effondré est arrivé après son élection. L’Allemagne ou la Suisse dont le niveau de vie était similaire avant Mitterrand ont améliorer leurs niveau de vie. La France n’a fait que le diminuer depuis cette période. On n’est donc pas prêt de voir émerger un B. Gate en France avant très très très longtemps.

  • Démocratique ? L’innovation est généralement le fait d’un individu ou d’un petit groupe qui commence par s’opposer au consensus. Elle progresse plus facilement dans un régime dictatorial éclairé que face à l’étouffement mou de l’obscurantisme de la démocratie. La qualifier de démocratique, c’est juste céder à la propagande de récupération de son image par le peuple paresseux et immobiliste, voire pétri de dogmes genre écolos.

    -1
    • Autrement dit, la méritocratie est-elle vraiment démocratique ?

      • Oui. Les qualités et créativités de l’individu peuvent s’épanouir parce qu’en retour il va en récupérer les bénéfices.
        « À quoi ça sert que Ducros il se décarcasse » si c’est pour que camarade fainéant en profite ?

        • Bien d’accord, mais je me répète, en quoi la démocratie va-t-elle permettre d’en récupérer les bénéfices ? Dans le collectivisme, on ne récupère rien, mais c’est une question d’absence du libre marché. Dans l’armée en temps de guerre, celui qui invente et réussit une manoeuvre audacieuse récupérera décorations et promotion, pourtant le fonctionnement de l’armée n’a rien de démocratique. On peut toujours discuter du côté innovation de rupture de TikTok, mais il est difficile de croire que dans une démocratie occidentale, Zhang Yiming en aurait mieux récupéré les bénéfices.

    • L’innovation de rupture est une opportunité offerte à tous ceux qui ont les connaissances, les compétences et les moyens matériels de la développer. Elle n’est pas réservée à une élite (une aristocratie) désignée par les dirigeants (politiques, économiques, intellectuels, clercs en tout genre). Elle est donc bien plus démocratique que l’innovation continue des acteurs en place.

      • Alors c’est sur le sens de « démocratique » que nous ne sommes pas d’accord. Les dirigeants compétents laissent la place et les moyens (libre entreprise, capital-risqueurs, absence de normes contraignantes, …) pour l’apparition d’innovations de rupture. Ils le font en général contre la tendance populaire, et sans lien avec la manière dont ils sont arrivés au pouvoir. L’innovateur couronné de succès accède à l’aristocratie le plus souvent contre l’opinion générale qui lui reproche de n’être pas politiquement correct ou de s’être trop rapidement enrichi. Ca n’a rien de démocratique.

        • En effet, le mot démocratique renvoie à la notion de décision politique prise « par le peuple ». En fait, les consommateurs votent (sans même s’en apercevoir) avec leurs décisions d’acheter (ou pas) un nouveau produit ou service. C’est une forme de démocratie économique.

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