Individualisme ou collectivisme (2) : des libéraux séduits par le collectivisme

Les libéraux n’ont pas pour programme de défendre les États et les oppresseurs. Ils reconnaissent que sauver des vies humaines n’est pas praticable dans tous les cas.

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Vladimir Poutine 2 (Crédits World Economic Forum, licence Creative Commons)

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Individualisme ou collectivisme (2) : des libéraux séduits par le collectivisme

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 16 février 2023
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Le chant des sirènes collectivistes mystifie les libéraux. Comment diable peut-on se laisser berner par Vladimir Poutine ?

Je poursuis ici l’article sur l’opposition irréductible entre collectivisme et individualisme.

L’actualité illustre ce que signifient vraiment ces deux termes, collectivisme et individualisme. Écoutez les gouvernants chinois et russes. Ils tiennent ce discours collectiviste pur jus :

« Nous devons réintégrer à notre pays et soumettre à ses lois les individus qui ethniquement et culturellement lui appartiennent, même si par accident historique, ils sont à l’extérieur de notre gouvernement, à Taïwan et en Ukraine. »

Un dirigeant iranien leur fait écho plus ou moins en ces termes :

« Notre religion exige que les femmes soient voilées, soumises aux hommes de leur famille et exclues de certaines fonctions dans la société. »

Mais posons-nous la question : est-ce qu’un quidam à Saint Pétersbourg ou à Irkoutsk vivra mieux, deviendra-t-il meilleur parent, meilleur amant, meilleur voisin, trouvera-t-il plus d’intérêt à son travail, si l’Ukraine est russifiée ? Est-ce que ces autres inconnus à Shanghai et à Wuhan seront en meilleure santé, connaîtront-ils plus de succès dans leur carrière et de joies dans leur famille et de passion pour les arts, si Pékin règne sur Taïwan ? Qu’est-ce qui compte le plus dans votre esprit libéral – les petits drapeaux sur la carte ou la vie des hommes et des femmes sur la planète ?

Un collectiviste (ils ne sévissent pas qu’au Kremlin, certains écrivent dans Contrepoints) répond que seuls comptent les petits drapeaux. Chacun a le sien qu’il vénère, son Tricolore, son Union Jack, son Star-Spangled Banner…  Aucune armée ne menace mon petit drapeau, déclarent-ils, alors tout va bien. Les intérêts vitaux de mon collectif ne sont pas en danger.

Erreur. Grossière, fatale. L’exemple du succès est communicatif. C’est le fondement même du marché économique et des idées. Chacun imite ce qui a fait ses preuves. Une victoire de Poutine, de Xi, des mollahs, serait une leçon enseignée aux apprentis autocrates du monde entier.

Que veut démontrer cette leçon poutinienne en Ukraine ?

  • que l’individualisme libéral est une expérience historique occidentale, qui a fait son temps,
  • que l’individu toujours doit être sacrifié au collectif,
  • que la violence paie et le maximum de violence garantit le paiement maximum.

 

La leçon de Vladimir Poutine

Cette leçon, on ne l’écoute pas seulement en Russie, en Chine, en Iran, au Moyen Orient, mais aussi dans nos banlieues et nos beaux quartiers, dans nos lycées et nos universités et dans bien des milieux à travers le monde. Si Poutine apparaît victorieux demain, ses élèves mettront en pratique sa leçon le jour d’après.

Première partie : soyons collectivistes

Occupons-nous de notre collectif avant de dépêtrer celui des autres. Il n’y a pas de guerre chez nous, en France, à l’Ouest, mais il y a la vie chère, les magouilles politiciennes, les enquêtes de corruption, les incivilités, les élections à venir… C’est ça qui nous importe. Ukraine, Taïwan, Iran… ce sont d’autres mondes, d’autres collectifs. On n’a rien à y faire, même si les populations là-bas nous supplient à genoux de les aider.

Deuxième partie : blâmons les victimes

Eh, oui, car ces « victimes » qui nous demandent de l’aide le sont-elles vraiment ? Si on leur tape dessus, ne l’ont-elles pas cherché ? Quelle idée d’enseigner l’ukrainien comme langue officielle ; d’inviter des hauts dirigeants américains à visiter Taïwan quand Pékin fait les gros yeux ; et de provoquer les mâles et les mollahs en marchant tête nue dans les rues ! Ils et elles sont allés trop loin dans la provoc’. Ils et elles n’ont pas volé le châtiment qui leur tombe dessus.

Troisième partie : prononçons l’oraison funèbre du libéralisme

Le libéralisme est cette idée saugrenue que tous les êtres humains disposent d’un droit identique à chercher le bonheur. Puisque c’est leur responsabilité, il faudrait permettre aux individus le choix des moyens pour atteindre ce but, les laisser nouer des liens à leur guise, former des associations à leur initiative, entreprendre librement dans tous les domaines. « Mais pas du tout, entonnent en chœur les autocrates, kleptocrates et théocrates. Ces droits ne sont pas attachés aux individus (quel horrible individualisme !). Ils sont conférés par une collectivité politique à ses membres, et les dirigeants définissent le périmètre de ces droits, plus ou moins étiré selon les circonstances. »

 

L’idée mise en avant par les idéologues de Poutine, les Goumilev, Douguine, Surkov, et al., par les théoriciens du Parti communiste chinois, par les théologiens iraniens et par bien d’autres mauvais penseurs en Occident, est de nier cet universel humain. Le libéralisme est mort. L’humanité, affirment-ils, est pour toujours éclatée. Chaque peuple, chaque groupe de peuples partageant une même civilisation, doit suivre son destin dans un silo séparé des autres, avec ses institutions propres, son économie fermée, son internet verrouillé, son système protégé des influences délétères d’autres peuples.

« Bref, réclament les autocrates, on ne vous critique pas, on vous laisse traiter vos populations comme vous l’entendez, alors laissez-nous agir dans notre pays souverainement ; laissez-nous bâillonner, embrigader, opprimer, emprisonner, sacrifier nos sujets à nos intérêts et ceux de notre collectif. Chacun chez soi. Don’t tread on me. »

Comme si un pays était leur propriété privée, comme si un peuple appartenait à ses dirigeants.

 

Des États souverains, des individus qui ne le sont pas et l’immunité pour les autocrates

C’est une vieille idée platonicienne, dépoussiérée au XVIIe siècle pour illustrer une vision du monde portée par le Traité de Westphalie et la maxime plus ancienne qui l’inspira, Cujus regio, ejus religio « tel souverain, telle religion ».

En dépliant la traduction, on obtient : chaque gouvernement décide seul de sa politique sur son territoire. Le but était d’en finir avec les guerres de religion qui avaient ravagé l’Europe pendant plus d’un siècle, les souverains catholiques volant au secours de leurs coreligionnaires persécutés dans les États protestants, et inversement. Avec la doctrine westphalienne, le souverain n’a plus à craindre l’ingérence d’autres gouvernements. Il persécute chez lui impunément.

Le principe a eu la vie dure. Avec des exceptions, il a régi la diplomatie mondiale jusqu’à la fin du siècle dernier laissant les mains libres et sanglantes aux grands bourreaux de leur peuple, Hitler, Staline, Mao, Pol Pot, et autres massacreurs.

Ces dernières décennies, les diplomates ont travaillé à établir un nouvel ordre mondial, fondé non plus sur l’impunité des dirigeants politiques mais sur la protection de leurs sujets. Non seulement l’ingérence n’est plus bannie, comme au temps westphalien, elle devient un devoir. La communauté nationale a désormais l’obligation morale d’intervenir lorsque des vies humaines sont menacées, tant dans le cas d’une catastrophe naturelle que d’une catastrophe politique, une tyrannie, une persécution, un génocide…

Un libéral ne peut logiquement qu’applaudir. Les libéraux n’ont pas pour programme de défendre les États et les oppresseurs. Ils reconnaissent que sauver des vies humaines n’est pas praticable dans tous les cas. L’intervention peut se révéler trop complexe, mettre en danger trop de sauveteurs ; il faut du discernement, balancer les risques. Mais la prescription est sans équivoque. Chaque fois que c’est humainement faisable, il faut porter secours aux victimes.

 

L’individualisme comme principe moral exige la solidarité des honnêtes gens 

L’injonction découle du fondement même du libéralisme et de l’individualisme.

Si les individus sont souverains, ils doivent se montrer solidaires dans la protection de cette souveraineté. Nécessairement. Seul, à un contre dix, un contre cent, la souveraineté n’a pas de sens. Prétendre que si un écolier est harcelé par toute sa classe, il n’a qu’à rendre les coups, les parents et les maîtres n’ont pas à s’en soucier ; que si une femme est molestée par une grande brute, elle n’a qu’à cogner plus fort ; que si les Chinois sont tyrannisés, ils n’ont qu’à se révolter ; que si les Ukrainiens sont envahis par la deuxième armée du monde d’un voisin trois fois plus peuplé, c’est à eux de combattre sans appui extérieur, ce type d’argument qu’on lit trop souvent, et même sur le libéral Contrepoints, n’est pas seulement inepte, il est abject. Il déclare l’impossibilité de tout projet libéral, puisque personne ne peut compter que sur soi. Pire, il exprime une démission de notre dignité d’être humain.

Ce n’est pas seulement ployer l’échine aux bastonneurs et tendre le cou aux garotteurs, c’est signaler aux criminels que non seulement on ne résistera pas (ce qui, prise pour soi-même, est une décision rationalisable), mais qu’on ne portera pas secours aux agressés – ce qui est lâche, méprisable et un encouragement donné aux agresseurs.

Libéral ou pas, vous savez qu’une fripouille qui sévit dans le quartier, tabasse les faibles, rackette les plus fortunés et peut en venir à tuer, vous savez que cette nuisance doit être éliminée. Sans sécurité pour les honnêtes gens, toute vie sociale est impensable. Pourquoi en irait-il autrement pour la société mondiale ? Vous savez qu’à ce niveau aussi, pour la paix et la sécurité de tous, les agresseurs doivent être désarmés, et leur défaite servir d’avertissement aux possibles imitateurs.

Il existe nombre d’agresseurs politiques dans le monde d’aujourd’hui, au Yémen, en Syrie, dans plusieurs régions d’Afrique… Mais aucune frappe n’est aussi massive, meurtrière, immotivée et immorale que celle que la Russie assène à l’Ukraine. C’est sur ce sujet brûlant que je vous inviterai à réfléchir dans un prochain article.

 

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  • Cette série d’articles constitue un magnifique recadrage d’erreurs d’appréciation malheureusement trop fréquentes y compris au sein des libéraux.
    Après le mariage, l’immigration, la prospérité, l’Europe, l’Ukraine, je serais intéressé de savoir comment l’auteur appréhende d’autres sujets qui divisent souvent les libéraux : solidarité, environnement, laïcité, éducation, monopoles dits « naturels », …

  • Pour un libéral, le souverain c’est l’individu. Etre solidaire c’est ne faire qu’un (solidus). C’est une obligation qui sort du chapeau. Si on est souverain on décide sans contrainte.
    Apres, intervenir en Ukraine ? Le monde est-il dangereux ? Vous avez 4 heures.
    Pour l’auteur, ne pas intervenir c’est faire partie de salauds.
    Personnellement je n’ai pas d’opinion sur le sujet, il est des moments où il faut sursoir son jugement. Toutes les solutions sont mauvaises.

  • Il n’y a plus de pays libéraux. Tous tombent petit à petit dans le marxisme. C’est ce que veut le petit peuple qui est éduqué de plus en plus jeune à ces idées utopistes. À partir de là, les dirigeants ont les mains libres pour organiser une société à 2 vitesses qui favorise les élites et cloisonne hermétiquement la société. Quant au petits peuples marxistes, ils s’apauvrissent puisque ils partagent un gâteau de plus en plus petit. Ils n’ont alors que faire de l’Ukraine, de Taïwan, des mollahs.
    Dans son esprit collectiviste, comment un smicard qui peine à joindre les 2 bouts peut comprendre qu’on aide l’Ukraine au lieu de lui fournir plus d’assistanat ?
    S’il était éduqué dans un système libéral, sa seule motivation ne serait pas de recevoir plus d’aide, mais de trouver un moyen d’évoluer dans la société pour s’en sortir de façon pérenne. Et même dans ce cas que lui importerait l’Ukraine, Taïwan ou les Mollahs.
    Une seule chose est sûre : quelque soit le pays, les gouvernants n’ont que leur objectif personnel de garder leurs avantages et de ne pas les partager (pour ne pas les voir diminuer). Et pour cela ils formattent les opinions des gueux pour en faire des béni oui oui. Et ça marche !

  • Tout cela est bel et bon, mais critiquer le collectivisme national pour défendre ce qui s’apparente bien à un collectivisme mondial me paraît périlleux, d’un point de vue libéral.

  • Excellent. Je ne changerai pas un seul à cet article, il résume l’essentiel. Félicitations.

  • attention…ce n’te spa tant parfois l’admiration pour les régimes qui font ce qu’il faut..

    mais c’est aussi parfois penser que la molle tyrannie démocratique occidentale est PIRE que la tyrannie à la russe…

    le libéralisme n’existe nulle part et certainement pas en France..

    aussi..sans se donner un critère clair pour trancher qui est le pire..on ne peut blamer personne..

    donc d’un coté mille et une piques contre les libertés individuelles de l’autre un tyran qui s’autorise à tuer un opposant.. et surtout français la conviction croissante que le peuple n’est plus mû que par l’ interet personnel sans se poser des questions de justice et de droit au sens noble: « a démocratie me le permet ..donc je le fais » ..avec la perspective d’une descente à un monde mediocre et matérialiste sinon délibérément aveugle aux vérités qui dérangent. .. Poutine dit avoir des valeurs..mais le point cardinal de poutine c’est le pouvoir pas ces valeurs.. Les valeurs ont un moyen pas un but…
    chez nous les valeurs disparaissent du fait du peuple..et de certains « détails » à mon opinion comme l’éducationd ‘état, la science d’état..une décadence civilisationnelle..assez libre..sur le plan des moeurs.. .
    chez poutine les valeurs sont instrumentalisées.. avec de possibles revirements selon l’interet de poutine.

    je crois que le pire pour un liberal c’est de commencer à se demander mais qui ce tyran opprime il?

    des islamistes ..des communistes? il réprime des anti nucléaire ? des femen? alors ma foi « acceptable »..
    mais .en face emmerder les emmerdeurs de macron…

    terrible constat…qualitativement similaire!!! sans surprise quand des crétins adulent la » démocratie. ».

    On ne peut pas éluder le questionnement sur notre société NON ce n’est pas si simple.. je ne blame pas les admirateurs de poutine..j’essaie de leur dire que nous, nous pouvons encore engager la marche arrière..
    Nous glissons vers la démocratie sans limite, par une erosion continues des libertés.. et POTENTIELLEMENT c’est pire que poutine ou xi..

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Nicolas Quénel est journaliste indépendant. Il travaille principalement sur le développement des organisations terroristes en Asie du Sud-Est, les questions liées au renseignement et les opérations d’influence. Membre du collectif de journalistes Longshot, il collabore régulièrement avec Les Jours, le magazine Marianne, Libération. Son dernier livre, Allô, Paris ? Ici Moscou: Plongée au cœur de la guerre de l'information, est paru aux éditions Denoël en novembre 2023. Grand entretien pour Contrepoints.

 

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