Par Philippe Silberzahn.
Nous vivons dans un monde d’incertitude et de ruptures. Pour survivre dans ce monde, les organisations devraient être agiles. Le mot Agilité est désormais partout. Ce serait la solution miracle au manque d’innovation comme il en surgit tous les six mois. Mais il n’en est rien. Ce n’est pas d’agilité dont votre organisation a besoin. Regardons pourquoi.
Le principe de l’agilité est assez simple : comme nous sommes incapables de prédire l’avenir, et que nous l’admettons enfin, et que nous sommes également incapables de l’influencer, nous allons laisser le cours des choses se développer, et quand il se passera quelque chose, nous réagirons. La problématique de l’agilité est donc de s’organiser pour pouvoir répondre rapidement et facilement aux changements rapides de notre environnement.
Fantasme sur les startups
L’importance actuelle donnée à l’agilité traduit clairement un fantasme sur les startups de la part des grandes organisations plus empêtrées que jamais dans leur glacis bureaucratique et désespérément à la recherche d’une solution miracle.
Elle traduit également la perception d’un monde en changement très rapide, qui appelle donc à une réaction très rapide. Mais c’est faux.
D’une part, les changements ne sont pas si rapides que ça : l’intelligence artificielle explose depuis quelques années, mais ses premiers travaux ont débuté… dans les années 50.
D’autre part le développement de nouveaux produits et leur commercialisation, y compris et surtout lorsqu’ils sont disruptifs, sont souvent très longs. Ainsi, Nestlé a mis 21 ans pour développer Nespresso avec succès.
21 ans avant que le projet ne gagne de l’argent. Il lui a fallu trois lancements pour réussir. Les deux premiers lancements ont été des flops mémorables avant que le troisième ne réussisse de façon spectaculaire.
Maintenir le cap
Le problème de Nestlé n’était pas un manque d’agilité pendant toutes ces années ! C’était au contraire de maintenir le cap, de persister en modifiant ce qu’il fallait modifier, en changeant la nature du projet. Initialement conçu pour les restaurants, le projet se réoriente vers les entreprises avant finalement de viser le grand-public.
Plus fondamentalement, l’agilité repose sur un paradigme qui est celui de l’adaptation. L’idée est que je ne suis pas capable de savoir où va mon environnement, je dois donc être capable de m’adapter très rapidement à ses fluctuations.
Trois problèmes
Cela pose plusieurs problèmes : premièrement, s’adapter prend du temps. Le temps que l’organisation prenne conscience du changement dans l’environnement, les concurrents peuvent avoir déjà pris les bonnes places. On parle bien de prise de conscience de l’organisation.
Dans les entreprises avec lesquelles je travaille, je suis toujours capable de trouver quelqu’un qui est conscient d’une rupture en cours, mais cela ne signifie pas que cette prise de conscience individuelle soit traduite au niveau de la direction générale, loin s’en faut !
Deuxièmement il faut que l’organisation soit capable de réagir vite. C’est ici que tous les efforts sont actuellement menés : s’organiser pour réagir vite. Mais on touche ici à une contradiction inhérente à la grande organisation ; elle réussit parce qu’elle apporte une notion d’échelle à son activité. On ne peut pas développer une économie d’échelle et une agilité en même temps.
Troisièmement, l’agilité suppose que l’on puisse s’adapter… à tous les cas possibles ! Par exemple, un fabricant de voiture ne sait pas si ses clients voudront une couleur rouge, verte ou bleue.
Plutôt que fabriquer un lot de chaque, et de risquer de se retrouver avec des invendus, il va configurer son outil de production pour que la couleur soit déterminée lorsque le client passe sa commande.
Étant capable de réagir à la demande imprévisible du client, il n’a plus besoin de prédire celle-ci. Toutefois on voit bien les limites : le choix de couleurs, et de quelques autres options, ne représente qu’un ensemble relativement réduit de possibilités.
Situation de risque
L’outil peut donc être configuré sur cette base. Mais au-delà d’un certain nombre d’options, la complexité devient trop grande et le coût trop important. Le fabricant ne peut pas concevoir une voiture à la demande.
Autrement dit, l’agilité fonctionne en situation de risque, où l’anticipation porte sur un nombre de possibilités faible et surtout connu a priori ; elle ne fonctionne pas pour gérer en incertitude, où le nombre de possibilités est infini et surtout pas connu à l’avance.
Quatrièmement, l’agilité traduit une forme de passivité vis à vis de l’environnement. Or les recherches, en particulier autour du concept d’effectuation, ont montré que ce n’est pas comme cela que raisonnent les entrepreneurs et les innovateurs. Ils ne cherchent pas à s’adapter au monde, mais à le transformer.
Remettre en question les fausses évidences
Le monde auquel Starbucks aurait dû s’adapter, c’est un monde dans lequel la consommation de café baissait depuis 20 ans. Le monde auquel Swatch aurait dû s’adapter, c’est un monde dans lequel 90% de la production mondiale de montres était désormais assurée par des fabricants japonais low cost ; il ne restait donc plus que le haut de gamme pour un fabricant suisse.
Le monde auquel Zara aurait dû s’adapter, c’était un monde dans lequel il était évident qu’aucun fabricant de textile européen ne pourrait survivre, sauf dans le très haut de gamme.
Au lieu de s’adapter à ce monde en étant ‘agiles’, ces trois pionniers ont au contraire remis en question ces hypothèses faussement évidentes. Ils ont transformé leur environnement, ils ne s’y sont pas adaptés. Ils n’avaient rien d’agiles.
D’une mode à l’autre
L’obsession de l’agilité, c’est prescrire un médicament avant d’avoir établi le diagnostic. C’est malheureusement une habitude fréquente du management ; on saute d’une mode à l’autre.
Faute de s’appliquer à conduire un diagnostic approfondi sur les causes du manque d’innovation, on saute sur la première mode venue (ou plutôt la 200e). Ne nous plaignons pas, cela fait marcher le commerce des consultants, mais cela résout-il le problème ? Assurément pas.
Alors, quelle est la vraie raison pour laquelle votre entreprise n’innove pas ? Je l’ai souvent évoqué ici, c’est le dilemme de l’innovateur. En substance, une organisation rechigne à parier sur le futur parce qu’elle souhaite protéger son activité actuelle.
Elle est prise dans un conflit entre cette activité et le futur : si elle mise tout sur le futur, elle risque de sacrifier son activité historique, sans aucune garantie de réussir l’activité future (qui peut n’être qu’un feu de paille).
Si elle cherche à protéger son activité historique, elle risque de rater l’opportunité future. Ce que montre le dilemme de l’innovateur, c’est que l’avantage des startups n’est tant pas leur agilité que le fait qu’elles n’ont pas d’activité historique à protéger. Elles ne sont pas bloquées dans le présent par leur investissement financier, intellectuel et émotionnel dans cette activité.
Bien-sûr l’agilité est nécessaire ; la plupart des grandes organisations font preuve de lourdeur pachydermique : la moindre initiative nécessite 200 slides powerpoint et 27 réunions, mais elle a des limites.
Le chat, qui retombe sur ses pattes même si on le lâche la tête en bas, est un modèle d’adaptation. Mais même ses capacités ont leurs limites : si vous le lâchez du haut d’une tour de 20 étages, il s’adaptera parfaitement, mais mourra quand-même en bout de course.
L’agilité n’est donc pas suffisante parce qu’elle ne règle pas la difficulté principale du manque d’innovation. Ne pas résoudre cette difficulté c’est s’exposer, comme avec tant d’autres modes managériales précédentes, à des déconvenues quand la bise sera venue.
—
L’agilité apporte quand même une pratique nouvelle dans les équipes (surtout en bas de la pyramide) : on passe d’un management dirigé, où le chef ordonne et les sous fiffres executent, à un management « de confiance » : le chef donne le cap et accompagne / soutient l’équipe, et l’équipe a toute lattitude pour s’organiser de façon à atteindre l’objectif.
Au final, l’agilité ne serait pas un bon exemple de réussite du libéralisme ?
En libérant l’équipe de contraintes superflues, elle réussit mieux.
Ok sur l’agilité!
Mais il y a un handicap fondamental pour les Français (hors cette montagne de normes et d’interdits)
Les deux différences fondamentales que je rencontre entre un manager français et un anglo-saxon, ce sont:
– les Français subissent le changement alors que les Allemands, Suisse ou Anglais conçoivent et provoquent le changement, c’est normal pour eux.
– les compétences managériales sont indispensables dans les pays anglo-saxons, alors qu’en France, ce sont de bons techniciens qu’ont catapulte aux postes de directeurs (vrai en particulier pour ces éphémères start up). Diriger et motiver, organiser ou valoriser, dominer le changement ou faire der la créativité, c’est du pipeau pour eux!
Technicien, ne faut-il pas l’être tout de même un peu pour prétendre diriger ? Sans doute le manager doit-il posséder des qualités en plus pour faire son job mais je doute qu’il puisse se passer du savoir faire de son métier, ne serait-ce que pour obtenir la confiance de ses équipes.
Si vous saviez le nombre de managers et de dirigeants qui n’ont pas une once de technique, vous seriez halluciné. Cela ne constitue pas un élément déterminant ou qui justifie leur rôle (en tous cas actuellement).
Certainement!
Cependant un expert ne fait pas systématiquement un bon chef d’entreprise. (Flagrant dans la fonction financière)
« Ci gît un homme qui a su s’entourer d’homme plus intelligents que lui », reste vrai et suppose les QUALITÉS d’un chef.
Dans celles-ci, diriger, déléguer et motiver des spécialistes de chaque disciplines nécessaires au bon fonctionnement de l’entreprise.
J’anime en France des stages de management, et constate un retard concret sur les pratiques étrangères.
Ex: Une start up a créé un excellent programme de vente on line. Elle va malheureusement dans le mur après 4 ans : pas de sensibilité commerciale ou logistique, pas de motivation interne débouchant sur un turn over handicapant, mauvais contrôle…
Ce n’est pas d’agilité QUE….
(et pas DONT..)
Ne le prenez pas mal, car votre article ne manque pas de pertinence.
Même Chirac faisait souvent cette entorse à la grammaire….
😉
Bravo pour cette remarque. J’allais la faire.
Sous la plume d’un technicien, c’est admissible.
A France Culture, cela arrive très souvent et c’est insupportable.