Par Gérard Dréan.
La première partie de cet article traite de la pensée économique de Démocrite à Bastiat.
Pour l’histoire conventionnelle, la révolution marginaliste des années 1870 marque le début de l’ère moderne de la discipline économique. En particulier, l’introduction du raisonnement mathématique aurait enfin conféré à l’économie le statut de science.
La réalité est plus complexe. Entre les trois fondateurs de l’école marginaliste, Menger, Jevons et Walras, il y a bien un point d’accord – leur conception de la valeur – mais aussi des points de désaccord, dont justement l’usage des mathématiques et plus fondamentalement la nature même de la discipline économique.
La conception de la valeur
Sur la valeur, ces trois auteurs retrouvent plus ou moins indépendamment des idées déjà proposées par des auteurs de l’école classique française comme Galiani ou Turgot : pour chaque agent, la valeur de chaque unité d’un bien est d’autant plus faible que la quantité totale qu’il en possède est plus élevée, et c’est à partir de ces valeurs « marginales » d’une unité supplémentaire que les échanges déterminent les prix.
Du même coup, ils réaffirment la conception subjective de la valeur, puisque la valeur d’un même bien est différente pour chaque agent, peut varier au fil du temps pour un même agent, et que cette différence est même la condition sine qua non de l’échange. Sur ce point fondamental, le marginalisme est donc cohérent avec les classiques français et en rupture avec les classiques anglais.
Mais cette révolution marginaliste est aussi associée à d’autres novations sur lesquelles nos trois auteurs ont des positions très différentes, même si on a aujourd’hui tendance à prêter à tous les trois des positions qui sont celles du seul Walras. Les plus importantes de ces différences portent sur la conception même de l’économie en tant que discipline, où s’affrontent deux positions extrêmes : celle de Walras et celle de Menger, Jevons occupant une position intermédiaire.
Mais des conceptions différentes de l’économie en tant que discipline
Walras et Jevons prennent explicitement pour modèle les sciences physiques et privilégient l’étude mathématique des équilibres en utilisant des modèles formels simplifiés, alors que les classiques, ceux de l’école anglaise comme ceux de l’école française, considéraient que l’économie et les sciences physiques sont des disciplines de natures fondamentalement différentes et que les méthodes applicables à l’une ne sont pas applicables à l’autre.
Pour comprendre cette opposition, il faut revenir sur les conceptions épistémologiques et méthodologiques des classiques, que tous ont pratiquées de façon spontanée mais que Say a été le premier à expliciter dans le Discours préliminaire de son Traité, et auxquelles Nassau William Senior1, John Stuart Mill2, John Elliott Cairnes3, et jusqu’à John Neville Keynes4 (le père…) ont consacré des ouvrages entiers.
Les économistes classiques se donnaient pour tâche d’expliquer les phénomènes réels en débrouillant les liens qui lient les causes et les effets, comme le font toutes les sciences. En même temps, ils comprenaient que le système particulier qu’ils cherchaient à expliquer est extraordinairement complexe, que chaque acte élémentaire produit une multitude d’effets, et que chaque effet résulte d’une multitude de causes.
Leur méthode consiste donc à étudier les effets de chaque cause prise séparément, en isolant par la pensée les différentes modalités de l’action humaine pour en dériver les effets par un raisonnement logique. Quand par exemple John Stuart Mill utilise la fiction d’un homo economicus qui n’obéit qu’à ses intérêts matériels immédiats, il ne dit pas que l’homme réel n’obéit qu’à son intérêt, ni qu’il devrait le faire. Cela signifie seulement qu’à ce stade de son étude, l’économiste choisit d’étudier les conséquences de la recherche par chaque individu de son intérêt, en faisant temporairement abstraction de ses autres motivations.
Cette méthode d’analyse est celle des sciences physiques. Elle est abstraite au sens propre du mot, puisqu’elle consiste à extraire de la réalité chaque facteur tour à tour pour raisonner séparément sur chacun. Mais en appliquant ce raisonnement abstrait, les économistes classiques restent réalistes. Les hypothèses qui définissent ces cas simplifiés ne sont pas arbitraires et choisies uniquement pour faciliter le raisonnement, mais sont tirées de l’observation des êtres humains réels et des sociétés humaines réelles.
D’autre part ils n’oublient pas que, dans la réalité, toutes ces causes sont simultanément présentes. Ils savent aussi que, par leur nature même, ces relations causales élémentaires ne sont pas vérifiables par l’expérience comme pour les sciences physiques. S’agissant des sociétés humaines, non seulement il est impossible d’imaginer un dispositif expérimental qui isolerait un phénomène élémentaire, mais l’observation des faits bruts n’est elle-même pas concluante. Comme pour tous les phénomènes complexes, même purement physiques, il est impossible d’identifier toutes les causes qui interviennent dans la production d’une situation réelle ; de plus, comme dans toutes les disciplines où intervient l’action humaine, même les phénomènes élémentaires sont imprévisibles et non quantifiables, donc on ne peut ni comparer ni sommer leurs effets.
Ces constats impliquent que la formulation mathématique est inapplicable, et plus généralement que les méthodes des sciences physiques ne sont pas utilisables en économie, pas plus que dans les sciences humaines en général. C’est précisément cette position, appelée dualisme méthodologique, que contestent Jevons et Walras : pour eux, l’économie doit prendre pour modèle les sciences physiques, plus précisément la mécanique rationnelle, et utiliser les mêmes méthodes mathématiques.
Utiliser une méthode mathématique pour l’économie ?
Jusque là , à part Bernoulli, Cournot et quelques rares autres, les économistes ont résisté à cette tentation. Ceux qui ont abordé les questions méthodologiques ont justifié ce rejet, par exemple Say :
« Ce serait vainement qu’on s’imaginerait donner plus de précision et une marche plus sûre à cette science, en appliquant les mathématiques à la solution de ses problèmes. Les valeurs et les quantités dont elle s’occupe, étant susceptibles de plus et de moins, sembleraient devoir entrer dans le domaine des mathématiques ; mais elles sont en même temps soumises à l’influence des facultés, des besoins, des volontés des hommes ; or, on peut bien savoir dans quel sens agissent ces actions diverses, mais on ne peut pas apprécier rigoureusement leur influence ; de là l’impossibilité d’y trouver des données suffisamment exactes pour en faire la base d’un calcul. »5
Menger maintient explicitement cette position, opposée à celle de Walras et Jevons : une formulation mathématique des phénomènes économiques n’est possible qu’en évacuant tout ce qui fait leur substance, et doit donc être condamnée sans appel. Cette même position a été soutenue, et pour la même raison, par de grands mathématiciens (Laplace, puis Poincaré dans sa correspondance avec Walras). Certains qui ont abordé les questions économiques, comme Dupuit, se sont bien gardés d’y utiliser la formulation mathématique. Ce n’est donc pas l’ignorance ou la négligence qui motive ce rejet, comme les économistes mathématiciens contemporains le prétendent souvent, mais une réflexion sur la nature même des phénomènes économiques d’une part, des mathématiques d’autre part.
Jevons et Walras pensent au contraire que l’utilisation du raisonnement mathématique est indispensable pour faire de l’économie une science rigoureuse. Mais alors que Jevons reste en accord sur le fond avec la conception causale-réaliste des classiques et ne voit dans le raisonnement mathématique qu’un outil pour progresser dans l’analyse des situations réelles grâce à la formalisation de modèles partiels, Walras et ses disciples veulent construire un modèle mathématique général de l’économie pour fonder l’« économie politique pure ».
Puis, ayant démontré que ce modèle imaginaire possède des propriétés qu’ils jugent intéressantes (dont la « Pareto-optimalité »), ils l’érigent en norme d’organisation sociale et cherchent avec l’« économie sociale » et l’« économie politique appliquée » les moyens de contraindre la réalité à se conformer à ce modèle.
Modifier le réel pour qu’il soit conforme au modèle
Nombre d’économistes commencent alors à confondre deux sens du mot « modèle » : représentation du réel d’une part, norme de comportement de l’autre. Tant qu’il ne s’agit que de formaliser une représentation approchée d’un phénomène réel dans le but d’en faciliter l’étude, comme le propose Jevons, il n’y a que demi-mal. À condition de procéder à une discussion des résultats de cette étude, comme on le fait en physique, pour se demander ce qui en advient quand on réintroduit dans le raisonnement les facteurs qu’on a ignorés en construisant le modèle.
Il devient alors clair que la rigueur du raisonnement ne suffit pas pour rendre les conclusions valides dans le monde réel. Et s’il y a désaccord entre le modèle et la réalité, on en conclut qu’il faut changer de modèle.
Si au contraire le modèle est pris comme une norme, tout désaccord entre modèle et réalité doit se résoudre par un changement de la réalité. Par un véritable coup de force intellectuel, l’économiste se croit autorisé à préconiser des actes politiques destinés à forcer les acteurs économiques à agir conformément à un modèle qu’il a construit avec pour seul objectif qu’il se prête à la formalisation mathématique. Par exemple, il recommande une législation qui rende la concurrence réelle conforme à la mythique « concurrence pure et parfaite ».
Les économistes ne se sont pas immédiatement précipités dans la voie que leur proposait Walras. Les plus critiques, comme les « autrichiens » disciples de Menger, ont continué à juger que le simple fait qu’un modèle puisse être formulé sous forme d’équations solubles par des méthodes algébriques lui interdit a priori de représenter une quelconque réalité économique.
La plupart des autres ont d’abord suivi Jevons en appliquant avec plus ou moins de bonheur l’outillage mathématique à l’approche causale-réaliste des classiques. Marshall par exemple, dans la ligne de Jevons, reste très réservé. Non content de confiner les développements mathématiques aux annexes de ses ouvrages, il donne en 1906 ces conseils à un jeune économiste :
« (1) Use mathematics as a short-hand language, rather than as an engine of inquiry. (2) Keep to them till you have done. (3) Translate into English. (4) Then illustrate by examples that are important in real life. (5) Burn the mathematics. (6) If you can’t succeed in 4, burn 3. This last I did often. ».
« (1) Utilisez les mathématiques comme un langage sténographique plutôt que comme un instrument de recherche. (2) Continuez jusqu’à ce que vous ayez fini. (3) Traduisez en anglais (4) Puis illustrez par des exemples qui sont importants dans la vie courante. (5) Brûlez les mathématiques (6) Si vous échouez dans l’étape 4, brûlez les résultats de l’étape 3. Cette dernière étape, je l’ai faite souvent. »
Et n’oublions pas que le jeune Marshall s’était d’abord illustré dans le domaine des mathématiques !
Mais les économistes oublient progressivement ces réserves. À partir des années 1930, pour la majorité des économistes et des observateurs, l’utilisation des mathématiques est devenue partie intégrante de la définition de la discipline, présentée comme un progrès radical qui garantit la scientificité de l’économie par opposition aux sciences « molles » que sont les autres sciences humaines.
Mais si le rejet des mathématiques est une conséquence directe de la conception classique de l’économie, leur érection en méthode obligée doit en bonne logique impliquer une conception différente de la discipline elle-même. Pour les classiques, la méthodologie est une conséquence obligée de leur épistémologie. Si on impose des méthodes différentes, les bases épistémologiques doivent nécessairement être différentes.
Des économistes néoclassiques en rupture avec la conception classique
Reprenons les trois épithètes qui caractérisent l’école classique, aussi bien sa version anglaise que sa version française : causale, abstraite, réaliste. En quoi les néoclassiques adeptes de l’économie mathématique rompent-ils avec cette conception ?
Le procès en irréalisme n’est plus à faire, qu’il s’agisse du modèle de l’agent omniscient capable de calculer instantanément la solution optimale d’un programme linéaire formé d’un nombre pratiquement infini d’équations, de l’hypothèse de fonctions de préférence continues et dérivables ou du mythique « commissaire-priseur » qui tient un rôle central dans l’équilibre économique.
On objectera peut-être qu’il s’agit d’un modèle de même nature que l’homo economicus des classiques, mais il ne s’agit pas du même processus d’abstraction. Les classiques extraient de la réalité certains traits pour en étudier les effets isolément, mais cherchent à dégager des lois qui restent valables quand on prend également en considération ce qu’ils ont provisoirement ignoré. De même que le physicien étudie séparément la gravitation (dans le vide) et la résistance de l’air (en déplacement horizontal), mais formule la loi de la gravitation de façon qu’elle reste vraie en présence de la résistance de l’air et puisse se combiner avec elle.
Les néoclassiques, eux, construisent ex nihilo des fictions totalisantes qui ne sont aucunement des approximations de la réalité observable, mais le plus souvent sa négation, et ne pourraient ainsi être utiles que dans un raisonnement contrefactuel. Les modèles classiques représentent une partie du réel, les modèles néoclassiques quelque chose d’irréel.
Au vingtième siècle, Milton Friedman a tenté de défendre cet irréalisme en proposant la position dite « instrumentaliste » : peu importe le réalisme des hypothèses, pourvu qu’elles permettent des prévisions vérifiables. Le problème, c’est justement que les prévisions des économistes sont régulièrement démenties par les faits, ce qui ne permet en rien de valider les hypothèses, bien au contraire. Correctement appliqué, le critère de Friedman, loin de justifier la méthodologie walrasienne, la condamne. Mais cela n’ébranle pas ceux qui voient les modèles comme des normes. Pour eux, le réalisme des hypothèses n’est pas un problème, puisque l’objectif est justement de faire en sorte que la réalité se calque a posteriori sur le modèle.
Enfin, les néoclassiques abandonnent de fait l’approche causale. En focalisant leur attention sur les situations d’équilibre, ils éliminent le temps de leur raisonnement et évacuent ainsi la notion même de causalité, dont on sait depuis Aristote qu’elle implique la succession dans le temps. À l’équilibre, les actions des agents sont censées avoir produit tous leurs effets, et les économistes n’étudient que l’état qui en résulte, non les processus par lesquels les phénomènes s’enchaînent. Il s’interdisent ainsi d’expliquer les phénomènes réels par leurs causes, ce qui est pourtant le but de toute science. Ce constat d’échec conduit certains auteurs à des tentatives pathétiques de réintroduire la causalité à travers des monstruosités logiques en forme d’oxymores comme la « causalité simultanée » ou la « causalité réciproque ».
La « révolution marginaliste » est donc loin d’être homogène. Menger, suivi par ses disciples de l’école autrichienne, incarne la continuité en restant fidèle à la conception causale réaliste et au dualisme méthodologique des classiques. En abandonnant l’épistémologie classique pour adopter les méthodes de la mécanique rationnelle, Walras, et à un degré moindre Jevons, inaugurent un courant déviant qui deviendra hégémonique soixante ans plus tard, de plus en plus abstrait mais qui n’est plus ni causal ni réaliste, ni donc scientifique. Ce que le marginalisme a de réellement révolutionnaire marque l’entrée d’une impasse : celle de l’assimilation de l’économie aux sciences physiques.
Le troisième et dernier article traitera de la « révolution keynésienne », qui a donné la primauté à l’étude des agrégats nationaux et donc au rôle de « conseiller » du Prince. Il abordera la crise actuelle de la discipline, et proposera d’en sortir en revenant à la grande tradition qui court d’Aristote à l’École dite « autrichienne ».
Cet article a été publié une première fois en janvier 2017.
- An Outline of the Science of Political Economy (1836). ↩
- Essays on Some Unsettled Questions of Political Economy, (1844) – Essay V: On the Definition of Political Economy and on the Method of Investigation Proper to It. ↩
- The character and logical method of political economy (1848). ↩
- The scope and method of political economy (1891). ↩
- Traité d’économie politique, discours préliminaire (1803). ↩
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