L’univers totalitaire en littérature et au cinéma (9)

Nous, Ils, Eux. Lorsque l’identité est mise en cause et que l’individu s’efface, au profit du collectif.

 

Par Johan Rivalland

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L’univers totalitaire en littérature et au cinéma (9)

Publié le 3 mai 2023
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Trois romans, un point commun : l’annihilation de l’individu, soumis au règne du collectif. Un danger pas si éloigné de la réalité, quand le conformisme gagne du terrain, influe fortement sur les manières de penser, et rogne de plus en plus sur les libertés.

 

Eux

Eux est un roman paru en français seulement en 2023, édité pourtant en 1977 au Royaume-Uni. Œuvre de la journaliste londonienne Kay Dick, il décrit un univers étrange et bien mystérieux, dans lequel d’inquiétants et nombreux personnages, sans réelle humanité, tapis dans l’ombre au hasard des rues, des plages, des forêts, harcèlent de leur présence ceux qui ont l’heur de vivre en toute indépendance et d’apprécier les plaisirs solitaires.

Ce sont des livres qui disparaissent – laissant songer à l’univers de Fahrenheit 451 – proscrits et brûlés par des pompiers pyromanes, mais aussi des peintures, des créations, des œuvres d’art ou de l’esprit. Même le chant, les opéras, sont attaqués par ceux qui pourchassent de tels plaisirs – faisant penser cette fois à des régimes tels que celui des Talibans en Afghanistan aujourd’hui. Plus encore, ce sont les moyens de communication qui se trouvent mis en cause, tel ce bureau de poste muré, à une époque où les échanges épistolaires sont de coutume. Ou l’interdiction des lumières le soir.

Qu’est-ce qui motive tout cela ? Qui sont ces hordes d’individus tapis dans l’ombre qui vous surveillent jour et nuit à votre insu ? Nous ne le saurons pas. Tout juste devine-t-on cette peur du non-conformisme qui domine les esprits. Tandis que les individus encore indépendants évoluent entre inquiétude, résignation, et « résistance passive ».

Eux est un roman relativement impersonnel, froid, presque sans âme. Qui signe la fin d’un monde de libertés, progressivement étouffées par la multiplication des lois et projets de lois restrictives des libertés. L’objectif est la perte de l’identité, dont il faut guérir, s’il le faut par le moyen de sédatifs et d’enfermement, soumis au lavage de cerveau des écrans de télévision (là encore comme dans Fahrenheit 451). Un roman étrange, inquiétant, à l’ambiance lourde et oppressante.

Kay Dick, EuxLe Livre de Poche, mars 2023, 160 pages.

 

Nous

 « Nous » est cet « infect pamphlet contre le socialisme » qui signa la mort littéraire d’Evgueni Zamiatine, mais inspira les meilleures contre-utopies.

C’est en 1920, donc après la Révolution russe, que l’auteur d’avant-garde Evgueni Zamiatine écrit ce roman d’anticipation pas vraiment du goût du pouvoir soviétique, c’est le moins qu’on puisse dire. Et qui lui valut sa mort littéraire, avant qu’il ne parte en exil en 1931 et ne meure à Paris en 1937.

Du système soviétique, on connait son annihilation de l’individu au profit du collectivisme le plus destructeur. Utopie meurtrière dont différents auteurs n’ont pas manqué d’imaginer les prolongements à travers des dystopies, à l’image de l’Anthem d’Ayn Rand, où le « Je » et les pronoms singuliers avaient disparu, au profit de ce « Nous » qui constitue le titre du roman.

Ici, nous sommes plongés dans le futur, dans la lecture du journal de D-503, qui est le concepteur d’un vaisseau spatial, l’Intégrale, dont l’objet est de chercher à convertir les civilisations extraterrestres au « bonheur mathématiquement infaillible » que l’État Unitaire, qui règne depuis 900 ans, prétend avoir découvert (mathématiques contre l’excès desquelles les libéraux ont toujours mis en garde).

Les individus n’existent plus, mais sont remplacés par des numéros. Ils vivent dans une Cité de verre (sols, murs et plafonds) où tout le monde peut voir tout le monde et où tout est régulé, y compris l’activité sexuelle. Un monde éminemment glauque et mortifère aux visées progressistes.

C’est dans cet univers totalitaire que va se situer l’action, qui va mettre le personnage aux prises avec un sentiment nouveau, non conventionnel : l’éveil sentimental à l’égard d’un personnage singulier, qui va l’amener progressivement à douter des bienfondés du monde dans lequel il évolue et du projet dont il est à la base. Des sentiments qu’il va avoir du mal à apprivoiser, tant la raison (celle enseignée à tous) l’amène à les combattre. Mais qui va conduire ce citoyen modèle jusqu’au sentiment de révolte…

Comme l’écrit Laurent Dandrieu dans sa brillante présentation qui m’avait fait acheter le roman :

« Plus profondément, plus qu’un roman sur l’oppression totalitaire, le livre apparaît comme une fable sur la servitude volontaire, sur le consentement des hommes à leur propre asservissement, leur renoncement à leur singularité au profit d’un unanimisme vide mais confortable. »

Avant d’ajouter fort à propos :

« La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader, un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude », écrira Huxley dans Retour au meilleur des mondes. Ainsi l’œuvre de Zamiatine, qui met en scène précisément cet amour des esclaves pour leur servitude, nous parle-t-elle tout autant des sociétés démocratiques avancées que des dictatures collectivistes. »

Un constat que n’aurait pas dénigré un Alexis de Tocqueville dont on connaît les analyses éclairantes sur le despotisme démocratique.

On comprend mieux, par l’intermédiaire de cette citation, comment Aldous Huxley et Georges Orwell ont pu être inspirés par le roman d’Evgueni Zamiatine, dans leur écriture respective du Meilleur des mondes et de 1984.

Evgueni Zamiatine, Nous, Actes Sud, mars 2017, 232 pages.

 

Ils

 Le roman Anthem, de Ayn Rand, est probablement trop court tant il est puissant et prometteur.

Un style vraiment original, avec un narrateur qui n’emploie continuellement que les pronoms au pluriel, le singulier n’existant plus dans le futur vers lequel on se projette à travers cette histoire, phénomène que vous comprendrez aisément en la découvrant.

On ressent un authentique bien-être et sentiment de liberté à la lecture de ce livre, tant celle-ci se situe au centre du sujet.

On dépasse ici l’univers communiste ou soviétique, ou de tout autre système dans lequel l’individu disparaît au profit de la collectivité, que ce soit l’État, une tribu primitive ou une religion, pour être projeté dans leur prolongement potentiel.

Crédible, de ce point de vue. On peut parfaitement imaginer que ce soit là l’un de nos futurs possibles.

Là encore, une atmosphère digne de Fahrenheit 451 mais dans un autre registre, par certains côtés opposé, 1984 ou encore Le meilleur des mondes. Un futur encore plus lointain, qui fait penser aussi par moments à un certain épisode de la célèbre série télévisée La planète des singes.

Un roman d’une vraie force, où les noms des personnages sont bien trouvés et tout à fait symboliques de cet univers, et où les événements qui se succèdent sont imaginés avec une grande pertinence.

Ayn Rand, Anthem, Rive Droite, octobre 2006, 93 pages.

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  • Avatar
    Alexandre Deljehier
    10 mai 2023 at 15 h 07 min

    Ce billet est pas mal. Vous parlez d’ouvrages que je ne connaissais pas. On aurait pu citer Dune également. En général les œuvres d’anticipation et de science fiction font le job.
    Je vois par contre beaucoup de personnes dans la vingtaine et la trentaine, se montrer attirés par le transhumanisme grâce à la science fiction ; mais ils oublient – manque de culture politique oblige – que dans les œuvres de science fiction, le transhumanisme n’est jamais présenté sous un jour glorieux – le matérialisme est critiqué, jamais encensé – et l’état, avec le concours des méga corpo, est toujours présenté comme totalitaire.

    • Avatar
      Alexandre Deljehier
      10 mai 2023 at 15 h 10 min

      Je précise que j’ai quand même lu Le meilleur des mondes, Faranheit 451, 1984 et La planète des singes. Je parlais des autres ouvrages que vous avez mentionnés.

  • Les commentaires sont fermés.

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