L’éviction de Madelin du gouvernement Juppé : la droite française face à son illibéralisme

L’histoire du renvoi d’Alain Madelin du gouvernement Juppé en 1995 est révélateur de l’illibéralisme chronique de la droite française, et explique ses déconvenues électorales.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 6
Source : Falcon Group sur Flickr.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

L’éviction de Madelin du gouvernement Juppé : la droite française face à son illibéralisme

Publié le 17 novembre 2023
- A +

Que dit Alain Juppé dans ses Mémoires à propos du renvoi d’Alain Madelin du gouvernement en 1995 ?

Les lecteurs qui ont vécu la présidentielle de 1995 s’en souviendront. Le 26 août de la même année, le ministre libéral du gouvernement Juppé est limogé. Pourquoi ?

Dans Une histoire française paru en septembre 2023 (Paris, Tallandier, 2023), l’ancien maire de Bordeaux écrit :

« Si je me suis séparé d’Alain Madelin au mois d’août 1995 en acceptant sa démission du gouvernement, ce n’est pas à la suite d’un désaccord de fond sur la conduite de notre politique économique (sic) » (p. 200).

Il ajoute qu’il avait réuni un ensemble de ministres à la fin de l’été en vue de préparer la mise en œuvre de la réforme de la sécu, chacun recevant la consigne de ne pas faire part à l’extérieur du contenu des échanges.

« Le lendemain, écrit-il, j’entendis, sur les ondes d’une radio nationale, Madelin expliquer en détail ce que nous allions faire » (ibid.).

 

Chirac/Juppé vs. Madelin : désaccord intellectuel parfait

Or, si Madelin a présenté sa démission du gouvernement Juppé, c’est aussi et surtout en raison de la nature des propos qu’il a tenus ce jour-là à l’antenne d’Europe 1.

L’ancien ministre de l’Économie avait en effet critiqué les acquis sociaux, la moindre durée de cotisation des employés du secteur public comparativement à celle de leurs homologues du privé, ainsi que les Rmistes qui « gagnent plus que, sur le même palier, la famille où l’on se lève tôt le matin pour gagner le Smic ». Un discours de vérité, conforme au diagnostic socio-économique qu’on est en droit d’attendre d’un politique de droite, mais qui, curieusement, ne semble pas avoir du tout plu au tandem exécutif d’alors…

Comment expliquer une telle réaction ?

On se rappelle que Jacques Chirac avait fait campagne en 1995 sur le thème de la « fracture sociale ». Il existait – et il existe encore – dans notre pays une véritable fracture au sein de la population. Mais pour Chirac et Juppé (qui reprenaient ainsi une vision typiquement socialiste de la réalité), elle opposait les riches aux « exclus », les capitalistes aux travailleurs (cf. Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 69).

Or, ce que révélaient les propos de Madelin, c’est qu’il avait compris que la vraie fracture sociale passe entre les Français qui travaillent, créent, innovent, prennent des risques, s’enrichissent honnêtement, et ceux qui appartiennent à la caste des privilégiés de la fonction publique, qui bénéficient d’avantages de toutes sortes, et jouissent de l’emploi à vie (ibid.).

 

Une droite française historiquement allergique au libéralisme

Pourquoi donc Alain Juppé n’écrit-il pas clairement dans ses Mémoires qu’Alain Madelin était tout simplement beaucoup trop libéral pour lui et pour Chirac ?

Jacques Chirac, et l’ensemble des Premiers ministres qu’il nomma au cours de ses deux mandats, ont en effet bien plus incarné l’étatisme de droite à la française qu’une tradition authentiquement libérale sur le plan économique.

Dans son ouvrage Français, n’ayez pas peur du libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2007), Pascal Salin écrit à propos de la présidence Chirac (qui fut en réalité une présidence social-étatiste sous des dehors de politique de droite) :

« Chirac a des convictions, mais elles consistent systématiquement à exprimer des opinions de gauche […] Toujours prêtà critiquer le capitalisme, la spéculation, la recherche du profit, prêt à distribuer des subventions, à accroître les interventions étatiques, Jacques Chirac ne rate pas une occasion de défendre les idées de la gauche la plus traditionnelle, car elle est le consensus idéologique de la classe politique française. » (p. 73).

Au-delà de Chirac, c’est en réalité quasiment toute la classe politique française de droite qui, historiquement, voit le libéralisme économique d’un mauvais œil.

Ce qui ne l’a pas pour autant empêchée par moments de faire croire qu’elle s’y était convertie, sans doute afin de pouvoir rallier les suffrages de la classe des producteurs et des travailleurs ne supportant plus de voir leurs ressources ponctionnées pour financer la classe des profiteurs et des parasites sociaux.

Si Chirac a remporté la présidentielle de 1995, c’est en grande partie grâce à Madelin, le programme économique de celui-là ayant été inspiré du mouvement Idées-action de celui-ci (Pascal Salin, Le Vrai libéralisme, droite et gauche unies dans l’erreur, Paris, Odile Jacob, 2019, p. 45).

Beaucoup de Français ont alors pensé que les réformes qu’ils attendaient depuis longtemps avaient désormais une chance d’être appliquées.

Mais à l’évidence, Chirac et Alain Juppé ont préféré voir Madelin quitter le gouvernement, plutôt que de courir le risque de mécontenter une partie des Français, ceux appartenant au secteur protégé. Du fait de la crainte d’un tel scénario, la conduite des vraies réformes structurelles dont la France avait pourtant déjà grand besoin – ainsi, par exemple, une réforme fiscale de grande ampleur passant par la suppression de la progressivité de l’impôt – était rendue par là même impossible. Ainsi les Français n’ont-ils finalement eu droit qu’aux traditionnelles réformettes en lieu et place de réelles réformes qui seules leur permettraient de recouvrer leur liberté et leur responsabilité.

 

Une droite française peu crédible ?

Sarkozy a certes été élu président en 2007. Mais la vérité est que Chirac a eu une importante responsabilité dans la déception durable de son électorat vis-à-vis de la droite : se disant libérale quand cela l’arrange pour se faire élire, nous l’avons dit, elle est aussi capable de brusquement cesser de l’être lorsqu’il faut prendre des décisions courageuses susceptibles de remettre en cause les « avantages acquis » extorqués par le public au privé.

« À quoi bon voter pour un candidat de droite si c’est pour qu’il applique ensuite, une fois élu, une politique de gauche ? », ont sans doute pensé depuis lors plus d’un électeur s’étant senti floué par la suite des événements.

Comme l’écrivait déjà très justement Pascal Salin peu après la démission de Madelin, « tous ces hommes et ces femmes qui, jour après jour, s’épuisent à produire et à créer en dépit d’obstacles réglementaires et fiscaux croissants espéraient sincèrement (NDLR : en votant pour Chirac) la reconnaissance à laquelle ils ont droit. Ils sont aujourd’hui victimes d’une terrible trahison » (ibid.).

Il est regrettable qu’Alain Juppé ne reconnaisse pas dans ses Mémoires cette erreur qui a probablement contribué à décrédibiliser la droite aux yeux de son électorat, dans son aptitude à mener des réformes systémiques, profondes et durables, et à appliquer un programme économique de manière fidèle et cohérente.

Contre toute attente, le candidat François Fillon à la présidence de 2017 avait toutefois réussi à remporter largement la primaire face à Alain Juppé, donné initialement vainqueur avec une confortable avance ; peut-être parce que, en reflétant ce qui semblait être devenu chez lui de véritables convictions libérales acquises au fil des dernières années – et non d’énièmes manœuvres de pure tactique électoraliste -, son programme économique mûrement réfléchi avait permis de retrouver la confiance des électeurs qui souhaitaient voir en France l’application d’une vraie politique libérale.

Mais, comme on le sait, ses déboires judiciaires devaient avoir raison de lui. Si un candidat libéral de droite venait à émerger et être élu à la présidentielle de 2027, souhaitons donc pour lui et surtout pour une majorité de nos concitoyens qu’il ne commette pas une erreur analogue à celle de Chirac et Juppé en 1995.

Voir les commentaires (9)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (9)
  • Il n’y a qu’une réforme à faire : la suppression du statut de la FP , mais bien sûr cela ne sera jamais fait . Et pourtant , tous nos problèmes viennent de là . La FP française : Gollum et son précieux .

    • Vous êtes trop radical. Dans l’entreprise non plus, tout le monde ne donne pas le meilleur de lui même seulement quand vous le payez au résultat. Mais il y a bien trop de choses, donc d’employés, dans le secteur public, j’en conviens.

  • Mais il était impossible d’accepter la présence d’un Ministre libéral dans un gouvernement socialiste. Ce n’est pas parce qu’on se dit de droite qu’on l’est. Chirac a tout de suite compris quand il est entré en politique, que pour être élu puis réélu, il faut être de gauche.
    À l’issue de la guerre, De Gaulle n’a pas réussi à éradiquer le communisme en France (Staline a, dès 1940,financé la résistance communiste), malgré ses promesses faites aux américains. Il faut rappeler que les Américains, voyant le poids de l’influence communiste de Staline sur la France durant la guerre, voulaient que la France devienne un protectorat américains pour combattre le communisme.
    Hé bien maintenant, nous y sommes. Avec sa dette, la France ne va pas tarder à s’effondrer comme l’URSS.

    • Savez vous a quelle date les « ouvriers du Livre «  ont rendu les armes fournies par l URSS ! ça en dit long sur l avenir !.

  • Madelin n’est devenu bon qu’à partir du moment où il s’est contenté de critiquer l’Etat et non plus ceux qui le servaient.
    Ceux qui aujourd’hui critiquent l’islam(isme) ont parfaitement intégré la leçon : il n’y a rien à gagner à taper sur les individus, tout à taper sur l’idéologie.
    Plaise au ciel que l’éventuel prochain candidat libéral comprenne cela. Et aussi qu’il ne reproduise pas l’erreur de Fillon : se faire passer pour ce qu’il n’est pas, libéral et honnête homme.

  • « À quoi bon voter pour un candidat de droite si c’est pour qu’il applique ensuite, une fois élu, une politique de gauche ? »
    C’est également ce qu’ont pensé de nombreux électeurs à la fin du mandat de N. Sarkozy.
    Le problème c’est que ce type d’argument incite de nombreux libéraux à s’abstenir. Et à la place d’un Sarkozy médiocre, on a une authentique catastrophe nommée Hollande.

  • Ce qui s’est passé il y a 30 ans ne donne pas de pistes pour ce qu’il faudrait faire aujourd’hui. Vu les images qu’on dans la population des marqueurs comme le libéralisme, il conviendrait de se poser en pragmatique, tant sur le plan de la sécurité que sur celui de l’économie. Se réclamer de la gauche ou de la droite ou de l’écologie condamne à des mesurettes qui ne font qu’accroître la complexité sans rien résoudre. Il faut demander aux députés de voter en leur âme et conscience individuelle, en rendant les consignes de vote ridicules. Pas facile, mais pas impossible…

  • « « Au-delà de Chirac, c’est en réalité quasiment toute la classe politique française de droite qui, historiquement, voit le libéralisme économique d’un mauvais œil.« « 
    mettons à jour nos connaissances, ce jour : le THEOREME DE MADELIN
    si vous devez aborder un problème politique en France , entre le Connerie et le Machiavélisme, optez pour la Connerie, le Machiavélisme demande une trop grande réflexion »
    ( version apocryphe bien sûr, mais fidèle dans l’esprit )

  • Tellement vrai cet article!
    D Lisnard le prochain Madelin? Il avance bien pour l’instant, avec de bonnes idées, encore au chaud et habile au sein du système de droite LR. Mais nul doute que ses « amis » de droite en bons disciples de la caste étatique de l’ENA ( et de son nouveau nom qui n’a rien changé), le moment venu vont se charger de le plomber en vol…..
    Je lui suggère pour museler les étatistes de tout bord s’appuyer davantage sur son excellent livre « la culture nous sauvera « . Personne n’osera lui dire que la culture c’est mal….. car ce sujet flatte les ego d’un peuple avancé qui se croit encore phare du monde. Au nom de la nécessaire transition culturelle, on fera bien plus facilement passer des réformes qui relèvent d’acceptabilité et de perception de ce qui doit changer. Passer de l’illusion optique ancienne à la réalité haptique de toucher enfin la réalité telle qu’elle est pour mieux la faire évoluer… c’est un art. Au nom de l’art on peut tout dans notre pays…

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
Le meurtre de Thomas à Crépol a fait apparaître comme jamais le profond clivage entre l’opinion publique majoritaire et les dirigeants politiques. L’alignement des médias dominants, en particulier ceux du service public, sur le déni politicien, traduit leur incompréhension de la situation ou leur asservissement au pouvoir.

Pour tous ceux qui vivent dans la « France profonde », la perception du fossé, devenu gouffre béant, séparant gouvernants et gouvernés, est ancienne mais devient aujourd’hui alarmante.

 

La bien-pensance... Poursuivre la lecture

Alors que la France est aujourd’hui confrontée à des tensions sociales et ethniques d'une ampleur inédite dans son histoire contemporaine, la principale réponse politique consiste à réclamer un renforcement du rôle de l'État. Cet automatisme étatiste est pourtant ce qui a conduit le pays dans son impasse actuelle.

 

Depuis la fin des années 1960, l’État a construit un arsenal sans précédent de politiques sociales censées corriger les inégalités et prévenir les conflits supposément inhérents à la société française. Las, non ... Poursuivre la lecture

4
Sauvegarder cet article

Un article d'Alain Mathieu

 

Il est difficile de trouver un Français plus représentatif de nos hauts fonctionnaires que Jean-Pierre Jouyet.

Son CV accumule les plus hauts postes financiers : directeur du Trésor, la plus prestigieuse direction du ministère des Finances, chef du service de l’Inspection des Finances, le corps de fonctionnaires le plus influent, président de l’Autorité des marchés financiers, qui règlemente la Bourse, directeur général de la Caisse des dépôts et président de la Banque Publique d’Investis... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles