Non, tout n’est pas relatif !

Ali Choukroun explique, en convoquant Raymond Boudon, comment une interprétation et une utilisation erronée du relativisme dans le discours social et politique contemporain peut conduire à des justifications idéologiques fallacieuses.

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Non, tout n’est pas relatif !

Publié le 20 novembre 2023
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Depuis Einstein, la théorie de la relativité a rejoint l’univers des métaphores pseudo-analytiques des sciences sociales. Aujourd’hui abondant, cet univers fait passer des images pour des raisonnements, et des procédés stylistiques pour des démonstrations intellectuelles solides. Souvent, ce sont des vues de l’esprit. Si elles n’étaient assises que sur du vent, ce ne serait pas un problème.

Mais ces petits jeux avec les concepts scientifiques ne reposent pas uniquement sur des ambitions littéraires. Ils sont fréquemment les instruments de défense de visions du monde que l’on appelle communément « idéologies ». Ainsi du relativisme, utilisé à tort, à travers et à contresens, pour défendre une cause un jour, et son opposé le lendemain.

À l’instar de Darwin qui ne projetait strictement aucun projet eugénique, Einstein n’augurait pas de la conversion sociologique de sa théorie. Pourtant, pas un jour ne passe sans que responsables politiques et chercheurs n’en fassent usage. Certes, on ne cite plus nommément Albert Einstein pour appuyer ses convictions. Mais on souscrit aisément à l’aphorisme populaire selon lequel « tout est relatif ».

Un citoyen sur 182 000 marcheurs contre l’antisémitisme exprime à la télévision « qu’il y a une importance aujourd’hui de prendre conscience du problème de l’islamisation » ?

 

Cela permet à Antoine Léaument de justifier l’absence active de membres de La France Insoumise à la manifestation du 12 novembre :

« Défendre les juifs en attaquant les musulmans, c’est ça le projet ? ».

Dans un autre genre, le relativisme permet à Aymeric Caron de trouver matière à disserter, à relativiser sur la séquence filmée des attentats commis par le Hamas :

« Il faut quand même aussi avoir conscience que c’est un film qui est réalisé par l’armée israélienne et qu’il y a un but ».

https://twitter.com/BMartinot/status/1724731792479920583

 

Le même qui, quelque temps plus tôt, ne voyait aucun inconvénient à comparer les moustiques à des mères qui risquent leur vie pour leurs enfants.

Toute perspective étant équivalente par ailleurs, l’usage du relativisme permet à n’importe qui de dire n’importe quoi. Il est surtout un moyen utile de défendre un agenda politique.

Un sociologue, aujourd’hui oublié de ses pairs, avait proposé en son temps une réflexion qui peut nous éclairer. Raymond Boudon distinguait deux sortes de relativisme : cognitif et culturel.

Le premier dissout la vérité objective dans la (métaphorique) construction sociale. Exemple : Louis Pasteur n’est pas l’inventeur du vaccin contre la rage. Il a été construit comme tel, car il a emporté la victoire dans la guerre (une fois encore métaphorique) qui l’opposait à ses détracteurs. Grace au dénominateur commun du « construit », les différences objectives disparaissent. Comme écrivait Boudon : « Il s’agit d’une banalité si l’on s’en tient à cette proposition ou d’une contre-vérité si on y lit un message relativiste[1] ».

Le relativisme culturel poursuit en ce sens. Il horizontalise les pratiques sociales. Toutes les cultures se valent et subséquemment, tous les types de gouvernement. De cette façon, on peut relativiser la différence entre la démocratie et la dictature, l’inscrire sur un continuum, comparer Emmanuel Macron à Caligula, et l’abaya à un symbole de respect de la femme.

Boudon s’interrogeait sur le succès de ces deux postures dans les sciences sociales.

Selon lui, « le relativisme représente l’une des thèses fondamentales de la sociologie et de l’anthropologie contemporaine[2] ».

Ce constat est encore vrai de nos jours. La littérature académique est parsemée de pièges relativistes dont il faudrait réaliser l’inventaire à la Prévert.

Bruno Latour indiquait être en désaccord avec ceux qui le considéraient comme un relativiste. Il se disait « relationniste ». La différence apparait comme purement intellectuelle. Dans La science en action, il écrivait :

« Puisque les humains doués de parole aussi bien que les non-humains muets ont des porte-parole je propose d’appeler actants tous ceux, humains ou non-humains, qui sont représentés afin d’éviter le mot d’acteur trop anthropomorphique ».

Voilà qu’à travers le mot actant, Aymeric Caron pourra quelques années plus tard, dans le plus grand des calmes, ne voir aucune différence entre une larve et un nouveau-né. Le latourisme est un relativisme. Signataire d’une tribune de soutien à Éric Piolle, repris (malgré les débats qu’il peut y susciter) par une large partie de la gauche insoumise, Bruno Latour est une de ces illustrations de la conversion du relativisme intellectuel en relativisme vulgaire.

Le 13 mai 2020, il amorçait un entretien accordé à Libération par une idée pour le moins surprenante :

« On ne peut encore cerner le virus, socialement, politiquement, collectivement. Il est une construction extrêmement labile… ».

Pourquoi ne pas s’arrêter à la première proposition ? Un virus est-il une construction ? Ou est-il d’abord ce que les autorités scientifiques disent qu’il est ?

Pour Raymond Boudon, le succès du relativisme était dû à la radicalisation du principe du tiers exclu.

Celui-ci « érige des termes contraires en termes contradictoires[3] ». Autrement dit, « si un objet n’est pas blanc, c’est qu’il est noir[4] ». Ou encore pourrait-on dire si un parti ne suit pas la ligne des Insoumis, c’est qu’il est fasciste. Le tiers exclu nous invite au manichéisme et à la simplification de la réalité entre les gentils et les méchants.

Boudon ajoutait que « l’utilité » d’une théorie, c’est-à-dire son adéquation avec les préoccupations intellectuelles du moment, était un autre facteur de succès du relativisme. Aujourd’hui, c’est un outil qui semble effectivement « utile » à un certain nombre de factions, lorsqu’il s’agit par exemple de qualifier une marche contre l’antisémitisme de manifestation d’extrême droite.

On peut raisonnablement penser que, d’un point de vue éthique ou a minima philosophique, il est utile de chercher à se mettre à la place d’une personne distincte de la nôtre pour pouvoir la comprendre. Un pas est franchi à partir du moment où cette posture est dévoyée pour en faire un sortilège de post-verité.

Boudon ne disait pas autre chose :

« Le bon [relativisme] nous permet de comprendre l’Autre. Le mauvais met tous les comportements, tous les états de choses et toutes les valeurs sur un même plan[5] ».

On pouvait difficilement rétorquer à Boudon de ne pas voir les similitudes entre de nombreux phénomènes sociaux. Il était loin de nier par exemple que la science et la religion procèdent toutes deux de croyances de la part des individus[6]. Mais il n’en inférait pas pour autant qu’aucune différence n’existait entre les deux. Faire un bon usage du relativisme, c’est en faire un usage en raison, c’est-à-dire en gardant sa capacité de juger. C’est surtout ne pas oublier que si expliquer, ce n’est pas excuser, relativiser peut parfois tendre à tolérer…

[1] Raymond Boudon, Essais sur la théorie générale de la rationalité, PUF, 2007

[2] Boudon, Raymond. Renouveler la démocratie. Éloge du sens commun. Odile Jacob, 2006

[3] Boudon, Renouveler la démocratie

[4] Ibid.

[5] Boudon, Raymond. Le relativisme. Presses Universitaires de France, 2008

[6] Boudon, Essais sur la théorie générale de la rationalité

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  • Le tiers exclu : merci pour ce point que je garde de votre article . En effet c’est à cet élément que je détecte une tentation d’absolutisme tyrannique , le fameux « soit tu es avec moi , soit tu es contre moi » jadis entendu avec la sueur froide qui coule immédiatement entre les épaules . Ces personnes en effet ne laissent aucune liberté à l’autre : seule l’adhésion totale est permise .D’ailleurs , on peut trouver ce type de profils dans tous les mouvements politiques et de façon surprenante , même chez -de rares- libéraux .
    Je garde aussi « C’est surtout ne pas oublier que si expliquer, ce n’est pas excuser, relativiser peut parfois tendre à tolérer… » : voila , on peut comprendre quelqu’un sans adhérer à ses thèses .

    • Oui ! Le contraire de relatif est absolu. Du point de vue (relatif) libéral, le relatif est donc la liberté d’exprimer une variété de points de vue. Jusque là tout va bien. Les choses se gâtent parce que, indépendamment, chaque point de vue à une tendance à l’absolu parmi ses plus fervents supporters. Comme vous le souligner, chez LFI mais aussi dans le cortège nous avions des absolutistes.
      Conclusion, nous sommes face à une problématique psychologique et non idéologique.

  • Excellent article. Il manque cependant un élément primordial, juste effleuré par le principe du tiers exclu : comment reconnaît-on une idéologie mortifère ? C’est en fait assez simple : on reconnaît un arbre à ses fruits. Quels fruits ont produit les idéologies extrémistes et les systèmes politiques basés sur l’islam ? Le souci est que beaucoup ne veulent pas voir les fruits en question, allant jusqu’à encenser ceux là même qui les élimineront en premier. Et pour se conforter dans leur aveuglement, ils vous sortent les excès de nos sociétés, bien réels, mais qui sont des pailles dans nos yeux comparées aux poutres qu’ils veulent nous imposer.

  • Le relativisme est ce qui rend également admissibles des choses différentes d’un seul point de vue parmi les 3 axes du beau , du bien ou du vrai. Il permet ou impose alors de choisir entre ces choses égales selon les axes restants.
    Exemple: entre des coutumes également admissibles car choisies conventionnellement, on peut préférer l’une d’entre elles car ayant les cérémonies les plus belles.
    Autre exemple: le film sur les méfaits du Hamas est suspect car présenté par la partie qui se plaint, donc on peut choisir le narratif qui le décrit comme faux et « préférer » la thèse d’une manipulation permettant de bombarder Gaza sans limites. En relativisant le vrai on utilise le bien pour juger.
    On remarquera au passage que l’unique approche de la situation au Moyen-Orient consiste à se situer sur l’axe du bien, le seul qui ne puisse pas être relativisé: la seule chose possible à faire étant de « condamner ». Dés ce moment, le critère de vérité devient secondaire et au service du reste. Ce qui fait que la condamnation du Hamas devient équivalente à celle d’Israël, le résultat étant un conflit de préférences géré arbitrairement.

    C’est cela qui explique le fait paradoxal qu’en fait le relativisme sur un axe devient un absolutisme sur un autre.

  • Bonjour Monsieur Choukroun, bonjour à toutes et tous,
    La traduction binaire de notre observation du monde est juste intuitif en fonction de notre culture, notre culte, notre expérience avec l’environnement direct : ami ou ennemie ? toxique ou non ? aimant ou insultant ?
    Seule, la réflexion volontaire et intelligente, aidé par une connaissance des biais cognitifs qui nous déforment la lecture du monde, peut nous permettre de se positionner en neutre, plus ou moins.
    Rappelons-nous que le neutre, le zéro, n’existait pas dans le monde romain (le chiffre zéro est d’origine babylonienne puis indienne et aujourd’hui arabe). La pensée neutre ou juste plus modérée ne peut pas apparaître de la bouche ou du clavier des esprits pressés.
    Je serai donc enclin à modifier votre phrase par : « la distorsion de la lecture du monde peut conduire à des justifications idéologiques fallacieuses. ».
    Je penche donc plus vers l’interaction néfaste du/des biais cognitif(s) de confirmation et/ou de croyance qui pousse à exprimer et tenter de convaincre sur la véracité de leurs affirmations. Comme toujours, seuls les esprits fragilisés par le manque de recul prendront ces affirmations douteuses pour véracités.

    Quant à votre dernière phrase « relativiser peut parfois tendre à tolérer », je vous apporte ma nuance entre ces deux verbes qui ne portent pas sur le même territoire. ‘Relativiser’ s’exprime au regard d’un comportement dans un pays étranger vis-à-vis de l’observateur. ‘Tolérer’ s’exprime au regard d’un comportement dans le pays de l’observateur.

    Merci de votre publication, bien à vous Monsieur Choukroun.
    Merci à tous d’avoir lu, restez curieux !

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