Alain Besançon : Les origines intellectuelles du léninisme (I)

Voici les origines russes du léninisme qui était au cœur du régime soviétique.

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Alain Besançon : Les origines intellectuelles du léninisme (I)

Publié le 4 mai 2023
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Alain Besançon a sans doute été un des meilleurs analystes du totalitarisme.

En ces temps de discussion sur le communisme dans les pages de Contrepoints, il est bon de rappeler son œuvre. Je propose donc un article en deux parties qui résume à gros traits Les origines intellectuelles du léninisme. C’est l’occasion, peut-être, d’inciter à la lecture de cet ouvrage fondamental écrit par un déçu lucide du communisme. L’image restée flatteuse de l’idéologie née en Russie démontre, hélas, que les « leçons du passé » n’apprennent rien à celui qui ne veut pas savoir.

Dans cette première partie, nous irons en compagnie de l’auteur à la recherche des origines russes de l’idéologie qui était au cœur du régime soviétique.

 

D’Occident en Russie, Alain Besançon enquête sur les origines

L’idéologie est fille de la science moderne et l’affirmation du principe de raison. La Révolution française voit naître le type de l’idéologue sincère et désintéressé qui croit tout ce qu’il dit. Vous aurez reconnu Robespierre, une étonnante préfiguration de Lénine. Parallèlement aux Lumières, le piétisme allemand rêve d’une fin des temps marquée par une société nouvelle, démocratique et égalitaire. Mais l’idéologie proprement dite se constitue avec Marx et Engels : se prétendant scientifique, elle vise à transformer la société tout en promettant un salut.

Pourtant, le communisme n’a pris réalité ni en France ni en Allemagne, mais en Russie.

Telle est l’énigme qu’offre le léninisme. Alain Besançon va donc démêler les éléments qui, en Russie, ont nourri la pensée et l’action de Lénine, le père du totalitarisme.

La Russie est marquée au début du XIXe siècle par le courant slavophile qui nourrit un profond ressentiment pour l’Occident. Le refus de l’économie d’entreprise et du capitalisme, de l’individualisme libéral, le mépris du droit, caractérisent le slavophilisme.

La Russie se distingue alors de l’Occident par la précocité de l’État et le retard de la société. Bakounine inaugure les deux constantes du mouvement révolutionnaire russe, le maximalisme et le Parti. Le Parti, instrument de salut, requiert le dévouement absolu.

Au courant slavophile succède le populisme. Pour Herzen, un de ses représentants, la Russie est socialiste par essence. Mais tous ces penseurs sont encore assez isolés.

 

L’intelligentsia, réservoir des partis révolutionnaires

Vers 1850 naît en Russie l’intelligentsia. Pour Alain Besançon, trois conditions ont été nécessaires à son apparition.

  1. L’existence d’un système d’éducation nationale contrôlée par l’État qui forme des générations toutes coulées dans le même moule.
  2. L’incapacité de la société civile d’imposer à cette jeunesse ses propres valeurs.
  3. La crise de l’Ancien Régime sous le règne d’Alexandre II qui contribue à détacher de la société civile la partie la plus radicale.

 

Mais tout cela n’est pas suffisant. C’est l’idéologie qui va séparer l’intelligentsia de ceux qui sont attachés aux idées « bourgeoises ». L’idéologie propose un système complet de société : peu importent les réformes réelles entreprises ou réalisées, le régime en place est démonisé. Mais l’idéologie vise surtout à séparer l’intelligentsia de la société civile : entrer dans la vie normale relève de la trahison. L’intelligentsia n’agit jamais en son nom, mais prétend représenter les intérêts supérieurs du peuple. Elle finit par s’effacer et se dissoudre dans les partis révolutionnaires.

 

L’Homme nouveau et le Parti : Tchernychevski et Netchaev

Que faire ? Tel est le titre du roman de Tchernychevski (1863) qui met en scène le héros parfait, Rakhmetov. L’homme doit se rééduquer et rééduquer la société. Le sous-titre du roman est « Récit sur les hommes nouveaux ». Cet Homme nouveau doit être disponible et exemplaire pour l’humanité. Seule une ascèse très stricte permet de se dégager des habitudes prises. L’importance du roman repose moins, note Alain Besançon, sur le programme, assez composite, mais sur sa conception de l’action politique. Elle est salut. Le type de l’idéologue révolutionnaire se forme ainsi dans les années 1860 sans qu’il y ait encore d’idéologie élaborée.

De même, le Parti a d’abord été rêvé dans le Catéchisme du révolutionnaire de Netchaev (1869). « Notre mission est la destruction terrible, totale, générale, impitoyable. » Le révolutionnaire quitte père et mère, coupe toutes ses racines. Il n’est pas un révolutionnaire s’il a pitié de quelque chose dans ce monde. L’amitié est remplacée par la solidarité. Seul importe le bien de la cause révolutionnaire.

Dostoïevski va être le premier à voir dans le mouvement révolutionnaire une école de folie, notamment dans Les Démons (1871-1872). Mais, à la raison devenue folle de l’idéologie, Dostoïevski oppose un irrationalisme généralisé. L’Occident est condamné tandis que la Russie est porteuse de l’avenir, le peuple russe incarnant le Christ. Chez Dostoïevski, le démon n’est point surhomme mais ange. L’enfer a ceci de préférable qu’il est un lieu évangélique. Il ne peut s’empêcher de préférer les jeunes démons révolutionnaires au monde tel qu’il va, l’Occident étant de toute façon condamné.

 

Le marxisme naît en Russie, rappelle Alain Besançon

Le netchaevisme était un activisme pur, sans programme. Ce programme, les Russes vont le puiser chez Karl Marx. Le premier livre du Capital a été traduit en russe en 1872, soit cinq ans avant sa publication allemande et 15 ans avant son édition anglaise. Le gouvernement russe considérait en effet l’ouvrage comme une condamnation de l’ordre social en Occident. Pour Marx comme pour les hauts fonctionnaires tsaristes, il n’y avait pas de capitalisme en Russie.

Les premiers marxistes sont ainsi russes, note Alain Besançon. Le Capital en mains, ils savent désormais contre quoi ils combattent. Pour Tkatchev, les masses n’ont ni la capacité ni l’envie de se libérer. Seuls savent les « hommes de l’avenir » qui ressemblent beaucoup aux « hommes nouveaux » de Que Faire ?

À la différence de l’Occident, l’État russe n’est pas un État de classe. Étant neutre, il peut être détourné vers une autre fin. Tkatchev écrit donc :

« Le but prochain et immédiat de la Révolution, c’est de conquérir ce pouvoir et de transformer l’État conservateur en un État révolutionnaire. »

 

Du Parti rêvé au Parti ébauché

Le Parti tel que Tkatchev l’imagine est résolument minoritaire. Le peuple est la force brute indispensable. « La minorité révolutionnaire » doit la « diriger habilement vers la destruction des ennemis de la révolution. » Une fois réalisé le programme de la dictature, l’État doit s’affaiblir progressivement, débouchant sur le mythe anarchiste. Ce que Tchekaev avoue ingénument, Lénine devait le réaliser en pratique. Mais à lire Lénine, ce n’est pas le Parti qui fait la révolution, mais la classe ouvrière et les masses paysannes.

Zemlia i Volia offre pour Alain Besançon un exemple intéressant du mouvement révolutionaire russe. Il faut faire la révolution « le plus tôt possible » pour empêcher la corruption du peuple par « le développement du capitalisme ». Le Parti avait adopté notamment des statuts en 1878. La vie privée de chacun est sous contrôle. « La fin justifie les moyens » est-il décrété. Le Parti est centralisé. Cette tentative d’unir terroristes et propagandistes devait être éphémère, mais elle préfigure le Parti bolchévique.

 

La Russie change, mais pas l’idéologie

La social-démocratie se veut au contraire modérée.

Pour Plekhanov, aucun comité ne peut représenter la classe ouvrière et se substituer à elle. Il n’y a pas de raccourci pour la Russie, qui doit suivre l’école de l’Occident, le capitalisme. Le marxisme a dévoilé le plan de l’Histoire et il faut faire confiance aux masses.

Aussi la révolution doit être en deux temps : « bourgeoise démocratique » puis la « dictature du prolétariat », à savoir le gouvernement de l’immense majorité sur une infime minorité d’exploiteurs.

Or, dans les années 1900, souligne Alain Besançon, la Russie se modernise. Une vie politique naît, la paysannerie abandonne les jacqueries pour s’organiser, le syndicalisme ouvrier ne prend pas la route du marxisme. C’est aussi l’heure du révisionnisme de Bernstein qui souligne combien Marx s’est trompé : le socialisme n’est pas une rupture mais l’accomplissement du libéralisme.

Pour Plekhanov, cette interprétation était une trahison impardonnable. Les mencheviks refuseront d’être réformistes et passeront leur temps à prouver qu’ils sont aussi révolutionnaires que n’importe qui. Mais ce qui va séparer Plekhanov de Lénine, c’est l’attitude intérieure envers la doctrine. Plekhanov y croit sans réserve. Par son dogmatisme même, il fait confiance à cette classe ouvrière qu’il ne connait pas.

Tel est le chemin qui nous mène à Lénine, sujet de la deuxième partie de notre article.

Alain Besançon, Les origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy 1977

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Créer un compte Tous les commentaires (4)
  • Je suis toujours mal à l’aise quand on étudie à postériori ces monstruosités cherchant à trouver un mécanisme logique, pensé et structuré . Moi j’y vois surtout un délire de puissance , un attrape tout des idéologies contemporaines utilisables qui servent de combustible. Il n’y a guère de véritable stratégie , c’est un incendie dévorant qui fait feu de tout bois nourri par cette féroce gloutonnerie de puissance débridée . On prête bien trop d’intelligence à ces monstres. Je trouve en revanche bien plus constructif de comprendre pourquoi à certains moments , des peuples ont pu éviter de sombrer dans ces délires , ont pu être capables de construire une société paisible et prospère . Là est la stratégie , la vraie , car construire est beaucoup plus difficile que détruire .

    • Avatar
      Abon Neabcent
      4 mai 2023 at 9 h 26 min

      Avec le recul, je vois à peu près en même temps surgir dans le monde des idées, comme point commun de nombreuses idéologies, fin 19ème débit 20ème, cette croyance en l’Homme Nouveau. Qui a aussi donné cette autre démence, le nazisme.
      Est-ce parce que l’humanité, après avoir dompté la nature s’imaginait pouvoir aussi dompter l’homme en le refaçonnant selon son bon vouloir ? S’imaginait comme condition nécessaire au changement sociétal le changement de l’homme ?
      « Tous les êtres jusqu’ici ont créé au-delà d’eux-mêmes quelque chose de supérieur à eux. Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? C’est justement cela que l’homme doit être pour le surhomme » (Nietzsche)

  • Bon article de présentation, mais qui occulte complétement le coté hérésie chrétienne manichéenne et gnostique de l’analyse de Besançon, pourtant fondamentale dans sa réflexion de l’idéologie, de « l’homme nouveau », du « grand soir » et des « lendemains qui chantent »

  • La haine et l’ envie sont de bons moteurs des totalitarismes.

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