La démocratie de l’entre-soi

Assistons-nous à une privatisation progressive de l’espace public ? Quel effet sur la démocratie représentative d’aujourd’hui ?

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démocratie périclès credits tim brauhn (licence creative commons)

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La démocratie de l’entre-soi

Publié le 19 juillet 2017
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Par Jean Sénié.

La démocratie connaît aujourd’hui un profond malaise. Cette affirmation revêt la valeur d’un truisme, confortée par les faibles taux de participations à l’élection présidentielle et aux élections législatives.

L’analyse de ce malaise, de ces manifestations, de ses causes et des solutions à y apporter est même devenue un genre littéraire en soi, traversant l’ensemble du spectre politique.

C’est dans ce cadre politique et intellectuel qu’il faut replacer les contributions qui constituent l’ouvrage publié sous la direction de Pascal Perrineau et de Luc Rouban, La démocratie de l’entre-soi.

Programme de recherche du CEVIPOF

Il présente les résultats d’un programme de recherche du CEVIPOF, débuté en 2013, sur l’état de notre démocratie.

Il n’est pas anodin de souligner qu’ils ont été publiés avant l’élection d’Emmanuel Macron en mai 2017 et la victoire du parti La République En Marche qui s’en est suivi. Il est ainsi intéressant de les lire en miroir des récents résultats des élections politiques.

La thèse réunissant tous les articles est celle d’une privatisation progressive de la sphère publique. Pascal Perrineau et Luc Rouban écrivent dans leur introduction que

les pratiques ou les tentations d’entre-soi communautaire de toutes sortes ne permettent plus aujourd’hui au politique de créer un espace commun  (p. 10).

C’est ce constat, résolument pessimiste, que vient décliner chacun des auteurs, dans une variété de contributions aussi bien théoriques que pratiques, analysant les différents comportements qui viennent mettre à mal la possibilité du bon déroulement de la vie démocratique.

Triomphe du libéralisme ou victoire du populisme ?

Précisons d’emblée que la privatisation est avant tout comprise dans le sens d’un repli sur soi, qui comporte le risque de créer des laissés-pour-compte, des exclus et, donc, de générer du ressentiment. C’est d’ailleurs ce que pointe du doigt la conclusion de Lucien Jaume quand il explique que

les « individus émancipés » pourraient aussi se convertir en suiveurs du tribun de la plèbe. Le populisme, l’autoritarisme, le fascisme ne sont plus des hypothèses sans fondement, en France comme en Europe (p. 205).

La question que pose la contribution de Lucien Jaume, qui constitue l’armature théorique de l’ouvrage, est celle de la lecture de cette privatisation. Il serait tentant d’y voir un recul de l’État et ainsi l’émergence de ce que Robert Nozick appelait de ses vœux dans Anarchie, État et utopie, à savoir la coexistence de plusieurs communautés que chacun serait libre de rejoindre selon sa volonté.

L’émergence de l’individu qui ressort de plusieurs contributions pourrait aller dans ce sens. Pour autant, cette privatisation tend aussi vers une autre explication, ou plutôt traduit un autre phénomène.

Remise en cause de l’Europe

La remise en cause de l’Europe, analysée par Bruno Cautrès, comme facteur essentiel de clivages politiques, les réapparitions de phénomènes oligarchiques étudiée par Alexandre Escudier et Luc Rouban, ou encore l’étude de Pascal Perrineau sur l’évolution du FN vers un nouveau parti de classe en quête de protections, montre que la privatisation de la sphère publique ne va pas dans le sens d’un triomphe du libéralisme. Les raisons à l’œuvre sont, à tout le moins, plus troubles.

Ainsi, l’installation durable dans le paysage politique de discours souverainistes et populistes témoigne que la privatisation est aussi une tentative de repli. Les électeurs importent ainsi les ressentiments, les peurs et surtout les doléances élaborés dans la sphère privée, dans l’intime, comme autant d’étendards vindicatifs dans la sphère publique.

Le grand mouvement de remplacement des élites politiques est une des traductions de ce phénomène. Inversement, le discours d’Emmanuel Macron devant le Congrès, le 3 juillet 2017, témoigne d’une prise de conscience face à cette réalité et de la volonté de produire, pour le moment uniquement sur le papier, un discours fédérateur.

Ne pas caricaturer

Pour autant, la contribution de Gil Delannoi montre qu’il ne faut pas tomber dans une condamnation caricaturale de ces attitudes.

Sa réflexion sur la « nation, [le] nationalisme et [l’]antinationalisme en France » montre, d’une part, la complexité qu’il y a à définir la nation sur le plan théorique, et, d’autre part, le ridicule à vouloir en faire le bouc-émissaire de la situation présente.

Il montre que se poser la question du devenir de la nation n’est pas synonyme de privatisation de la démocratie aux profits des seuls nationaux. Toutefois, le sens d’entre-soi est aussi entendu d’une autre manière, comme celui de connivence.

Le refus de la collusion

Ce qui ressort des contributions de Luc Rouban sur le fonctionnement des élites, de Martial Foucault sur les concentrations du patrimoine ou de Virginie Tournay sur la démocratie participative, c’est le rejet massif, pointé aussi par Alexandre Escudier à la fin de sa contribution, des phénomènes d’accaparement par les élites politico-administratives et financières.

Les « affaires » qui émaillent l’actualité alimentent le rejet de ce qui est peut-être la forme la plus honnie de l’entre-soi.

À cet égard, il ressort de la lecture de l’ouvrage un sentiment d’urgence à l’arrêt de ces pratiques qui alimentent la défiance vis-à-vis de la politique et dont le pendant apparaît comme le populisme politique.

Qu’est-ce que l’entre-soi ?

C’est toutefois un reproche, le principal, que l’on pourrait formuler à l’égard de l’ouvrage, à savoir, l’absence de définition claire de l’entre-soi ou, tout du moins, la tentative d’élaborer une typologie des entre-soi.

Quoi de commun, en effet, entre le repli identitaire, le repli confessionnel ou encore l’entre-soi feutré de la connivence et des lieux du pouvoirs. En voulant traiter des nombreuses lignes de fractures de la société française, les auteurs présentent un intéressant travail théorique et empirique mais aux dépens d’une cohérence du propos.

Cela se traduit aussi par l’appel final au « commun » qui, s’il n’est pas dénué de fondement, aurait mérité d’être étayé. Néanmoins, il est possible de s’interroger, à la lumière des événements politiques de l’année 2017, sur la manière dont il faut lire l’élection d’Emmanuel Macron.

Celui-ci sera-t-il capable de proposer un renouveau de la démocratie, passant aussi bien par des réformes institutionnelles que par de nouvelles pratiques, ou bien est-il le reflet d’une société française définitivement fragmentée en classes et en groupes adverses ? Assiste-t-on à une tentative pour sortir de l’entre-soi, en tout cas sur le plan politique, ou à la constitution d’une nouvelle élite ?

La question est ouverte mais elle prend tout son sens à la lecture de l’ouvrage, qui offre un bon résumé des dynamiques contraires animant la démocratie française.

Pascal Perrineau, Luc Rouban, La démocratie de l’entre-soi, Presses de Science Po, 2017, 217 pages.

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  • La démocratie n’a JAMAIS été un régime politique au sens de « au service du Bien Commun ». Elle a TOUJOURS été une privatisation, une appropriarion du « commun ».

    • @ Daniel10
      Il y a une « Démocratie »-concept, définition intellectuelle avec +/- de traduction dans les faits constatés: il y a donc des « systèmes démocratiques » s’approchant plus ou moins du concept.

      À un niveau réaliste (assez bas, par rapport au concept), on parle de « démocraties » quand le pouvoir est issu d’élections au suffrage dit « universel », habituellement par voie représentative à un ou deux degrés (ex: grands-électeurs aux USA).

      La forme de « particratie » des primaires, en France, est une atteinte au suffrage « universel » (le nombre d’abstentions, de bulletins blancs et nuls en est une autre) et le président élu a traversé l’option particratique, exploit théoriquement plus éloquent, chronologiquement, que le parti LREM ne fut créé qu’au lendemain de l’élection, le mouvement « En Marche » n’étant pas, sur le papier, un parti. C’est un exploit assez unique sous la Vième pour être souligné! Malgré ses quelques « referenda », le Général De Gaulle n’était sans doute pas un « démocrate exemplaire »!

      E.Macron en sera-t-il un? « Vaste programme! »

      • Il faut rappeler qu’une démocratie consiste en contre pouvoirs, or il n’y en a aucun en France où le parlement et la justice sont aux ordres de l’exécutif. La France est une oligarchie dirigée par les bobos, qui ont élu le plus anti-démocratique des leurs, car ils se sentent remis en question par le peuple qui ne supporte plus d’être exploité à outrance.

  • Démocratie, démocratie ? C’est quoi çà ?
    Qu’on ait ou non entendu parler des théorèmes de Condorcet, Arrow et Gibbard-Satterthwaite, c’est plus ou moins manquer de sens critique élémentaire que de considérer comme rationnel et louable notre culte de ce qu’il est abusivement convenu d’appeler « la démocratie », le concept en lui-même – dont l’historicité est très mal connue – déjà et a fortiori son application quotidienne dans les « meilleurs » états considérés comme « démocratiques ». Nos médias sont pourtant quotidiennement emplis des tristes , voire horribles conséquences de ce culte grégaire.

    On aura beau dire, on aura beau faire « Dès que nous disons le mot « démocratie » pour nommer notre mode de gouvernement qu’il soit américain, allemand ou français, nous mentons. La démocratie ne peut jamais être qu’une idée régulatrice, une belle idée dont nous baptisons promptement des pratiques très diverses. Nous en sommes loin, mais encore faut-il le savoir et le dire »(A.E)  

    « Nous sommes victimes d’un abus de mots. Notre système (les « démocraties » occidentales) ne peut s’appeler « démocratique » et le qualifier ainsi est grave, car ceci empêche la réalisation de la vraie démocratie tout en lui volant son nom. »  (S-C.K)
    « La démocratie, c’est le nom volé d’une idée violée » (J-P.M).
    « L’erreur ne devient pas  vérité parce qu’elle est approuvée par beaucoup » (M.G)
    « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont forcément raison » (M.C)
    «  Ceux qui regardent le vote universel comme une garantie de la bonté des choix se font une illusion complète. » (A.T)
    « Qui trouve globalement rationnelles et louables nos organisations et pratiques sociétales, en particulier sur le plan politique et économique et a fortiori environnemental, ne l’est guère » (I.I)  

    Alors ne rien faire ? Certainement pas. Mais plutôt que d’être peu ou prou obsédé par l’avoir, s’efforcer sereinement chaque jour de davantage être,    donc d’ Aimer – en commençant par autour de soi  –  malgré tout. Ce qui devrait faciliter l’adoption de certaines mesures de fonctionnement des institutions, type mandat unique non renouvelable.

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Auteur : Catherine de Vries, Professor of Political Science, Fellow and member of the Management Council of the Institute for European Policymaking, Bocconi University

 

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