Par Johan Rivalland.
Tour d’Ivoire n’est pas ce que j’imaginais, à savoir la critique de ceux (intellectuels, politiques, journalistes, stars du show business) qui regarderaient les autres avec mépris du haut de leur tour d’ivoire ; mais plutôt, au contraire, une sorte de refuge littéraire profond contre la médiocrité de l’air du temps. Celle du conformisme de la pensée, de l’obsession du politiquement correct, plus particulièrement de la culture woke et de la mise au ban de ceux qui, tenant le moindre propos spécieux à cet égard, sont aussitôt catégorisés au mieux comme d’horribles réactionnaires, au pire sont exclus de la bonne société.
Les dérives d’une époque
Ce roman dresse l’histoire d’un passionné de littérature qui a créé avec un ami une revue littéraire de haute volée – Tour d’Ivoire – dont le nombre de lecteurs demeure plus que confidentiel. Sans qu’ils songent un instant, après vingt ans d’existence, à en changer quoi que ce soit dans l’esprit, puisqu’elle est le fruit de leur liberté totale de pensée et qu’il est hors de question pour eux d’envisager la moindre compromission à ce principe.
C’est en êtres désabusés qu’ils constatent que l’époque est devenue peu réceptive à la littérature comme à toute forme de véritable profondeur, à l’heure du divertissement, d’Internet, du cinéma à grand spectacle, des séries et d’une littérature qui se limite pour beaucoup à Harry Potter ou des productions de cet acabit.
Non seulement ils se sentent peu en phase avec leur époque mais leur vie professionnelle est elle aussi peu en phase avec leur personne tant ils ont tendance à s’enfermer dans leur tour d’ivoire au point d’éprouver un malaise quotidien vis-à-vis des standards de l’époque. Car, finalement, leur revue confidentielle devient en quelque sorte leur refuge, leur manière de fuir le monde réel ou au contraire de le sublimer dans ce qui fait son essence.
En ce monde perdu, est-il plus sotte façon, plus lâche posture, que celle où l’on abdique la dignité du doute pour revendiquer moralement la supériorité d’être dans le vrai et le bien, au-delà des interrogations, dans le confort d’un choix juste et solide, jamais remis en cause ? Il m’arrivait de penser que l’unique morale eût été de choisir le Mal, du moins celui qu’on exécrait en bonne conscience, le « il va de soi », pétillant à la surface des cerveaux comme des bulles méphitiques. Pour Thomas, l’engagement politique – de tout bord – n’était qu’une des options possibles parmi l’ensemble des divertissements que proposait la civilisation des loisirs. J’eusse pensé comme lui, ou presque, si je n’avais eu en horreur toute position stable, arrêtée. Le différend entre nous (sans conséquences) opposait son détachement taoïste à mon désir masochiste de gifler la gueule des gentils, de combattre, pied à pied, l’horrible pente de l’uniformisation universelle qu’à gauche comme à droite on se réjouissait d’user et qui me rappelait (cette pente) ces images, diffusées un peu partout, de poussins folâtrant sur un tapis roulant les conduisant à l’ultime broiement.
Le déclassement
Antoine, le personnage principal, est un homme acerbe, frustré par son époque et les conventions de plus en plus pesantes auxquelles il est de bon ton de se conformer si l’on veut s’intégrer sans heurts à la société. Patrice Jean – l’auteur de ce roman – manie superbement l’ironie, pour faire ressentir au plus fort le désarroi grandissant de ce personnage peu conventionnel qui, par son entêtement, va connaître le déclassement, puis peu à peu une forme de mise au rebut de la société.
Sur son chemin, il va croiser les aspects les plus misérables de l’être humain : la jalousie, l’envie, l’avidité, la compromission, le mimétisme, la paresse des certitudes. À quoi s’opposent la relativité du temps, la modestie au regard de notre condition, l’humilité et bien d’autres aspects qui contrarient nos prétentions prométhéennes.
Il va croiser sur son chemin – et se heurter à – toutes les dérives quotidiennes du confort intellectuel qui ont pour nom le syndicalisme, la politisation néfaste de tout ce qui fait notre quotidien, la gauche bien-pensante, le confort intellectuel, le progressisme, les « réactionnaire », « fasciste » et autres quolibets dont peut vite être affublé celui qui ne se conforme pas aux postures de bon aloi.
Antoine prend ainsi volontairement le contre-pied de ces idées ou attitudes qu’ils juge haïssables, empruntant lui aussi des postures par esprit de contradiction. Sans se rendre compte assez tôt combien cela va lui valoir des ennuis, même lorsqu’il ne s’agit que de simples petites plaisanteries a priori insignifiantes et sans véritable mauvaise intention. Un triste reflet de notre époque – qui va en empirant – et c’est justement ce qui fait toute la substance de ce roman.
Thomas développait une théorie, ou semi-théorie, qu’il appelait « les donneurs de papattes », il y était attaché au point d’avoir publié 10 ans plus tôt dans Tour d’Ivoire un long texte où il exposait son analyse. Selon lui, de même qu’un chien (ou un chien-chien), pour que son maître lui donne un susucre lève la papatte, le progressiste contemporain, lui, pour obtenir un compliment ou une gratification narcissique, lève la papatte, fait le beau, affiche sa révolte contre les injustices, n’a pas de mots assez durs pour combattre tous les replis frileux, tous les racismes, tous les abus, son cœur saigne en continu face à la marche du monde – et hop, un su-suc ! Entre Thomas et moi, « su-suc » ou « papatte » fonctionnait comme un code secret – partout, des papattes se levaient, au café, à la médiathèque, dans la salle des profs, en famille, dans le métro, dans la rue, dans le bus, à la télévision, à la radio, des papattes de tous les âges, de toutes les professions, de toutes les classes sociales, chaque jour, chaque minute, des papattes se donnaient, s’offraient, en l’espoir de récolter des su-sucs, des centaines, des milliers de su-sucs ! Quand on avait commencé à repérer le phénomène, on le voyait partout, comme si l’humanité n’avait pas d’autre mission que donner une papatte et de bouffer du su-suc.
Les communes indignations
Devant ces « communes indignations », y compris de son entourage, Antoine renonce souvent à répondre, par résignation, et en vient parfois à rêver de s’extraire du monde :
Jamais la tentation d’une retraite silencieuse dans un monastère ne fut plus grande que ce soir-là. Je me serais promené tous les jours dans un cloître, loin de tout, sous un ciel vide, mais à l’abri de la bêtise séculaire, avec d’autres âmes perdues, lasses et navrées.
Quelque peu désabusé, Antoine déplore que les gens ne savent plus penser par eux-mêmes et se réfugient au mieux derrière la pensée des autres, au point de ne pas voir les choses et vivre à travers les stéréotypes.
Lui, choisit de ne pas se résigner, quitte à connaître une certaine déchéance et regretter que ses interlocuteurs parlent de ce qu’ils ne connaissent pas, n’étant même pas capables de voir dans quel univers il vit et de s’intéresser à ce qu’il peut éprouver en actes et non à l’aide de pensée abstraite.
À défaut de « me battre pour les classes populaires », je vivais à la Grand’Mare, avec ces classes dont le sort émouvait tant mes hôtes ; il est vrai que j’aurais pu, à l’instar de Julie, m’engager vraiment et ne pas hésiter à signer des pétitions, coller des affiches, et me dire de gauche, ce à quoi, en somme, consistait toute la lutte de Julie et de ses semblables pour soulager les misères du peuple. « Tu en parles à ton aise, contesta Thomas, en descendant l’escalier, après le dîner, tu oublies leur abonnement à Médiapart et les soirées au grand Théâtre, pour assister à des spectacles citoyens ! Si avec ça, on ne vit pas mieux dans les taudis, c’est à n’y rien comprendre… »
Ce roman est aussi propice à l’évocation de sujets profonds. On y trouve de belles pages de réflexion sur ce qu’est devenue la littérature et, au-delà, sur l’existence, le sens de la vie, la mort, la solitude inhérente à chaque être humain.
Mais le sujet central demeure l’individu et sa singularité, qui doivent de plus en plus souvent faire face à l’intolérance croissante liée aux comportements mimétiques et à la négation de la liberté d’expression.
On pouvait provoquer, anarchiser, gueuler sa révolte, dès lors qu’on s’était inscrit, au préalable, dans les registres du bien-penser, lesquels registres se présentaient sous la forme d’un diplôme, de pétitions, d’engagements politiques bienséants. On s’individualisait dans la masse, on se marginalisait dans la foule, on s’anarchisait sous le regard bienveillant d’un tout prudhommesque. Toutes les époques ont toujours été oppressantes, fatales aux récalcitrants, aux pas-de-côté, toutes les sociétés fonctionnent sur l’étouffement des individus qui ne bêlent pas avec le troupeau, mais notre temps, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, feignait de consacrer l’insolence, l’audace et « la différence », alors qu’il haïssait – rien de plus normal – toute insolence véritable.
Patrice Jean, Tour d’Ivoire, Rue Fromentin, mars 2019, 243 pages.
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