L’anarchisme de Bakounine, confession tyrannique ou liberté ?

Le mythe du père de l’anarchie s’effrite-t-il en lisant sa Confession, écrite en 1851 au fond d’un cachot ?

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L’anarchisme de Bakounine, confession tyrannique ou liberté ?

Publié le 19 septembre 2013
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Le mythe du père de l’anarchie s’effrite-t-il en lisant sa Confession, écrite en 1851 au fond d’un cachot ?

Par Thierry Guinhut.

Le mythe du père de l’anarchie s’effrite-t-il en lisant cette Confession ?

Le célèbre révolutionnaire russe Bakounine (1814-1876), ami de Marx, fut emprisonné après les barricades allemandes, échappa à une condamnation à mort avant d’être extradé en Russie. Si l’on connait ses programmes anarchistes, basés sur l’athéisme et le refus de l’État, l’on ignore trop souvent qu’il écrivit cette Confession à la demande du Tsar, donc contraint et forcé. Plus tard, il parvint à fuir la Sibérie, épousant une Polonaise, rejoignant l’Europe, où il devint le pilier de l’anarchisme politique.

Jusqu’où faut-il faire confiance à cette profession de foi ?

Moins que la dénonciation de ses réseaux, qu’il eût le courage d’éviter, on trouve un plaidoyer en ce rare texte autobiographique…

Avec ce qui a valeur de document historique, l’existence romanesque à souhaits du farouche révolutionnaire se double d’un incontestable talent de rhétoricien, quoique non sans mauvaise foi, pour tenter de soudoyer la conscience et la clémence du Tsar :

« Sire ! Je suis un grand criminel et je ne mérite pas de grâce ! […] ne me laissez pas me consumer dans la réclusion perpétuelle ! »

Il prône sa conception de la République :

« Je crois qu’en Russie plus qu’ailleurs un fort pouvoir dictatorial sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement préoccupé de l’élévation et de l’instruction de la masse […] sans liberté de la presse ».

À moins qu’il s’agisse de flagornerie envers l’absolutisme du tsarisme, on ne peut lire ces pages que comme une affirmation de la volonté tyrannique de l’anarchisme. Est-ce là le véritable point noir de cette Confession, où l’anarchiste confesse sa liberté au prix de l’absence de liberté d’autrui ?

Pourquoi lire ce texte écrit au fond d’un cachot en 1851 ?

Parce qu’ici annoté avec la patience de Jean-Christophe Angaut, il permet de resituer événements et protagonistes, non sans offrir une lecture engagée, partisane, des révolutions européennes de 1848-1849, d’abord révoltes contre le prix du pain. Elles échouèrent, malgré l’avènement du suffrage universel français, écrasées par des répressions parfois sanglantes et sans discernement. Mais ce qui fut un printemps des peuples, avant la Commune et la révolution bolchevique, aurait-il abouti à plus de liberté, ou à un plus précoce hiver communiste ?

On ne réduira cependant pas Bakounine à cette Confession de plus ou moins bon aloi. Dans Dieu et l’État [1], il prône la disparition de Dieu et de la religion, ces stratégies de pouvoir et d’esclavage mais aussi le coopératisme et le fédéralisme anti autoritaires. À condition, lui répondrons-nous, que ce coopératif soit lui-même issu de la libre volonté des individus et du contrat, ce qui revient aux principes du libéralisme.

De même, l’État est comparé à un marteau lorsqu’il frappe les tables de la loi, forcément abusives.

« L’État n’est pas la Patrie ; c’est l’abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie » disait Bakounine [2]. C’est également « le patrimoine d’une classe privilégiée quelconque » [3]. Dans Étatisme et anarchisme [4], il ne tolère aucune dictature, dont l’objectif est sa perpétuation qui n’a pour conséquence que l’esclavage. Pourtant, au-delà d’une anarchie idéale faite par des individus idéaux, également inatteignables, l’on sait qu’établir l’anarchie selon Bakounine ne peut se passer d’une bureaucratie prolétaire et rouge, donc du laminoir dictatorial de l’État. Le voilà donc empêtré dans ses contradictions…

Peut-on alors faire confiance à l’anarchie ?

Sachant que Bakounine a repris à son compte la célèbre formule de Proudhon, « La propriété c’est le vol » (quoique ce dernier la tempéra par la suite), il est évidemment anticapitaliste, traitant le capital comme il traite Dieu et l’État, simplisme qui imaginerait le partage et la communauté des biens, doux euphémisme pour l’impossibilité de faire fructifier librement des biens individuels, ce qui ne peut qu’aboutir à la tyrannie socialiste et communiste malgré les critiques bakouniennes contre Marx.

En ce sens, la principale critique de l’anarchisme par les libéraux est rédhibitoire :

« Ses conséquences factuelles étant désastreuses : absence de règles, destruction violente de l’État, et suppression de la propriété privée » [5].

À moins d’imaginer comme Murray Rothbard [6] un anarcho-capitalisme discutable dans lequel il dénonce le monopole des biens publics réputés imprivatisables, comme la sécurité, la justice, l’éducation ou la santé, la crainte est de voir l’absence d’État empêcher le droit de contribuer à la liberté. Immanquablement, cet État devra exercer une coercition pour contrer la coercition contre les biens, les contrats et les personnes.

Ainsi, quoique « l’anarchiste individualiste en conclut donc que l’État est intrinsèquement immoral » [7], soyons, comme Robert Nozick, des fervents de « l’État minimal ». Ce qui revient, en démocratie libérale, à trouver le difficile équilibre entre Léviathan et anarchie, à toujours maintenir le monstre étatique dans ses strictes limites régaliennes de façon à protéger les libertés individuelles, qu’elles soient économiques ou morales…

— Michel Bakounine, Confession, traduit du russe par Pauline Brupbacher, Le Passager clandestin, mai 2013, 222 pages.


Sur le web.

Notes :

  1. Michel Bakounine, Dieu et l’État, Mille et une nuits, 2000.
  2. Michel Bakounine, La Liberté, Pauvert, 1965, p 91.
  3. Ibidem, p 57.
  4. Michel Bakounine, Étatisme et anarchie, Tops et Trinquier, 2003.
  5. Dictionnaire du Libéralisme, sous la direction de Mathieu Laine, Larousse 2012, p 57.
  6. Murray Rothbard, L’Éthique de la liberté, Les Belles Lettres, 1982.
  7. Robert Nozick, Anarchie, État et utopie, PUF, 1988, p 75.
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  • la célèbre formule de Proudhon, « La propriété c’est le vol »
    la sortir de son contexte ne veut rien dire – Proudhon s’est expliqué sur le sens qu’il lui prête, je recherche…

  • « À moins d’imaginer comme Murray Rothbard [6] un anarcho-capitalisme discutable, dans lequel il dénonce le monopole des biens publics réputés imprivatisables, comme la sécurité, la justice, l’éducation ou la santé, la crainte est de voir l’absence d’État empêcher le droit de contribuer à la liberté. »

    Le droit existant même en dehors de l’état, et ce de tout temps (on pourra consulter Hernando de Soto, Robert Ellickson, et aussi les historiens du Far West McMaken, Hill et Anderson dont on a parlé ici même: http://www.contrepoints.org/2011/01/07/10404-le-mythe-du-far-west-sauvage ), la vraie question qu’il convient de se poser et qui divise libertariens et anarchistes, c’est en fin de compte « est-ce que l’apparition de l’état est inéluctable ? »

  • L’anarchie n’est pas l’absence de règles, la destruction violente de l’État et la suppression de la propriété privée. En tout cas pas pour son père fondateur: Proudhon. Jamais Proudhon, ni la majorité de la littérature anarchiste n’ont défendu l’absence de lois la violence et attaqué le concept de propriété privé (la propriété c’est le vol ET la liberté pour Proudhon). Proudhon a néanmoins maintes fois défendu « la libre conccurrence » et le « marché libre ».

    A l’avenir, merci de ne pas confondre l’anarchisme avec l’anarcho-communisme ou le libertarisme.

    • Pas d’accord. L’anarchisme (pour simplifier : de gauche) a toujours été d’utopie communiste. La distinction avec le « communisme » s’opère seulement à la suite la domination intellectuelle du Marxisme faisant du Communisme le synonyme d’Etat ultra-centralisateur dirigé par un parti unique. Mais même pour les marxistes-léninistes ce n’est censé être qu’une étape temporaire avant la fin de tous les Etats, de l’Impérialisme et des Nations.

      En outre Bakounine est probablement l’un des piliers de ce qu’on appelle l’anarcho-communisme alors que Proudhon – par ex. – dérive justement vers un autre courant.

      Quant au Libertarianisme il est issu d’un mélange entre le courant anarcho-individualiste américain et les libéraux classiques. Il y eu même au tout début des discussions et des tentatives d’alliances politiques avec les anarchistes d’extrême-gauche mais la question de la propriété privée – plus que le free market – empêcha tout consensus.

    • Qui aujourd’hui défend sincèrement les idées de proudhon?

  • Mais il est vrai que l’anarchisme est anti-capitaliste autant qu’il est anti-communiste (cela est dit explicitement dans: de la capacité politique de la classe ouvrière, Proudhon). Mais les anarchistes, contrairement à vous, ne confondent pas le marché (phénomène d’échange millénaire) et le capitalisme (phénomène datant de l’industrialisation de sur-concentration des pouvoirs et des capitaux)

    • Quelle ignorance.

      Le capitalisme, qui se compose de trois façons différentes d’intégrer le passage du temps dans le calcul économique, se pratiquait déjà au XIIème siècle en Europe. La République de Venise s’est bâtie sur le capitalisme. Il a aussi engendré la première vraie révolution industrielle, dont on ne parle jamais, celle du moyen-âge et de l’essor des énergies non-humaines et non-animales pour la mécanisation de très nombreuses tâches. Apprenez que les premières actions datent de 1177 avec la Société des moulins du Bazacle, par exemple.

      La vraie « innovation » du XIXème siècle a été la constitution de monopoles nationaux à coup de réglementation favorisant tel ou tel lobby, en particulier dans le secteur bancaire. Et ça, ce n’est pas du capitalisme, mais de la corruption.

      D’ailleurs, pour en revenir à la Société du Bazacle: elle cessa d’être privée avec la nationalisation qui créa EDF par fait de l’état – et non par quelque imaginaire « concentration des richesses induite par le capitalisme » comme on l’entend souvent sans jamais le voir vraiment se produire sans que la main de l’état ne s’en charge.

    • J’ajouterai ceci: c’est la même cause intrinsèque à la nature humaine qui engendre le marché libre, le droit, toutes sortes d’institutions communes, le crime et la solidarité… ainsi que le capitalisme. Croire pouvoir n’avoir que les uns et pas l’autre est une erreur fatale. Une société anarchiste comptera forcément des capitalistes, même si elle ne compte pas qu’eux uniquement.

    • Proudhonnien : Il me semble Proudhon reconnait que le Capitalisme a toujours existé – comme le marché – et ne critique que sa forme actuelle bourgeoise. C’est d’ailleurs un des rares à l’écrire noir sur blanc. Donc déjà il faudrait sortir Proudhon de votre définition de l’anarchisme, ce qui serait embêtant.

  • « l’anarchiste individualiste en conclut donc que l’État est intrinsèquement immoral » : voici résumée l’erreur fondamentale de ce courant intellectuel.

    L’Etat est moral tant qu’il agit dans son domaine naturel, régalien, à savoir les activités humaines pour lesquelles le marché est incapable de déterminer un prix et une quantité. Ainsi en va-t-il des questions militaires : si l’offre est tuée ou réduite en esclavage par la demande (ou l’inverse), il n’y a plus de prix, plus de marché, au sens de l’impossibilité de l’échange volontaire, donc de la création de richesse. Il ne reste plus que l’économie de subsistance, l’économie de la pauvreté absolue, où l’échange volontaire est marginalisé (et souvent dangereux).

    L’Etat devient immoral quand il déborde de son domaine naturel ou quand il l’abandonne, autrement dit lorsqu’il interfère avec le marché, pour le déformer de telle sorte que la clientèle étatique parasite de force le reste de la population. L’Etat obèse socialiste conduit inexorablement au même résultat que l’absence d’Etat : la monopolisation des fonctions régaliennes à des fins privées et la destruction de l’échange volontaire.

    L’Etat ne peut pas ne pas exister pour interdire l’échange contraint, antithèse du marché. A cette fin, seul l’Etat minimal régalien est moral, donc économiquement performant. La pauvreté de masse est à ce titre le signe de l’immoralité, non des individus en premier lieu, mais d’abord des institutions humaines. L’Etat minimal régalien est la condition nécessaire et suffisante pour maximiser l’échange volontaire (création de richesse) et minimiser l’échange contraint (destruction de richesse).

    • Oh il y a bien des conditions dans lesquelles l’Etat est moral au sens anarchiste. Mais quand ça se produit, ce n’est plus un Etat 😉

      • « moral au sens anarchiste » : désolé, mais cette phrase n’a pas de sens.

        Règle essentielle et minimale de vie dans la communauté humaine, la morale est universelle ou n’existe pas. Une fois ceci établi, on constate si l’Etat est conforme à la morale ou pas. Ici, les critères de chacun n’entrent pas en ligne de compte. L’homme n’a pas de possibilité de choisir sa morale à loisir, comme les socialistes le font croire pour dissimuler leurs crimes, et d’en déduire des institutions idéalisées (ou leur absence).

        Ou alors on confond morale et éthique. Mais la seconde étant l’appropriation de la première par les individus, il est impropre de parler d’éthique pour une institution humaine par essence collective : l’éthique est éminemment personnelle. Si l’anarchisme n’était pas une utopie irréalisable, autrement dit une catastrophe humaine à chaque tentative de mise en œuvre, cela signifierait qu’il ne resterait que l’éthique individuelle sans cause morale, ce qui est évidemment une cabriole logique envoyant à l’hosto pour fractures multiples.

        Supprimant l’Etat, l’anarchisme est l’exigence de pouvoir déterminer librement les relations entre deux individus consentants, sans interférence d’autrui. Mais il suffit qu’un troisième quidam se pointe et déclare : « Hey, les gars, c’est super ! Quelle bonne idée ! Je fais comme vous ! » pour qu’un Etat apparaisse instantanément et que le besoin de (re)découvrir la morale se fasse sentir. L’anarchisme compris comme absence d’Etat est une illusion : l’Etat ne peut pas ne pas exister.

        En revanche, l’abus d’Etat obèse socialiste, la multiplication de normes, de réglementations, de taxes, provoquent invariablement l’anarchie. Loin d’être une absence de normes, l’anarchie est précisément l’excès de normes, l’abus de pouvoir érigé en loi, le règne de la loi du plus fort. Suivez mon regard : la France file à toute vapeur, sirène hurlante, vers l’anarchie.

  • +1 Jesrad, tout simplement !

  • « le difficile équilibre entre Léviathan et anarchie »

    Est-ce si complexe ?
    L’enjeu est plutôt de rompre avec l’égalitarisme, en affirmant que la justice n’est pas l’égalité de fait, mais l’absence de contrainte artificielle.

    Dès lors l’essentiel des contraintes que nous impose l’État s’évanouiraient, puisqu’il s’agit de contraintes artificielles vouées à l’égalité de fait.

    L’État empêcherait les hommes de se contraindre les uns les autres au sein de la société dont il a la charge, et de préserver cette société avec une armée, des frontières (pour les hommes, par les biens), et quelques dispositions relatives au renouvellement des générations dans de bonnes conditions, le débat politique ne serait donc pas absent (mais il serait rationnel et objectif).

    • « quelques dispositions relatives au renouvellement des générations dans de bonnes conditions »

      Le fameux État « nourrice ». Qui organiserait de grands speed-dating pour que l’on trouve un partenaire de reproduction, qui fournirait du viagra et des aphrodisiaques à tout va, qui féliciterait les couples qui copulent et gronderait les égoïstes qui ne pensent qu’à leur plaisir ! Bouh les vils stériles, homosexuels et chastes citoyens, vous sabotez la douce mission de l’État « nourrice » ! Faites des bébés, qu’ils disaient…

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