Alfred Sauvy – « La Terre et les hommes »

Hommage à l’un des esprits français les plus brillants du XXe siècle, dont il y a encore à apprendre aujourd’hui.

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Alfred Sauvy – « La Terre et les hommes »

Publié le 25 octobre 2019
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Par Johan Rivalland.

La Terre et les hommes est le dernier des nombreux ouvrages d’Alfred Sauvy, ce remarquable esprit indépendant du XXe siècle, ancien professeur au Collège de France et Directeur de l’INED. Il était à la fois démographe, économiste et sociologue et a marqué son siècle, à l’instar d’autres personnalités telles que Jean Fourastié.

Il s’agit donc ici d’un livre testament, en quelque sorte, en forme de rétrospective, l’histoire étant essentielle dans la compréhension du présent, et à l’élaboration du diagnostic sur celui-ci.

 

Une analyse du présent et de l’économie vivante

Alfred Sauvy est probablement le plus grand démographe français du XXe siècle. Il est aussi connu comme étant l’inventeur du terme tiers-monde, même si on pourrait aujourd’hui le juger réducteur et qu’il a été remplacé, depuis, par d’autres dénominations correspondant mieux aux réalités de notre époque. Il éprouvait d’ailleurs de l’hostilité à l’égard de toutes les formes de dogmatisme.

C’est pourquoi il convient de se garder de tout anachronisme et de ne pas se référer de manière réductrice à une expression qui trouve son sens dans le cadre de lecture d’une époque et du contexte qui la caractérisait – celle de la Guerre froide et de l’affrontement des blocs Est et Ouest. Il le remet lui-même en cause page 82, précisant qu’il convenait de moins en moins face à la diversité des situations observables.

L’une des idées phares qui caractérisent ce grand penseur est que « les faits sont têtus ».

Il s’intéressait ainsi avant tout au développement, et cherchait à identifier les facteurs modifiables, portant son attention avant tout sur les actions concrètes. Il s’agissait de tenir compte des contextes et des facteurs spécifiques qui interagissent, avant de pouvoir proposer des solutions véritablement innovantes.

Parmi les pires maux de nos sociétés selon lui, on trouve l’ignorance, le renfermement, le conformisme et la routine.

Voilà qui sonnait comme une invitation, pour moi, à venir lire avec le plus grand des plaisirs cet esprit singulier dont il serait dommage de nous priver encore aujourd’hui.

 

Une rétrospective du XXe siècle

Replaçant son siècle dans l’évolution de l’Histoire, l’ouvrage retrace les principaux grands événements qui l’ont marqué : projet de création de la SDN (Société Des Nations), puis de l’ONU, crise des années 1930, guerres mondiales, reconstruction, contexte de la guerre froide, etc.

La colonisation y est vue sous un angle défensif, plutôt que comme un calcul et une stratégie politique. On surestime en outre, selon Alfred Sauvy, l’importance accordée à l’intelligence et au calcul politique. C’est également l’importance du rôle de la femme dans le développement, qui n’est reconnue que très tard. L’évolution des mentalités après la Première Guerre mondiale et la création de la Société des Nations, soulignent par ailleurs l’anachronisme des colonies qui demeurent.

L’importance de la question des migrations, des mouvements opposés à ceux qui avaient été anticipés, constitue la preuve selon lui que les idées préconçues peuvent être remises en cause par les réalités. Il établit une mise au point également au sujet de la décolonisation, dont il écrit qu’il convient de l’étudier en se gardant des jugements affectifs tels qu’ont eu tendance à en servir de nombreux historiens tant européens qu’américains.

 

La démographie

Mais Alfred Sauvy est particulièrement connu avant tout, ne l’oublions pas, comme étant un très grand spécialiste de démographie. Et, face à toutes les bêtises que l’on peut entendre encore aujourd’hui sur le sujet, il est bon de le relire et de retrouver ses précieux enseignements.

Ce qui permet d’établir des rappels tels que celui-ci :

 

Si incertaines que soient les reconstitutions historiques, nous pouvons conclure que la fécondité ne l’a, à travers les siècles, emporté sur la mortalité que très lentement, à un rythme très inférieur à ce qu’aurait donné le mouvement naturel.

 

La multiplication naturelle de la population dépend du taux de croissance de celle-ci.

Ainsi, nous dit Alfred Sauvy :

 

Si la population de l’Empire romain ou, plus exactement, du temps de César, avait augmenté « naturellement » pendant les deux millénaires qui nous séparent de cette époque, elle serait passée, même en prenant le taux réduit de 0,5 % par an, de quelques 50 millions à plus de 1000 milliards ; ne parlons pas des autres taux de progression.

 

Car, en effet, si la population a en réalité augmenté autour de la Méditerranée plutôt à un rythme voisin de 0,1 %, les autres hypothèses émises dans le tableau suivant donnent le tournis :

 

0,125 % par an 0,5 % par an 1 % par an 1,5 % par an
Départ

100 ans

500 ans

1000 ans

2000 ans

1

1,13

1,84

3,38

11,4

1

1,64

12,1

146,4

21 440

1

2,7

144,7

20 940

439 millions

  1

4,43

1 710

3 millions

8 550 milliards

 

Avec les progrès importants et rapides réalisés depuis deux siècles, à la fois dans les techniques antimortelles, antinatales et économiques, une véritable rupture s’est produite dans la régulation multimillénaire. Famines, grandes épidémies et guerres ont très sensiblement reculé, amenant des taux de croissance de la population dépassant les 3 % par an dans certains pays (contre 1 à 2% pour l’Europe au XIXe siècle, au plus fort de sa croissance démographique).

Pour autant, rien ne laisse entrevoir une évolution digne de tous les scénarios catastrophistes auxquels nous sommes habitués depuis au moins Thomas Malthus.

Preuve en est, comme le montrait déjà Sauvy, que l’Europe ou la Russie, notamment, souffrent d’un vieillissement jugé sous certains aspects comme préoccupant. Et tout indique que plus un pays se développe, plus sa démographie ralentit. Il n’y a donc a priori pas particulièrement à craindre, comme en conviennent la plupart des démographes sérieux aujourd’hui, une expansion illimitée de la population mondiale, pas plus qu’une incapacité à la nourrir correctement.

 

Analyses non conventionnelles et libres propos

À travers ses analyses, Alfred Sauvy démonte de nombreuses idées reçues sur de multiples sujets, à la fois économiques (la durée du travail, les métiers délaissés, les obstacles aux licenciements, les effets de l’immigration sur l’emploi, ceux du développement de l’armement sur l’économie, etc.) comme sur d’autres thèmes de société ou géopolitiques.

Il montre le caractère primordial du progrès technique dans la création d’emplois et rend hommage, en passant, aux travaux d’auteurs oubliés, à l’image de Jacques Rueff notamment. Il dénonce surtout petites et grandes lâchetés comme renoncements, de même que la trop grande mainmise de la politique sur la destinée des peuples.

Au sujet de laquelle il écrit ceci :

 

Observons ce qui se passait autrefois : du temps du libéralisme, les économistes ne craignaient pas l’impopularité. Négligeant l’opinion de la population, ils se bornaient à chercher des explications, au risque de mécontenter. À l’inverse des hommes politiques, ils s’occupaient des choses et des faits et non des Hommes.

Cette attitude traditionnelle avait déjà été ébranlée par la grande crise non prévue par eux et mal expliquée. Est alors survenu le « prophète » J.M Keynes, qui, le premier, a proposé des médecines agréables : « Ne craignez ni le déficit budgétaire ni même la création monétaire, a-t-il dit en substance, puisque la demande supplémentaire provoquera la reprise économique ».

Depuis ce moment et aussi depuis que la science économique est entrée dans le champ de l’opinion publique, les économistes redoutent non seulement de n’être ni compris, ni suivis, mais d’être impopulaires. Inconsciemment et en pleine sincérité, ils sont inspirés par la peur de suggérer, comme leurs prédécesseurs, des médecines trop amères. Ce phénomène est plus marqué en Europe qu’aux États-Unis. De ce fait, de meilleurs résultats ont été obtenus, dans ce pays, contre le chômage.

 

Problématiques des pays riches et des pays pauvres

Alfred Sauvy se livre ainsi, à travers cet ouvrage, à une analyse critique des problématiques qui furent et qui sont encore celles des pays riches comme des pays pauvres : croissance, chômage, vieillissement, relations entre pays riches et pays pauvres, aide au développement, alimentation, santé, urbanisme, transports, migrations, bidonvilles, retraites, éducation, environnement, crises et perspectives d’avenir. Autant de sujets qu’il passe en revue avec son regard d’expert et d’esprit indépendant.

Un ouvrage de synthèse sur tous les sujets qui ont émaillé sa vie, ses recherches et sa réflexion. Avec le regard critique et non conventionnel qu’on lui connait.

 

Voir aussi le site de référence suivant : http://www.fourastie-sauvy.org/

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  • Avec Gérard-François Dumont, j’ai pu aider un petit peu Alfred Sauvy à la fin de sa vie et ai eu Jean Fourastié comment enseignant à Sciences-po.
    Je suis très heureux de cet article qui rend hommage à ce grand homme dédaigné par l’université (probablement parce qu’il écrivait trop simplement), dont je garde précieusement le portrait et l’ensemble de son œuvre dans mon bureau.

  • Je ne comprends pas la notion de « mouvement naturel » concernant la démographie. Pour moi, le « mouvement naturel » est celui qui a prévalu jusqu’au XX° siècle, avant l’avènement puis les progrès de la médecine (hygiène, asepsie, vaccins, antibiotiques, etc.). Auparavant, la mortalité était beaucoup plus importante faute de ces progrès, qui en réalité contrecarrent la nature. Si « mouvement naturel » désigne l’expansion démographique actuelle, alors c’est une approche biaisée, puisque cette expansion repose précisément sur l’amélioration provoquée par le progrès scientifique.

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