Le besoin des entreprises de répondre aux nombreuses ruptures de leur environnement les amène souvent à créer une entité spécifiquement consacrée à cette question. Le nom peut varier, mais ces entités innovation rencontrent très souvent le même problème : leurs belles idées ne donnent pas grand-chose sur le marché, quand elles atteignent cette étape. Comme souvent, cela tient à la façon dont elles sont conçues et au modèle qui sous-tend leur activité.
J’avais il y a quelques semaines l’occasion d’intervenir dans une très belle ETI industrielle. Elle a une longue tradition d’innovation, mais celle-ci se perd un peu. L’entreprise estime que sa capacité à lancer de nouvelles activités et à renouveler ses activités actuelles s’est largement émoussée avec le temps. Mais elle a réagi. Suite à cette prise de conscience, elle a créé une entité innovation de rupture. Celle-ci travaille en amont sur des nouvelles technologies, se concentre sur les phases de R&D et va jusqu’au prototype. Puis elle passe la main au marketing qui prend le relai pour amener le produit au marché. Rien que de très classique.
Mais force est de constater que, malgré des moyens importants au regard de la taille de l’entreprise et un soutien fort de la direction, les résultats sont décevants. Plus spécifiquement, des projets intéressants sont développés mais ils ne sont que difficilement amenés au marché. Il semble que quelque chose bloque, mais quoi ? C’est un cas très courant. Des discussions avec les responsables de ce type d’entités laissent souvent apparaître une récrimination à l’endroit du marketing et des commerciaux, qui se résume à « On leur apporte des projets très innovants, et ils n’en font rien. »
Où est le problème ?
Innovation de rupture : un problème de modèle
En fait, le problème est lié au modèle même de l’approche, et il est double.
Cette approche traduit une conception linéaire du développement de nouveaux produits
On part d’une idée, on étudie la faisabilité, puis on développe un prototype, on conduit une phase de test et de mise au point, puis on amène au marché en commençant par un plan d’affaire. Dans les marchés établis, pour une innovation incrémentale, cela peut fonctionner. Une fois la demande validée, on peut dérouler le processus en étant à peu près certain qu’il n’y aura pas de surprise majeure qui viendra le perturber.
Mais en situation de rupture, il en va tout autrement.
On avance dans une très forte incertitude, et les cas de figure peuvent varier considérablement : on peut avoir une super technologie dont on ne sait pas quoi faire, et dont le domaine d’application n’émerge pas clairement. On peut avoir un refus des clients qui ne voient pas l’intérêt de notre idée, ce qui en bloque le développement d’entrée de jeu. On peut rencontrer de gros problèmes techniques dans le développement qui peuvent amener à devoir repenser tout ou partie du projet.
Loin d’être un déploiement linéaire, une ligne droite bien tracée le long des rails, séparant nettement la conception de la mise en œuvre, le projet est beaucoup plus proche d’un tourbillon, où les dimensions techniques et commerciales se mélangent, et les retours en arrière sont multiples. Autrement dit, le modèle mental d’un tel projet n’est pas un développement de produit par la R&D, mais un projet entrepreneurial où toutes les dimensions sont présentes, à des degrés divers, en permanence.
Cette approche se veut disruptive sans pour autant avoir une définition concrète et opérante de la notion de rupture
Très souvent, ces entités entendent par rupture une technologie nouvelle. La rupture est ici associée au degré de changement technique. C’est d’ailleurs pour cela qu’on continue à utiliser l’expression impropre de « technologie de rupture ». Or, le caractère disruptif ou non est donné par la conformité au modèle d’affaires de l’entreprise. Lorsque Apple lance un nouveau MacBook avec une puce M2 considérablement plus puissante que ses machines précédentes, c’est un bijou de technologie, très en avance sur ses concurrents, mais c’est une continuité parfaite avec son modèle, qui consiste à vendre des ordinateurs. Il n’y a pas de rupture.
Inversement, EasyJet est une rupture pour Air France sans la moindre technologie nouvelle. Le lancement de Nespresso dans les années 1990 est un autre exemple de rupture : alors que son modèle d’affaire de Nestlé consiste à vendre des paquets de cafés via les circuits de grande distribution, elle doit pour Nespresso mettre au point une machine à café et ouvrir des magasins en propre, ce que l’entreprise n’a jamais fait. Le modèle d’affaires est très largement différent, il suppose une nouvelle proposition de valeur, un nouveau modèle de profit, de nouvelles ressources, de nouveaux processus et de nouveaux modèles mentaux.
La rupture c’est un nouveau modèle d’affaire
Partant de la définition « disruptif = nouveau modèle d’affaires partiellement ou totalement différent de l’existant », on comprend pourquoi les entités innovation de rupture rencontrent des difficultés : elles mettent l’accent sur la technologie en supposant que « le marketing et le commercial suivront » et que le nouveau produit trouvera naturellement sa place dans le modèle de distribution actuel.
Or, rien n’est plus faux.
Si vous êtes un commercial chez Kodak dans les années 1990, votre métier c’est de vendre des films argentiques via un réseau de distribution géré au millimètre. Si la R&D arrive avec un appareil photo numérique qui coûte 30 000 euros (prix de l’époque) et vous demande de le vendre, vous êtes désemparés. D’une part, ce ne sont pas vos compétences, et d’autre part, votre réseau (grande distribution) n’est pas le bon. Sans compter que tous les efforts que vous devriez faire pour vendre l’appareil se feraient au détriment de la vente de films. Il y a donc conflit de modèle de distribution ce qui pénalise à la fois votre marché actuel et le lancement de l’innovation de rupture.
Un modèle entrepreneurial
L’entité innovation de rupture doit repenser son propre modèle. Elle doit se considérer comme un incubateur d’activités, et elle doit concevoir celles-ci de bout en bout. Si son innovation est en conformité avec le modèle d’affaires (innovation dite continue), alors elle pourra s’appuyer sur le réseau de distribution actuel. Si, en revanche, l’innovation est en rupture, elle doit concevoir un nouveau modèle d’affaires et déterminer ce qui peut être partagé avec le modèle actuel (par exemple, une plateforme SI) et ce qui doit être différencié.
En somme, l’entité est là pour concevoir de nouveaux modèles d’affaires, pas juste jouer avec de nouvelles technologies. Son modèle doit être celui de l’entrepreneuriat, pas de la R&D.
—
Ne pas mettre la charrue avant les boeufs !
Une innovation est totalement inutile si elle ne répond pas à un besoin. C’est l’analyse du nouveau besoin (même s’il doit être créé) qui doit dicter l’innovation. Créer un « bizinginiomètre à ressort » et son magnifique prototype est inutile si personne ne l’achète.
le probleme c est que le besoin pour une invetion de rupture n est jamais exprimé clairement voire dans certains cas, on va vous dire que ca ne sert a rien. Nokia ne croyait pas aux smartphones, Bill Gates & Microsoft ne croyait pas au potentiel d internet …
L’apparition du Frigidaire est une invention liée à un besoin, comme la machine à laver le linge, la machine à vapeur, la machine à tisser, etc. Si Nokia n’a pas cru aux smartphones, c’est une erreur de marketing. Et Nokia aurait créé le smartphone, son marketing ne l’aurait pas vendu.
Bill Gates croyait au PC portable, c’est pourquoi il a développé son 1er logiciel (qui ne s’appelait pas encore Windows) pour IBM. Mais IBM n’y croyait pas : il a laissé ainsi à Bill Gates les sources de son développement (ce qui ne se fait jamais quand on croit au produit).