Covid-19 : protection maximale et éthique politique

En période de pandémie, faut-il préférer la santé ou l’économie ? Il s’agit d’une question d’ordre philosophique, à laquelle il n’est pas possible d’apporter une réponse, mais à laquelle nous devons répondre.

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Covid-19 : protection maximale et éthique politique

Publié le 1 décembre 2020
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Par Hadrien Gournay.

Lors d’une pandémie comme dans d’autres contextes, notre capacité à évaluer les politiques publiques exige de nous deux genres de connaissances. Le premier se rapporte aux effets des mesures adoptées. Il répond par exemple à la question du nombre de morts évités par le confinement. Il s’intéresse encore aux dégâts économiques et sociaux qu’il provoque.

Le second genre de connaissance consiste à comparer entre eux ces effets opposés et de natures différentes pour juger la légitimité d’une politique. Ainsi, en période de pandémie, faut-il préférer la santé ou l’économie ? Il s’agit d’une question d’ordre philosophique, question à laquelle il n’est pas possible d’apporter une réponse… mais à laquelle nous devons répondre !

Le texte présent aura pour objet le second type de questionnement. A cette fin, nous présenterons d’abord, les principales théories d’évaluation avant d’en proposer une comparaison critique.

Présentation rapide des théories d’évaluation des mesures

Pour chaque théorie, nous présenterons ses caractéristiques fondamentales et de manière succincte, les critiques qui peuvent lui être adressées.

Théorie 1 : liberté comme absolu

Poussant à l’extrême l’interprétation moderne du droit naturel dans la ligne de John Locke, elle donne à la liberté humaine et aux droits de l’individu le caractère de principes absolus que nul ne peut enfreindre.

Or, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Dès lors, seul le constat d’une nuisance provoquée par un individu à un tiers et non d’un simple risque associé à son comportement peut justifier de le priver de sa liberté. L’absence de ce critère s’oppose aux mesures contraignantes adoptées au prétexte de lutte contre l’épidémie.

La conception absolutiste de la liberté peut avoir des effets contraires aux finalités de tous les individus. En effet, chacun peut pour son compte ne pas avoir intérêt à adopter un comportement alors qu’il serait préférable pour tous qu’il le soit. La théorie de l’intérêt général entend pourvoir à cette difficulté.

Théorie 2 : l’intérêt général

La théorie de l’intérêt général nuance et complète la théorie précédente. Seule la conformité d’une restriction de liberté à l’intérêt de tous les membres de la société et non seulement d’une partie, fut-elle majoritaire, peut la rendre acceptable. Pour plus de détails, voir ici.

Cependant, prenons l’hypothèse d’une épidémie tuant tous les hommes mais épargnant les femmes. La théorie de l’intérêt général ne permettrait d’imposer aucune contrainte à ces dernières. L’utilitarisme est conçu pour éviter ce problème.

Théorie 3 : l’utilitarisme

Formulée initialement par Jeremy Bentham, la doctrine utilitariste recherche le plus grand bonheur du plus grand nombre. La protection des droits individuels n’est pas le souci de l’utilitariste. Les conséquences positives pour un ou plusieurs autres peuvent compenser et légitimer le sacrifice imposé à un individu.

Il reste à préciser le critère de validation utilitariste d’une mesure coercitive de lutte contre une pandémie. Selon la doctrine utilitariste, justifie une mesure collective le fait que la proportion de personnes qu’elle contribue à sauver est telle que, convertie en chance de ne pas mourir, elle motiverait son adoption par un individu donné.

En revanche, si pour un individu il est absurde d’adopter un comportement donné afin d’éviter une chance sur X d’être tué dans l’année alors il est absurde pour la collectivité de l’imposer à tout le monde afin de sauver une personne sur X.
L’utilitarisme fait une moyenne de la population.

Or, il peut exister des catégories à risque qui auraient un intérêt vital à l’adoption de la mesure. La théorie de la protection maximale entend combler ce manque.

Théorie 4 : théorie de la protection maximale

Selon cette théorie, il suffit pour instaurer une mesure de protection que les personnes y ayant intérêt souffrent davantage de son absence que d’autres de sa mise en œuvre. En recourant par deux fois au confinement, le gouvernement a suivi cette politique.

Rien ne dépasse la souffrance d’un malade en réanimation. C’est pourquoi, selon la fameuse formule du « quoi qu’il en coûte », le gouvernement a privilégié l’aspect sanitaire sur l’aspect économique.

Cependant, en poussant à bout la logique de la théorie de la protection maximale, nous devrions porter le masque voire être confinés en permanence. Il existera toujours des épidémies mortelles.

Au total, aucune des quatre théories n’est exempte de défauts. S’agissant d’une question éthique, le fait ne doit pas nous étonner. Malgré tout, nous pouvons tenter de désigner la meilleure au moyen d’une comparaison critique.

Comparaison critique

Seule une nouvelle perspective peut nous permettre de départager les théories décrites. Or, un examen plus attentif montre que ces quatre théories ont en fait deux racines principales : le droit naturel et l’utilitarisme.

Les théories se rapportant au droit naturel

Les théories 1, 2 et 4 peuvent se regrouper sous cette branche. La théorie 4 se rattache à l’idée de droit naturel par l’intermédiaire de l’interdiction de nuire à autrui.

Il y a bien sûr une opposition entre ce que nuire à autrui signifie selon les deux premières théories d’une part et la quatrième d’autre part. Pour les premières, la nuisance ou au moins son intention doivent être constatées pour interdire ou réprimer. Pour la seconde, identifier un risque de nuire suffit.

À l’appui de la théorie de la protection maximale, avouons que face à un péril imminent certaines formes de coercition sont légitimes. Sans parler de légitime défense qui n’admettrait une violation de propriété pour juguler un début d’incendie ou maitriser une bête sauvage laissée en liberté ?

Néanmoins, toute action humaine présente un risque même minime pour autrui. Vouloir prohiber tous les risques conduirait donc l’humanité à la léthargie et à la mort.

Cette problématique du risque de nuisance se rapproche de celle de leur intensité. La vie en société conduit à accepter certaines nuisances inévitables tant qu’elles restent modérées. Prenons l’exemple des nuisances sonores. Nul ne peut exiger n’entendre aucun bruit de son environnement. Cependant au-delà d’un certain seuil, les nuisances sonores constituent une agression répréhensible.

Devant ces problèmes, les solutions extrêmes ne paraissent pas raisonnables, celles qui prohibent des risques ou nuisances minimes encore moins que les autres.
Il reste que si la solution adéquate a une position intermédiaire entre ces extrêmes, selon quelle critère la reconnaitre ? Il semble que le critère en question soit l’utilité.
Cela nous amène à la deuxième racine de nos théories : l’utilitarisme.

L’utilitarisme

La racine utilitariste regroupe la théorie 3 (ou l’utilitarisme au sens strict) et la théorie 4 (théorie de la protection maximale).

En produisant les mêmes effets que précédemment, la théorie de la protection maximale change de signification. Elle ne procède plus du droit pour tout individu d’interdire à un tiers de lui infliger une souffrance mais du droit d’exiger d’être protégé activement d’une souffrance. L’exigence prend la forme d’un droit créance.
Les théories peuvent différer dans deux hypothèses.

Premièrement, dans le cas où le choix concerne deux personnes uniquement, la théorie 4 ordonne de soulager celle qui souffre le plus alors que l’utilitarisme dans sa forme classique agrège les plaisirs et les souffrances ressenties.

Cependant, contrairement à celle qui fonde la seconde différence, cette caractéristique de la théorie 4 ne présente pas un caractère nécessaire.
On observe la seconde différence entre un plus grand nombre de personnes.

La théorie de la protection maximale divise les personnes en deux catégories, celles intéressées par la mesure et les autres. Elle compare ensuite l’intensité des plaisirs ou souffrances ressenties dans les deux cas. L’utilitarisme prendrait en outre en compte leur probabilité ou fréquence. La perspective d’un gain modéré mais très répandu peut être préféré à l’évitement d’une souffrance intense mais très rare.

Dans le duel qu’elle livre à l’utilitarisme, la théorie de la protection nous paraît affectée d’un vice majeur. En effet, dans son opposition aux deux premières théories, elle rejette l’idée que certaines choses appartiennent en propre aux individus. Elle se prévaut de l’intensité des peines et des souffrances qui se trouvent ainsi agrégées pour fixer ce à quoi chacun a droit. Mais en ne tenant pas compte de la fréquence, elle ne mène pas ce raisonnement jusqu’à son terme.

Une même conclusion s’impose lorsque la théorie de la protection dérive du droit naturel. Les raisonnements utilitaristes pratiqués entre deux personnes ou tenant compte des populations agrégées aboutiraient aux mêmes conclusions.

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  • La théorie 1 est suffisante, parce qu’elle contient les critères de la responsabilité individuelle de ses actes, mais aussi celle vis-à-vis des tiers.
    De même elle est nécessaire, parce qu’elle est la seule à contenir ces deux critères à la fois.

    • De plus la théorie 1 inclut la liberté aux médecins de prescrire et aux malades de les consulter ce qui augmente la sécurité.

  • Ethique et politique ,2 mots qui ne vont plus ensemble depuis longtemps.
    Pour essayer de les rapprocher 1 seul mandat électif dans sa vie pour commencer.

  • Aucune théorie ne peut guide de manière certaine l’action politique. Leurs limites sont évidentes si on veut les appliquer strictement. Dans le cas de l’épidémie actuelle, la raison suffisait à dicter les bonnes mesures. A aucun moment le Covid n’a présenté un degré de gravité justifiant ne serait-ce qu’un dixième des actions menées par la plupart des gouvernements. Une épidémie qui tue une personne sur 1000 dans les pires endroits de la terre, au delà de l’espérance de vie, ne devrait même pas nous faire lever un sourcil. Une surmortalité de 5% en France (105 morts pour 100 l’année d’avant) n’aurait même pas été perçue par nos ancêtres il y un siècle ou deux. C’est une fabrication médiatique et politique, les deux s’emballant dans un cercle vicieux délirant. On en parlera longtemps, et on l’étudiera. Ou comment les sociétés, comme les individus, peuvent devenir folles.

    • En effet nos sociétés surtout occidentales ont surestimé le risque ce qui a amené à en faire de trop avec son corollaire de n’importe quoi. Il en va de même pour les attentats terroristes qui tuent encore moins de personnes et qui sont pourtant perçus comme dramatiques et justifient des mesures liberticides. Justement c’est la perception d’un évènement qui détermine son traitement. Par exemple apprendre que les chinois construisent un hôpital géant en 10j donne tout de suite un autre caractère de gravité à l’épidémie se surajoutant aux interrogations initiales. Bien évidemment les médias et les politiques en jouent mais cela est rendu possible parce que la psychologie des individus est affectée dans ce sens. D’ailleurs c’est bien l’inaction politique qui fut reprochée dans les premiers temps de l’épidémie.

      Le monde est aini fait qu’aucune théorie ne peut guider de manière certaine l’action politique. Ce qui n’empêche pas de privilégier la théorie 1 sans être dogmatique.

  • « Or, « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Dès lors, seul le constat d’une nuisance provoquée par un individu à un tiers et non d’un simple risque associé à son comportement peut justifier de le priver de sa liberté. L’absence de ce critère s’oppose aux mesures contraignantes adoptées au prétexte de lutte contre l’épidémie. »

    Ce principe est tout à fait vrai pour la ceinture de sécurité en voiture. Si je ne la mets pas, je ne peux faire du tort qu’à moi-même.
    Mais ne l’est plus dans une épidémie : si je suis malade contagieux, je peux nuire à un tiers en lui refilant mes virus.
    Dès lors, le Pouvoir est fondé à intervenir pour limiter ces nuisances potentielles.
    Reste à déterminer une « riposte » proportionnelle au risque. C’est tout l’enjeu des questions actuelles… Peut-on arrêter tout un pays pour contrer une maladie dont la létalité est inférieure à 1 % (en moyenne) ? Peut-on confiner les seules personnes à risque ? Ce qui revient à mettre en prison les victimes potentielles (les vieux pour faire court), et non les auteurs du crime (les jeunes pour faire court)… Vertigineux, par rapport au monde habituel, où c’est l’inverse !
    Etc.
    En réalité, nous ne nous posons ces questions que pour une raison bien précise, que nous ne nous sommes jamais posées pour la grippe par exemple : la saturation des services hospitaliers, du fait du nombre important de malades envoyés durablement en réa.
    Ce risque de ne pas pouvoir être soigné, que l’on soit malade du Covid ou cancéreux ou accidenté de la route etc, parce que les services sont pleins, explique que nous soyons prêts à accepter collectivement les mesures les plus draconniennes… en attendant un renforcement numérique des services de réa, que le gouvernement ne pourra pas éluder indéfiniment si l’épidémie doit perdurer…

    • Oui bien sûr toutefois..
      Nous nous posons ces questions aujourd’hui parce que nous commençons par avoir un peu de recul sur nos choix (sanitaire, économique et sociale). Dans le feu de l’action de la première vague, on s’en posait moins, on se souvient du coûte que coûte avec l’arrêt du pays. La gestion de la prochaine épidémie sera différente et pas seulement sur le critère du nombre de lits en réa.
      Ce qui est intéressant à observer ce sont les évolutions en quelques mois (et futures), c’est sur ce point que nous devrions porter notre attention, à savoir si c’est mieux, pire ou un satu quo.

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