Pourquoi et comment les intellectuels sont souvent conduits à l’aveuglement et aux erreurs les plus engageantes.
Suite de la première partie de notre présentation.
Les croyances des intellectuels
Samuel Fitoussi s’intéresse ensuite aux ressorts des croyances des intellectuels. Il montre que ces derniers ont une forte propension à penser que les décisions doivent venir d’en haut plutôt que des initiatives spontanées des individus, justifiant ainsi leur rôle d’inspirateurs des grandes décisions verticales et globales.
Leur mépris du capitalisme (et des principes de subsidiarité) est mû là encore par un ensemble de biais cognitifs : « le biais d’agentivité, qui conduit à voir une volonté là où il n’y a que le hasard ou l’ordre spontané ; le biais de narration, qui amène à construire des récits pour donner du sens à des phénomènes complexes ou désordonnés ; le biais anthropomorphique, qui pousse à attribuer des caractéristiques humaines à des systèmes abstraits ou à des entités collectives comme « le marché » ; ou encore l’illusion de régularités, qui mène à imaginer une structure dans des données en réalité aléatoires ».
Plus que le sort des malheureux, ils s’intéressent davantage à leur rôle dans l’amélioration du sort de ces derniers, en se référant plus volontiers à de grands événements de « luttes sociales » que des efforts plus spontanés qui ont marqué par exemple la forte croissance et élévation des niveaux de vie des Trente Glorieuses.
De même, ils ont une tendance instinctive et irrationnelle à haïr ce qui relève de l’histoire ou des valeurs nationales pour leur préférer tout ce qui est étranger. Georges Orwell moquait ainsi l’anglophobie de l’intelligentsia britannique, remarquant qu’ils pratiquaient une forme de nationalisme de substitution en soutenant l’URSS, à l’instar – remarque l’auteur – de ce qui se passe aujourd’hui pour le nationalisme palestinien.
L’art de se rendre indispensable
Dénoncer des problèmes est pour eux un moyen de pouvoir proposer des solutions. C’est pourquoi d’ailleurs « les intellectuels peuvent difficilement être conservateurs, puisque le conservatisme ne leur confère pas le rôle d’architecte du changement ». Ils ont plutôt tendance à encourager les ferveurs révolutionnaires par « leur haine furieuse contre la société actuelle et leur ardent désir de la détruire » (Gustave Le Bon).
Leur vision rousseauiste de la nature humaine, présumant l’Homme bon et la société corruptrice, les conduit ainsi à se poser en porteurs de solution, de la régénération de l’Homme à la déconstruction. Avec pour finalité des concepts aussi flous et opportunistes que la « justice sociale », faisant fi de la responsabilité individuelle. En tant qu’élite éclairée, leur mépris de l’homme ordinaire les conduit à prétendre, grâce à leurs théories, les rééduquer, en les concevant « comme ils devraient être » et non en les laissant choisir ce qu’eux souhaitent.
L’intellectuel a par ailleurs tendance à coller ses schémas de pensée – souvent binaires, stéréotypés et inopérants, voire autoritaires – à des questions complexes qu’il ne connaît pas (par exemple la détermination des prix ou des salaires dans une entreprise en concurrence), condamnant facilement et proposant des solutions que l’on pourrait qualifier de simplistes et déconnectées du réel, envisagée la plupart du temps en vase clos et sans raisonner en termes d’arbitrages nécessaires.
Le biais d’illusion de contrôle
Le biais d’illusion de contrôle conduit certains intellectuels, comme le notait déjà Georges Orwell au sujet des pacifistes, à se montrer plus conciliants avec l’ennemi – qu’ils pensent pouvoir influencer dans son attitude – que leur propre pays, à qui ils réservent leurs récriminations. D’où leur complaisance, pendant la guerre froide, par exemple, à l’égard de Staline, et à l’égard de la violence de manière générale, alors qu’ils condamnent celle des pays occidentaux lorsqu’il s’agit de se défendre par les armes.
Ils étaient prêts à aller dans le sens de toujours plus de concessions et d’adhésion aux récriminations des pays occidentaux, dans l’illusion que cela pourrait faire advenir la paix, ce qui explique aussi leur refus d’ouvrir les yeux et leur rejet face aux réalités du communisme.
Il en va de même aujourd’hui de l’attitude de certains à l’égard de Poutine, notamment dans la guerre engagée en Ukraine, ou dans le conflit sur la Palestine. Même chose du temps d’Hitler, avec l’illusion qu’en pratiquant massivement le désarmement unilatéral (comme certains dirigeants ont commencé à l’initier au Royaume-Uni), cela permettrait d’éviter le conflit avec l’Allemagne.
Même choses sur des sujets comme l’intégration et de nombreux autres problèmes contemporains : l’illusion de contrôle a tendance à inverser les causes et les conséquences, rendant systématiquement coupables les politiques économiques des échecs plutôt que les individus concernés. De manière générale, blâmer les victimes et aimer les bourreaux est une tendance observable à travers des expériences présentées par l’auteur.
Idées absurdes et croyances nuisibles aux classes populaires
Samuel Fitoussi pose ensuite le problème suivant : « Et si les intellectuels avaient un faible pour les idées absurdes, et l’élite pour les croyances nuisibles aux classes populaires ? »
Là encore, la réponse réside dans l’intérêt que nous avons à partager et à exprimer les croyances du groupe avec lequel nous nous sentons soudé. Même si ces croyances sont fausses. Question de loyauté envers ce groupe.
Quant aux croyances nuisibles aux classes populaires, ce sont toutes les croyances « de luxe » ayant pour effet d’afficher l’appartenance à une élite, qu’il s’agisse de sécurité et d’hostilité aux force de l’ordre (que seuls les plus aisés peuvent se permettre d’afficher), de discrimination positive, d’égalitarisme en matière de culture et d’éducation, ou encore d’écologisme, de matérialisme, de productivité agricole et de pouvoir d’achat, tous sujets par lesquels ils ne sont pas personnellement touchés dans leur existence.
Georges Orwell encore lui, écrivait déjà , en 1942, que ces critiques ne sont formulées que par des gens qui ont « suffisamment à manger, peuvent se laver quotidiennement, disposent de draps propres de temps en temps, d’un toit qui ne fuit pas, et d’horaires de travail qui les laissent avec un peu d’énergie à la fin de la journée ».
« Plus largement, résume Samuel Fitoussi, l’absence de véritables problèmes libère des ressources (notamment en temps) que l’on peut passer à « investir » dans des croyances absurdes – qui ont pour fonction de signaler que l’on peut se permettre cet investissement ».
L’influence des journalistes, commentateurs, artistes engagés
« S’il est de bon ton de dénoncer le complotisme antivaccins ou les théories de la Terre plate, rappelons qu’à travers l’histoire l’idiot du village a rarement généré de catastrophes majeures, contrairement à ceux qui se moquaient de l’idiot du village ».
Le biais de vérité illusoire conduit à considérer une information fausse mais que l’on répète beaucoup comme vraie. Lorsqu’on y adjoint le biais de prestige, qui associe la sélection de l’information que l’on considère comme vraie en fonction de qui l’énonce – par conformisme – on mesure l’influence particulière qu’ont les élites intellectuelles sur la sélection de l’information et sur sa diffusion, de même que leur empreinte idéologique dans l’opinion de masse.
C’est ainsi qu’on rationalise les erreurs et qu’on les répercute. Si Sartre l’a dit, alors tel autre intellectuel adhèrera aussi à cette idée. Et si tel intellectuel y a adhéré, alors celui qui se range derrière ses idées (mais n’a lu ni Sartre, ni cet intellectuel) s’y range aussi, et ainsi de suite. Cela devient alors vérité. Et la plupart du temps durablement.
Ceci est d’autant plus vrai que l’opinion est fortement malléable. Comme de multiples expériences le montrent là encore, mais aussi de nombreux événements de la réalité, « la « majorité silencieuse », dans nos sociétés, pourrait être une majorité docile qui regarde de loin la bataille des idées se disputer, et se range, après le combat, du côté des vainqueurs. Les minorités idéologiques, actives et militantes, mènent le monde, tandis que les autres suivent et rationalisent (parfois avec un temps de retard) les idées qu’elles imposent – quelles que soient ces idées ».
La naissance d’une spirale auto-alimentée nourrissant haines et rancœurs
L’affaire est d’autant plus préoccupante que des discours accusateurs d’une élite à l’encontre d’un groupe, d’un système ou d‘une entité quelle qu’elle soit, alimente un ressentiment qui se diffuse, s’auto-alimente, et se légitime à mesure que les croyances se développent à son sujet. Ainsi en va-t-il de multiples thèmes tels que la discrimination positive, l’idéologie woke, le soi-disant privilège blanc, le néoféminisme, etc. qui débouchent finalement sur des haines, du racisme, et des tas de comportements hostiles malsains qui n’auraient pas eu lieu dans ces proportions sans cela. De la même manière que ce sont diffusés le nazisme, l’adhésion à l’idéologie soviétique, etc. dans le passé.
Par une inversion des causes et conséquences, on entretient une spirale auto-alimentée conduisant non seulement à nourrir des rancœurs et phénomènes, mais aussi à les amplifier. Jusqu’à l’absurde, tant la morale est malléable.
Encore une fois, les bonnes intentions mènent à l’enfer : des mesures visant à corriger des inégalités finissent « par assombrir notre perception des injustices » et à réclamer des mesures toujours plus dures et restrictives en forme de surenchère. Samuel Fitoussi parle d’engrenage malsain.
La population étant légitimiste et ayant tendance à rationaliser ce qui est institué (quitte à se mentir à soi-même pour trouver des justifications à son adhésion contrainte aux nouveaux principes définis), il apparaît à l’aune des expériences récentes en la matière que la disparition de ces pratiques et législations est bien plus efficace que le terrain des idées pour en revenir à une situation où régnerait une plus grande sérénité et un retour à davantage de raison.
Se prémunir contre la déraison collective et ses dangers
Face à tous ces mécanismes qui relèvent bien de la nature humaine et n’épargnent absolument pas les intellectuels, qui semblent au contraire être au premier plan des dérives potentielles risquant de mettre en péril la civilisation, il convient donc que nous soyons tous vigilants, que nous tentions au mieux de nous prémunir contre notre vulnérabilité à l’erreur, en évitant notamment de sombrer dans les égarements idéologiques.
« Rappelons-nous que, dans l’histoire, la plupart des erreurs qui ont eu des conséquences graves ont d’abord fait consensus, ou, à tout le moins, ont été soutenues avec enthousiasme par une frange de la population persuadée de défendre un progrès ».
La première chose est de prendre conscience de cette fragilité et de rester humble. S’atteler à combattre les idées reçues aussi doit nous aider à déceler ce qui relève des mythologies collectives et à les combattre, ainsi que défendre sans relâche la liberté d’expression, ou encore renforcer l’éducation et la connaissance des humanités, afin de tenter de faire reculer l’ignorance, si dangereuse parfois.
Des actions à mener en se gardant toutefois de légiférer, insiste l’auteur, au risque de s’attaquer aux fake news les plus visibles en tant que telles, sans voir que les pires – dans nombre de cas émanant des politiques, médias ou autorités publiques –  sont certainement celles qui, n’étant pas étiquetées comme telles, revêtent alors l’apparence d’affirmations rationnelles, entraînant l’adhésion de ceux qui s’y soumettent en toute confiance et bonne conscience, persuadés de se situer du bon côté de la vérité, dans la mesure où l’intelligentsia elle-même y adhère.
Samuel Fitoussi, Pourquoi les intellectuels se trompent, L’Observatoire, avril 2025, 270 pages.
Au fond, le sujet est celui de la très tâtonnante “intelligence collective”, qui tâtonne et se trompe pendant des décennies, et n’est pas vraiment aidée par les “intellectuels”. Le titre aurait pu être “comment nous les intellectuels nous pouvons persévérer dans l’erreur?” et “comment nous les intellectuels nous pouvons induire en erreur bcp de monde longtemps?”.
Fitoussi oublie de caractériser l’intellectuel. Selon diverses lectures, l’intellectuel est un humain dont le cerveau jongle avec des mots et des concepts et qui les croit réels du fait qu’il les “pense”. Les premières religions, avec l’idée qu’il y a des êtres qui existent puisqu’on les pense, et avec lesquels on espère communiquer, ont laissé des signes depuis 100 000 ans. Mais, cette capacité humaine est la même que celle qui a permis la création d’outils et d’objets. Les idées dépassent constamment le réel préexistant et entretiennent l’intellectuel dans la confiance dans sa pensée, contre bcp de réels et réalités (voir physique quantique). Kanheman a résumé “il n’y a pas de relation entre la sensation d’avoir raison (cerveau rapide) et la vérité”. Olivier Houdé a montré que la rationalité raisonnante (cerveau lent) pouvait facilement dérailler et que c’était un long entrainement qui permettait la construction d’une troisième zone nous rendant capables de moins tomber dans les erreurs de nos deux autres cerveaux… dont sont dotés les intellectuels, mais pas forcément du 3ème…
Le livre à écrire ou la thèse à creuser porterait sur comment les collectifs humains pourraient diminuer leurs tâtonnements collectifs, notamment dans les universités où se “cultivent” les intellectuels sans 3ème cerveau, mais aussi, dans les médias. Obstinée rigueur ? Le problème est posé … les pistes de solutions ? sans nous priver de nos capacités innovantes.