« La gauche, la droite et le marché » de David Spector

Pourquoi la gauche et la droite ont un problème avec le marché, en France. Un ouvrage passionnant qui permet de mieux comprendre les origines d’un état d’esprit français bien spécifique.

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David Spector

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« La gauche, la droite et le marché » de David Spector

Publié le 2 novembre 2017
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Par Johan Rivalland.

À travers cet ouvrage, David Spector, chercheur au CNRS et spécialiste des questions de concurrence, dresse un panorama éloquent des clichés à l’égard du marché, notamment en France, où il existe une réticence spécifique à l’égard de la concurrence et des mécanismes du marché.

Citations de politiques à l’appui, il montre qu’il existe aussi « jusqu’à la caricature, une convergence entre un antilibéralisme de droite, mû par la défense ponctuelle d’intérêts bien compris, et un antilibéralisme de gauche rétif au marché par principe ».

Qu’il s’agisse de politiques « égalitaires », comme dans le cas de l’encadrement des loyers par exemple, « neutres » comme dans celui du couplage des aides en matière agricole ou du refus du péage urbain, ou « inégalitaires » à l’image de l’opposition à la réforme des notaires, des lois Uber et Amazon, ou encore de la loi Galland sur les relations commerciales dans la grande distribution, entre autres exemples, ce qui semble motiver davantage les politiques qu’une recherche même de l’égalité par la gauche, est le caractère antilibéral de ces décisions, mues par de fortes réticences à l’égard du marché, plus qu’à toute autre considération.

Si l’hostilité au marché existe aussi dans d’autres pays ou y a pris des formes évidentes à certaines époques, l’auteur montre que le cas français se distingue par un caractère dogmatique particulièrement prononcé, allant au-delà des seules positions égalitaristes ou étatistes. Là où les pays voisins peuvent, eux aussi, défendre des politiques dites « de gauche » et rechercher une certaine égalité, l’hostilité au marché n’y occupe pas le caractère d’évidence qu’il peut revêtir ici.

C’est pourquoi il existe un « libéralisme de gauche » en Grande-Bretagne et aux États-Unis notamment, à la fois égalitariste (notamment sur le plan fiscal) et favorable à la concurrence. Le libre-marché et la concurrence y sont considérés, depuis la moitié du XIXe siècle, comme des garde-fous contre « l’égoïsme » de l’aristocratie foncière et les marchés protégés. Ce qui n’empêche pas des interventions dites correctrices, pour tenter en particulier de diminuer les inégalités.

 

Le « libéralisme de gauche »

De fat, on comprend bien qu’à travers son ouvrage, l’auteur tente de promouvoir l’émergence d’un libéralisme dit « de gauche » (l’ouvrage date de mars 2017, donc avant l’arrivée d’Emmanuel Macron au pouvoir).

Et il émet l’idée qu’avec ses combats d’arrière-garde, la France s’interdit de peser dans les débats européens « plus importants », comme « l’harmonisation fiscale et la coordination des politiques économiques » (point qu’on n’est pas obligé d’approuver, mais qui permet en tous les cas de bien saisir de quelles idées se réclament ceux qui s’affirment comme étant des tenants du « libéralisme de gauche »).

Certes, les fidèles lecteurs de Contrepoints objecteront que le libéralisme n’est pas de droite ou de gauche, et est incompatible par essence avec les visées interventionnistes telles que les souhaite David Spector.

L’auteur se montre, par ailleurs, très dur à l’égard de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, accusés purement et simplement d’avoir « mené une véritable guerre aux pauvres ». Une affirmation pleine d’excès et extrêmement caricaturale, en début d’ouvrage, qui a failli m’en faire abandonner la lecture. Lui-même ne dénonce-t-il pas, au fil de son livre, des positions parfaitement excessives et infondées, à l’image d’un Louis Blanc, dont il dit qu’il qualifiait la concurrence de « système d’extermination du peuple » ?

De fait, la définition du libéralisme telle que semble l’entendre David Spector se limiterait à l’aptitude à être favorable au libre-échange, à la concurrence et au marché.

Et le libéralisme de gauche consisterait à prévoir des interventions pour en corriger les limites ou les excès, dès lors qu’elles apparaissent nécessaires, par le recours à une action étatique de « pilotage macroéconomique » et de redistribution des revenus, censée « concilier progrès social et efficacité ».

Des positions que j’aurais, personnellement, plutôt jugées d’inspiration keynésienne, mais je me trompe sans doute… (ou peut-être John Maynard Keynes lui-même était-il ce que l’on appelle un « libéral de gauche »). David Spector semble d’ailleurs se réclamer d’économistes comme Paul Krugman, qualifié de véritable « conscience de la gauche américaine ».

 

Un passionnant ouvrage d’histoire économique

Mais, même si la position caricaturale, intolérante et sans nuance à l’égard de Ronald Reagan et Margaret Thatcher m’a profondément gêné, de la part d’un auteur qui me paraissait pourtant à première vue rigoureux et nuancé, l’ouvrage m’a paru malgré tout très intéressant du point de vue de l’histoire des idées économiques et de la remise an cause des idées parfois très primaires, tant à droite qu’à gauche, dans notre pays, allant à l’encontre du marché, de la concurrence et du libre-échange.

C’est ainsi que, dans une narration véritablement passionnante, l’auteur commence par nous présenter, dans une première partie consacrée à l’économie politique dans le monde anglophone, le contexte du renforcement des Corn laws en Angleterre en 1815, à la fin des guerres napoléoniennes, jusqu’à leur abolition en 1846. C’est à cette époque qu’émergent les théories de David Ricardo, ou encore de James et John Stuart Mill au sujet du commerce international, puis les actions de la Anti-Corn Law League menée par Richard Cobden et John Bright.

David Spector rend ainsi, au passage, justice aux libéraux (y compris ceux qu’il exècre) lorsqu’il écrit :

Dès son origine, la pensée économique libérale distingue la défense du marché de l’apologie de l’entrepreneur ; ou, pour reprendre la distinction de Rajan et Zingales, la défense du capitalisme et celle des capitalistes.

Tout à fait en ligne avec ce que de nombreux articles montrent, ici, lorsqu’il s’agit de dénoncer un « État de connivence » contre lequel les libéraux (et pas seulement de gauche) s’inscrivent en faux.

Pour le reste, David Spector dresse surtout l’éloge de John Stuart Mill, véritable fondateur, selon lui, d’un courant libéral de gauche, à la fois favorable à la concurrence et au marché, mais aussi à une action publique visant la réduction des inégalités. Une réponse argumentée aux premiers socialistes, opposés au marché et aux économistes, accusés d’être les ennemis des pauvres.

Dès le début, on voit poindre le rôle de l’aristocratie foncière, dont on comprend clairement l’intérêt à défendre des positions protectionnistes. Ce qui amènera le mouvement ouvrier à évoluer dans les siennes, sous l’influence d’une gauche finalement ralliée au libre-échange en 1900 et de la théorie de la rente de Ricardo, qui rencontre un fort écho en Grande-Bretagne comme aux États-Unis.

La révolution marginaliste et la vive influence de la synthèse d’Alfred Marshall à travers ses Principes d’économie politique vont marquer durablement les esprits, débouchant sur une nouvelle théorie de la valeur, une nouvelle analyse de la concurrence et de nouvelles analyses de l’incidence fiscale.

Mais c’est surtout ensuite les travaux d’Edgeworth et plus encore de Pigou qui vont inspirer le libéralisme de gauche décrit par David Spector, à travers l’action publique appuyée sur les signaux de marché, en particulier l’analyse en termes d’externalités (positives et négatives), loin des controverses politiques.

 

Libre-échange et protectionnisme

Dans une deuxième partie intitulée « les enjeux politiques de la loi de l’offre et de la demande en France », David Spector s’intéresse en particulier à l’ambiguïté de la gauche face au libre-échange.

L’occasion de retracer l’histoire de l’émergence de la culture protectionniste en France et de mieux percevoir les raisons qui ont abouti, très tôt, dès la moitié du XIXe siècle, à ce que la France soit plutôt protectionniste et la Grande-Bretagne plutôt libre-échangiste.

Les socialistes, initialement libre-échangistes, évoluent en effet vers le protectionnisme jusqu’à s’accorder dans les années 1840 avec les industriels et les propriétaires fonciers menacés par les producteurs étrangers, au nom d’une hostilité générale au principe de la concurrence.

Et on comprend bien comment, non seulement cette différence d’approche entre Français et Britanniques est liée à la différence de structure de l’économie (grand nombre de petits paysans propriétaires en France, notamment, contre grand nombre d’ouvriers hostiles au protectionnisme agricole qui risque de renchérir le pain, en Grande-Bretagne), mais aussi aux idées (alors que le protectionnisme était plutôt du côté de la droite traditionnellement).

La gauche française oscille entre l’opposition au protectionnisme au nom des intérêts des plus pauvres, et l’idée qu’il existe une affinité intellectuelle entre protectionnisme et socialisme, fondée sur le refus du laisser-faire et la demande d’une intervention de l’État dans la vie économique.

Et c’et justement sur ce point que les choses deviennent très politiques.

Les contradictions permanentes d’un Jean Jaurès, parfaitement bien mises en évidence par la narration, permettent de mieux comprendre comment les socialistes penchent finalement clairement en faveur du protectionnisme, pour d’évidentes raisons purement politiques.

Là où la droite, à l’image d’un Adolphe Thiers hostile tout autant  aux socialistes qu’ aux raisonnements « abstraits » des économistes, se montre constant dans la défense du protectionnisme, à l’instar d’un patronat conservateur, qui éprouve moins de complexes à assumer des positions opportunistes mues par ses seuls intérêts, ou encore la gauche radicale qui est, par essence, résolument contre la concurrence, l’économie politique et le libre-échange.

Pour beaucoup de socialistes, la critique de l’ordre social paraît incompatible avec la défense du libre-échange : comment un socialiste pourrait-il refuser l’ingérence de l’État dans les échanges internationaux s’il réclame son intervention pour corriger les injustices nées du libre jeu du marché ? Ce contraste est à l’opposé de celui qui structure les discours à droite, où on justifie le libre-échange par des principes généraux, et la protection par une démarche pragmatique, méfiante à l’égard des raisonnements abstraits.

Seuls, en fin de compte, ou quasiment, des économistes tels que Yves Guyot, Léon Say, le banquier Édouard Aynard, ou encore le directeur du Journal des économistes, Gustave de Molinari, se posent en ardents défenseurs du libre-échange, à la Chambre des députés et dans la presse.

Mais ces auteurs ne trouvent nullement grâce aux yeux de David Spector, pas plus que Paul Leroy-Beaulieu un peu plus loin d’ailleurs, puisque celui-ci les traite purement et simplement d’extrémistes et de caricaturaux, allant jusqu’à leur reprocher d’avoir induit, par réaction, une affinité profonde entre protectionnisme et socialisme.

David Spector
David Spector

Il leur préfère, de loin, l’alliance des libéraux et socialistes en Grande-Bretagne, par exemple sous le gouvernement d’un Lloyd George, où les concessions des uns et des autres aboutissent à la fois au libre-échange et aux réformes sociales.

Arrivé à 1900, on peut dire que le libre-échange l’a durablement emporté en Grande-Bretagne, tandis que la gauche française est clairement la moins libre-échangiste d’Europe et que la Troisième République verse de plus en plus dans le protectionnisme (à rebours de Napoléon III, qui avait signé en 1860 un traité de libre-échange avec la Grande-Bretagne). Ce qui aura des conséquences sur la modernisation qui, selon les dires du Général de Gaulle lui-même, a pris ce faisant un retard préoccupant, l’économie française évoluant peu, à l’abri de la protection.

 

Le rejet français de l’Homo œconomicus

David Spector montre ensuite comment, en France spécifiquement, le rejet du marché et de l’Homo œconomicus sont forts. De la part aussi bien des protectionnistes, libéraux (concept d’homo oeconomicus, mais bien sûr pas marché), sociologues (Auguste Comte, Émile Durkheim, plus tard Pierre Bourdieu) et juristes proches de l’école historique allemande (dont les idées s’imposent à l’Université dès lors que l’enseignement économique devient obligatoire dans les facultés de droit en 1877), que des solidaristes de centre gauche, à l’image d’Alfred Fouillée, hostiles à la concurrence.

David Spector défend, à l’inverse, une nouvelle fois l’approche « libérale de gauche […] nourrie par l’analyse économique, qui privilégie une action publique reposant sur le signal-prix susceptible d’influencer les comportements, plutôt que sur un contrôle direct ».

Et il étripe en passant, de nouveau, les raisonnements de ceux qu’il se complait à appeler les « ultra-libéraux », à qui il dénie le caractère scientifique de l’approche, préférant les qualifier de simples « militants », leur reprochant en particulier leur méfiance à l’égard de la modélisation mathématique « parce qu’elle impose une rigueur logique qui force à nuancer les affirmations péremptoires dont ils sont coutumiers ».

Ceux qui trouvent grâce à ses yeux sont plutôt Jules Dupuit, en tant que précurseur du marginalisme, Augustin Cournot, dont les raisonnements préfigurent la future théorie des jeux, et surtout Léon Walras, le génial concepteur de la théorie de l’équilibre général.

David Spector s’appuie ensuite sur l’exemple de la loi ALUR de 2014 relative à l’encadrement des loyers en France (ou loi Duflot) pour montrer l’incidence que peut avoir l’interventionnisme socialiste hostile au marché et à la loi de l’offre et de la demande en matière de logement.

Si la démonstration sur les effets pervers entraînés, appuyée qui plus est sur les expériences concrètes de New York et du Massachussetts, est convaincante (effet de rationnement, hausse des durées de location et paralysie du marché, inadéquation accrue entre le logement désiré et celui loué, baisse de la qualité des logements en raison de leur moindre entretien, report d’une partie de la demande vers les logements non régulés dont les loyers augmentent, risque de montée des discriminations, etc.), l’auteur énumère ensuite une série de mesures dans l’esprit du libéralisme de gauche qui ont pu servir d’inspiration, depuis, au gouvernement Philippe : taxation de la richesse foncière, stimulation de l’offre, remise en cause partielle des aides au logement.

Sur ce dernier point, se livrant à une analyse marshallienne, David Spector montre ce qu’Emmanuel Macron et le gouvernement Philippe mettent en avant à juste titre : que dans une situation d’offre inélastique, liée aux limites physiques et réglementaires de l’augmentation de l’offre de logements sociaux, les aides bénéficient de manière indirecte aux propriétaires, en faisant augmenter les loyers (« les aides diminuent le coût réel du logement pour les locataires, ce qui augmente leur demande. Si l’offre ne peut pas augmenter, le déséquilibre induit ne peut être résorbé que par une augmentation des loyers qui ramène la demande à son niveau initial »). Affirmation confirmée par des études empiriques portant sur la période 1973-2002 et après, confirmée par des observations dans d’autres pays qui ont connu ce type de dispositif.

 

La concurrence est-elle de gauche ou de droite ?

Tel est le titre de la dernière partie du livre.

David Spector commence par y revenir sur le droit de la concurrence, en remontant aux premières lois anti-trusts aux États-Unis, suite aux grands mouvements d’ententes et de concentrations au moment de l’essor industriel qui a suivi la guerre de Sécession, qui ont abouti entre autres au démantèlement d’un grand groupe comme la Standard Oil. Ces lois ont été assouplies dans les années Reagan et Bush, sous l’influence des critiques d’universitaires et juges de Chicago (Richard Posner et Robert Bork), déplorant la tendance excessive de la jurisprudence à attribuer trop systématiquement aux grandes entreprises des stratégies d’éviction des concurrents, sans en examiner suffisamment les fondements.

Avant que de nouvelles réflexions fondées sur la théorie des jeux et les asymétries d’information ne viennent transformer de nouveau le droit de la concurrence, devenu plus complexe, justifiant une politique de concurrence « active ».

Mais l’auteur montre surtout que l’analyse économique seule n’entre pas en jeu. L’influence politique y est non négligeable, le droit de la concurrence étant plus dur sous les mandats démocrates, jugés plus « progressistes » en la matière, que républicains, accusés parfois de laxisme par leurs opposants.

Il n’en reste pas moins, et l’auteur le montre à travers l’évolution des théories économiques et des études empiriques qui le valident, que la concurrence est un facteur essentiel d’accroissement de la productivité, de stimulation de l’innovation (via notamment la destruction créatrice) et d’efficacité économique.

Suivent des pages passionnantes sur les grands débats qui ont agrémenté le XIXe siècle, puis leur évolution dans le temps jusqu’à aujourd’hui, études empiriques à l’appui : le dilemme des socialistes au sujet de l’antinomie de la concurrence, les tentatives de réponses par la rationalisation et la régularisation (économies d’échelle, concentrations…), l’opposition entre bonnes et mauvaises ententes, le débat sur les cartels, le rôle positif ou négatif de l’intervention de l’État, les monopoles naturels, les positions avisées d’Alfred Marshall contre les clichés de la concurrence impossible, les fausses croyances des protectionnistes quant aux effets de la concurrence qui augmenterait les inégalités (fausses lorsqu’on considère les effets en termes d’équilibre général).

Autant de questions passionnantes que je n’évoquerai pas en détail ici, de manière à ne pas allonger encore la longueur de cet article (mais qui doivent encourager à lire le livre).

Pour ce qui concerne le cas de la France, après l’abolition des corporations (Turgot dans un premier temps en 1774, puis le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier en 1791), ce sont les comptoirs (surtout à partir de la dépression qui commence en 1873), qui constituent les nouvelles formes d’entente (et les consortiums durant la Première Guerre mondiale). Les socialistes et radicaux oscillent alors entre combat contre les ententes et buts révolutionnaires (la concentration, qui doit mener progressivement au monopole, puis à la nationalisation).

En revanche, nous dit l’auteur, les économistes libéraux présentent une certaine singularité, l’État étant selon eux la source de tous les maux, et les mesures contre les ententes n’étant ni nécessaires ni efficaces à leurs yeux.

Mais peu à peu se profile la fin du délit de coalition, sous prétexte de rationalisation de la production, par le jeu des intérêts communs, même si opposés, entre patronat et certains radicaux de gauche. Paradoxalement, à part certains centristes de gauche, minoritaires, ce sont les communistes qui s’opposent le plus à ces ententes, bien que pourtant opposés au principe de la concurrence.

Partout, États-Unis, France, Allemagne, et même en partie Grande-Bretagne avec l’arrivée de la crise et de la déflation (Keynes lui-même se prononce alors en faveur des cartels, même si sa position est minoritaire chez les universitaires et qu’il évoluera sur cette question par la suite), les années 1920 constituent l’heure de gloire des ententes.

Finalement, passé le choc des années 1920 et la perte de confiance en les mécanismes de marché, ce sont trois approches nationales différentes qui vont prévaloir au niveau de la politique européenne, les positions des uns et des autres évoluant parfois de manière assez radicale.

Et après la Seconde Guerre mondiale, on assiste au retour en grâce de la concurrence, sous l’influence à la fois des États-Unis et en lien avec l’intégration économique de l’Europe. Même si la France demeure plus antilibérale que l’Allemagne et la Grande-Bretagne.

Cette dernière, après la parenthèse des années 1970 puis les années Thatcher, trouvera en Tony Blair et le courant socialiste libéral le continuateur de la tradition qui va de Mill, puis Marshall et Clark aux idées néo-classiques et Keynes, Hicks ou Meade.

Quant à l’Allemagne, en particulier après l’épisode nazi et la collusion avec les cartels, elle tourne la page en s’en remettant aux idées de l’ordolibéralisme, favorable à l’entreprise privée et à l’intervention de l’État pour garantir le bon fonctionnement de la concurrence, auquel adhèrent y compris les sociaux-démocrates, qui se distinguent ainsi du libéralisme de gauche anglo-américain sur les questions macroéconomiques et des prescriptions keynésiennes, la relance monétaire nazie leur ayant laissé un mauvais souvenir, lui préférant désormais la règle de l’équilibre budgétaire et de la stabilité des prix.

Reste la France, dont on connaît le programme dirigiste d’après-guerre, à travers les nationalisations, le contrôle des prix, le rôle central de l’État, le Plan, le contrôle de l’activité des banques. Un tournant libéral a toutefois lieu en 1948, permettant tout au moins d’atténuer les effets désastreux de la politique engagée. Et les politiques publiques, qui demeurent, sont davantage tournées vers l’expansion.

Ce n’est, finalement, qu’à l’instauration du Marché Commun que l’on doit la véritable entrée de l’économie française dans un régime concurrentiel, en particulier lors de l’entrée en vigueur du plan Pinay-Rueff.

Mais la libéralisation de l’économie française prendra beaucoup de temps, malgré l’ensemble des rapports à la suite de celui d’Armand-Rueff, restés la plupart du temps sans effet à court terme, comme on le sait, face aux nombreuses embuches et à une hostilité particulière au marché et à la concurrence dans notre pays, dont David Spector nous rappelle la teneur de manière assez détaillée, tout en montrant comment les gouvernements français successifs se singularisent dans les instances européennes en manifestant des positions peu favorables aux mécanismes de marché, les capitaines d’industrie n’étant pas les derniers à encourager les politiques à aller en ce sens, retardant constamment l’ouverture à la concurrence dans la plupart des secteurs (PAC, marché de l’électricité, transport ferroviaire, etc.), nuisant ainsi à l’efficacité économique et entraînant derrière eux un certain nombre d’autres pays.

 

Un antilibéralisme consternant

Un ouvrage passionnant, donc, malgré les petites réserves dont j’ai pu faire état et qui met particulièrement bien en lumière cette spécificité française de l’aversion aux mécanismes de marché qui, hélas, dure.

Au grand dépit de David Spector, qui conclut :

«De fait, on est parfois saisi de vertige devant la similarité de certains discours déployés contre la concurrence ou « les économistes » à la fin du XIXe siècle et aujourd’hui, ou par la répétition de certaines configurations politiques – en particulier celle qui voit converger un antilibéralisme d’idées, à gauche, et un antilibéralisme d’intérêts, à droite. »

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  • « L’auteur se montre, par ailleurs, très dur à l’égard de Ronald Reagan et Margaret Thatcher »
    Je trouve ça plutôt malin de la part de David Spector, car sa cible étant les intellectuelles de gauche, cela permet de les appâter pour leur parler libéralisme sans qu’ils ne referme le bouquin tout de suite.

    • @ GN
      R.Reagan et M.Tatcher ne sont que des noms de politiciens! On sait qu’un président aux U.S.A. est très loin d’être seul au pouvoir: il est seul à le « personnifier »!

      Un premier ministre britannique est lui, un quasi chef de l’état et de l’exécutif, en tout cas de son gouvernement, la Reine étant le symbole respecté qui ouvre en grande pompe, par exemple, la session des chambres renouvelées!

      Je ne suis pas sûr que j’aurais apprécié être britannique sous M.Tatcher, mais bien plus, citoyen U.S. sous R.Reagan!

      Et « L’auteur se montre, par ailleurs, très dur à l’égard de Ronald Reagan et Margaret Thatcher », c’est bien gentil, mais comment, pourquoi, avec quels arguments? Mystère: nous n’en saurons rien!

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