Alzheimer : comment les modèles mentaux bloquent l’innovation

Les scientifiques, tout éclairés qu’ils fussent, avaient tout autant de mal que les autres mortels à se débarrasser de leurs modèles mentaux.

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Alzheimer : comment les modèles mentaux bloquent l’innovation

Publié le 22 janvier 2023
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On perçoit souvent la recherche scientifique comme la pure poursuite de la vérité sans entrave ni idée préconçue et comme un progrès continu de l’obscurité vers la lumière.

Dans son fameux ouvrage Les somnambules, Arthur Koestler avait pourtant bien montré qu’il n’en était rien et que les scientifiques, tout éclairés qu’ils fussent, avaient tout autant de mal que les autres mortels à se débarrasser de leurs modèles mentaux.

« L’inertie de l’esprit humain, sa résistance aux nouveautés ne s’affirment pas, comme on pourrait le croire, dans les masses ignorantes – aisément persuadées dès que l’on frappe leur imagination – mais chez les professionnels qui vivent de la tradition et du monopole de l’enseignement »  Arthur Koestler, Les Somnambules

Un bon exemple de ce phénomène est fourni par l’absence de progrès dans le traitement de la maladie d’Alzheimer et des démences séniles en général depuis de nombreuses années malgré des investissements colossaux.

 

La maladie d’Alzheimer

C’est la grande maladie du siècle, hors Covid-19.

Cinquante-cinq millions de personnes vivent avec une démence sénile dans le monde, un chiffre qui s’accroît de dix millions par an en raison du vieillissement de la population. La plus fréquente est la maladie d’Alzheimer, du nom du psychiatre allemand qui l’a le premier identifiée en 1906.

En autopsiant Auguste Deter (photo), une patiente récemment décédée qui avait souffert de perte importante de mémoire, Alzheimer observe des plaques denses dans son cerveau. Elles seront plus tard identifiées comme étant constituées d’une protéine appelée beta-amyloïde. Pourtant, depuis 1906, quasiment aucun progrès n’a été accompli dans le traitement de la maladie qui signifie toujours une condamnation à mort lorsqu’elle est diagnostiquée. L’une des raisons est que ces plaques ont été d’entrée de jeu vues comme la cause de la maladie et l’enjeu est devenu leur élimination. Depuis, la communauté scientifique s’est enfermée dans cette explication. C’est étonnant car certaines personnes atteintes de la maladie n’ont pas de plaques discernables tandis que certaines ont des plaques sans avoir de symptômes. Malgré cela, le modèle s’est durablement installé.

Un deuxième enfermement a suivi logiquement : une fois la cause identifiée, les médecins se sont focalisés sur la recherche d’une solution pour les supprimer. Des milliards ont été investis mais les rares médicaments proposés sont inefficaces. Tout l’effort a porté sur la solution à une question qui n’est plus discutée, plutôt que de reposer la question de la cause.

Un troisième enfermement s’ensuit désormais : avec l’absence de résultats les milliards investis et le nombre de patients qui augmente sans pouvoir être soignés, la pression publique et donc la pression institutionnelle augmentent. La FDA, l’organisme qui gère les médicaments aux États-Unis, finit par autoriser des médicaments non pas parce qu’ils ont des effets démontrés mais parce qu’ils prétendent réduire la fameuse plaque dont on n’est pourtant, rappelons-le, pas certain qu’elle soit en cause.

C’est ici que le serpent se mord la queue et que le modèle mental initial dans lequel la communauté scientifique s’est enfermée produit ses effets catastrophiques.

 

Un consensus étouffant imposé par un groupe politiquement dominant

Le blocage a également une dimension sociologique.

Comme l’a fameusement montré le sociologue Bruno Latour, la recherche scientifique est un processus, un métier, une pratique, avec ses institutions et ses enjeux politiques et de carrière. Il y a donc une sociologie du travail scientifique.

Lorsque vous trouvez un résultat, il faut le publier. Sans cela, il n’existe tout simplement pas. Il faut qu’il soit publié dans une bonne revue sinon ça ne sert à rien. Une bonne revue sélectionne les papiers qu’elle reçoit en les faisant valider par des évaluateurs. Qui sont-ils ? Eh bien des experts du même domaine, c’est-à-dire des tenants du modèle mental dominant. Ils ont tout à perdre si ce modèle qui les a rendus experts et donc puissants, avec direction de laboratoire, budgets et prestige, est remis en question et qu’ils sont remplacés par des challengers. Écrire un papier remettant en cause le modèle dominant, c’est un peu comme essayer de vendre Noël à une dinde.

Et donc le système est bloqué : sans papier, les tenants d’explications alternatives ne peuvent avoir ni budget ni carrière et doivent soit se soumettre, soit se démettre. C’est ainsi qu’un modèle mental dominant peut persister malgré sa faiblesse. C’est aussi pourquoi il ne suffit pas d’avoir raison pour que votre idée soit acceptée par tous.

Cette situation n’est pas sans rappeler la tragique histoire de Ignace Semmelweis. En 1840 à Vienne, cet obstétricien cherchait à comprendre pourquoi tant de femmes mouraient en couches dans sa clinique. Il finit par trouver que si les médecins, qui pratiquaient les accouchements, se lavaient les mains, le taux de mortalité chutait considérablement. Il ne savait pas pourquoi car la théorie des microbes ne serait formulée que 40 ans plus tard mais il savait comment.

Et pourtant il n’a jamais réussi à convaincre les médecins de faire un geste aussi simple que se laver les mains. Pourquoi ? Parce que leur modèle mental de la maladie était que la cause était interne. Elle était due à un déséquilibre des humeurs. Se laver les mains n’avait aucun sens pour eux. Là encore, un mauvais modèle mental explicatif a bloqué un progrès humain pour 40 ans, jusqu’à Lister, Pasteur et Koch. La puissance du corps médical a fait que Semmelweis n’a eu nulle part ailleurs où se tourner et s’est retrouvé seul, isolé de tous. Il est d’ailleurs mort dans un asile psychiatrique. Nulle méchanceté ni indifférence au sort des victimes chez les médecins ; ils étaient tout aussi soucieux de trouver l’explication mais ils étaient enfermés dans un modèle mental incorrect.

On retrouve ici les mêmes mécanismes que dans l’économie où un acteur en place, tenant d’un modèle dominant sur lequel il a bâti son succès, bloque tout progrès.

On pense par exemple à la façon dont France Télécom et le corps des ingénieurs télécom a ralenti le développement d’Internet en France, étant hostile à un système décentralisé et ouvert (voir mon article sur le rapport Théry ici). Ce n’est pas un hasard si la lutte contre les monopoles dans l’économie a pris une grande importance dès la fin du XIXe siècle.

Mais cette lutte doit aussi exister dans le domaine de la recherche. Il faut s’assurer de conserver une pluralité d’hypothèses sur les grandes questions du monde. Étouffer les options alternatives se paie en général au centuple lorsque le modèle dominant est faux. Si elles n’ont pu être créées en parallèle, les conséquences sont catastrophiques, avec une perte considérable de temps, en l’occurrence ici pour le traitement d’Alzheimer, qui n’a pas fait le moindre progrès depuis des dizaines d’années.

 

Créer un système pluraliste

Comme Koestler et Latour l’ont rappelé à leur manière les scientifiques sont des humains avec leurs croyances et leurs intérêts et la machine scientifique est une institution avec ses logiques propres.

Cela ne signifie pas qu’elle ne puisse pas produire des résultats extraordinaires, comme le prouvent les progrès de la médecine depuis de nombreuses années mais qu’elle peut elle aussi se retrouver parfois enferrée dans des modèles mentaux qui bloquent son avancée.

Dans mon expérience, il est extrêmement difficile de faire évoluer les modèles mentaux d’un collectif si cela fragilise le pouvoir de ceux qui les tiennent. Ils n’ont pas intérêt à cette évolution. L’approche alternative est donc de créer une pluralité sinon dans l’institution, ce qui est difficile, du moins dans l’environnement pour qu’un chercheur puisse aller poursuivre une théorie disruptive ailleurs.

C’est ce qui s’est passé avec le vaccin anti-covid Pfizer basé sur l’ARN messager. La chercheuse Katalin Kariko, qui en est à l’origine était l’une des seules à croire au potentiel de cette technique depuis longtemps.

Le modèle mental de la communauté scientifique était « L’ARN messager n’a pas d’avenir ». Et il bloquait tout au point que les rares qui n’y souscrivaient pas suscitaient l’agacement de leurs collègues. Par son obstination, elle a ainsi fini par être virée de son laboratoire. Heureusement, elle a trouvé refuge dans un autre labo grâce à un ami et elle a fini par aller travailler avec une startup (BioNTech). Le vaccin n’a pu voir le jour que parce qu’il existait une voie de sortie alternative pour elle, ce qui lui a permis de contourner le blocage.

L’enjeu est donc de créer des voies de sorties pour les théories alternatives, seule possibilité pour éviter le monopole des modèles mentaux qui freine l’innovation, c’est-à-dire qui fait perdurer la souffrance humaine. L’entrepreneuriat est l’une de ces portes de sorties comme l’a montré la réussite de BioNTech, mais un système de recherche publique pluraliste est également crucial. En recherche comme ailleurs, nous devons créer des institutions pluralistes qui ont pour objet de lutter contre le consensus, et de susciter et faire vivre des théories alternatives sur les phénomènes considérés. Il en va du progrès humain.

Sur le web

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  • Sortie de route pour le dernier exemple. L’article avait pourtant si bien commencé. La théorie du vaccin à ARN est bien jolie sur le papier. Faisons produire l’antigène par l’hôte, plutôt que de se fader sa production en laboratoire. On se demande juste au passage ce qu’est censé faire le système immunitaire face à une cellule qui, transfectée, expose des spike en pagaille. Manque de bol, la spike est toxique et les acides nucléiques perturbent la coagulation. Voilà la réalité clinique. En somme, un autre modèle mental qui termine dans un platane. Dans le vaccin antitétanique, il s’agit d’une toxine inactivée.

    • … et d’ailleurs si vous aviez à reviewer un papier qui montre que les vaccins ARN réduisent les hospitalisations d’un facteur 5, vous ne le laisseriez pas paraître et vous vous laveriez les mains des crises hospitalières.

  • Les anciens combattent souvent les idées des jeunes par peur de perdre leur place ou leur notoriété. Pourtant, accompagner des idées novatrices est enrichissant pour tous. Et peut permettre aussi aux anciens de rester actifs et performant dans leur job plus longtemps.

    • Oui enfin probablement qu’une autorité scientifique vise avant tout à défendre son modèle mental plutôt que la place qu’elle occupe en soi, cette dernière étant le reflet du modèle en question. Par exemple il est curieux d’observer que les nazis et les communistes staliniens se sont empressés d’épouser la cosmologie matérialiste de l’univers éternelle et donc athée défendue par des grands noms de la physique. Pour ces derniers cette alliance leur permettait d’éliminer les tenants d’un cadre dans lequel la physique ne devait pas exister (univers avec un début et une fin). Aujourd’hui encore cette question n’est pas enterrée pour la simple raison, non scientifique, qu’un tel univers impliquerait l’existence d’un créateur, idée indéfendable. C’est à dire que le cadre de la science est inscrit dans un cadre social plus large qui peut mettre plus de temps à évoluer que le cadre strictement scientifique.

    • Tout dépend de ce qu’on appelle « performant dans son job ». Pour beaucoup, ça veut dire obtenir un poste de chef de projet ou de chef de labo, avec de bons financements européens pour ses activités. « Européens », tout est dit.

      • « Performant dans son job » devrait signifier ne pas être largué et s’éclater dans sa réalisation. Mais je crains qu’aujourd’hui, ce que vous décrivez soit la réalité : recevoir des financements pour faire bosser les autres.

        • Et même, aujourd’hui il faut que ces financements soient « propres », c’est-à-dire publics. Après Total, LVMH vient de renoncer à implanter un pôle de recherche et développement à proximité de l’école Polytechnique après la mobilisation de professeurs et d’élèves opposés au projet !!!!!

  • La recherche climatique est un bon exemple de ce qui est dit dans l’article : les « dominants » comme le GIEC imposent la vision de l’influence anthropique déterminante et tous le monde suit. Déprimant.

  • Article très pertinent mais pour Théry, j’ai du mal à comprendre pourquoi il y a un compte à régler. Il juge internet provisoirement insatisfaisant en 1994 pour les raisons qu’il indique. Quant à être la cause du retard, c’est particulièrement injuste. L’histoire française démontre plutôt exactement le contraire :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Internet_en_France
    Et pour l’ARN messager, innovation particulièrement séduisante, il me semble qu’il y a encore beaucoup de progrès à réaliser.

    • Quand le rapport Théry est sorti, le président de l’Internet Advisory Board était un Français, Christian Huitema, polytechnicien plein d’idées de 20 ans plus jeune que Théry et exilé aux US chez Bell et Microsoft, auteur de « Et Dieu créa l’Internet », en gros la personne à laquelle il aurait fallu demander le rapport plutôt qu’à un ingénieur Général des Télécoms confit dans la bureaucratie et l’administration publique, et gaga devant son enfant le minitel. Si, il est à l’origine du retard pour n’avoir pas imaginé qu’un réseau commercialement utile puisse se développer sans la tutelle bien(?)veillante de la Direction Générale des Télécommunications.

  • Merci de nous avoir bien rappelé que l’enfermement le plus toxique pour presque toute la recherche scientifique est celui qui consiste à croire que la vérité est portée par le bavardage de ceux qui ont la plus grosse … liste de publications dans les revues internationales à comité de lecture.
    La recherche manque vraiment d’électrons libres …

  • pas besoin du cas de la maladie d’Alzheimer : le cas du covid est tout aussi éclairant : ce n’est pas la maladie du siècle, c’est l’arnaque du siècle.

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