[L’épopée économique de l’humanité] – Le déclin économique de Rome (VIII)

Un malaise économique s’est installé au cœur de l’Empire Romain. L’Italie, jadis berceau de la prospérité, est en perte de vitesse tandis que les provinces tirent leur épingle du jeu, signe d’un basculement majeur.

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[L’épopée économique de l’humanité] – Le déclin économique de Rome (VIII)

Publié le 22 juillet 2023
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Pendant cette période exceptionnelle à bien des égards, la situation économique de l’Empire reste satisfaisante, mais la prospérité se déplace de l’Italie vers les provinces.

 

Une économie en perte de vitesse

Dans la péninsule, la fabrication d’objets dépérit. C’est en Gaule que se trouvent les principales fabriques de céramique utilitaire qui inondent l’Empire de leurs produits. Les provinces orientales profitent plus encore du mouvement. Leurs nationaux accaparent tout le commerce international qui, sous Auguste, était encore aux mains des négociants italiens.

Ce sont les marchands égyptiens et syriens qui vont chercher les épices dans le sous-continent indien et la soie chinoise au Turkestan. Le commerce fait la fortune des « cités caravanières » comme Palmyre, qui occupent des points clés sur les pistes et servent d’entrepôts.

Pour l’économie romaine en perte de vitesse ce n’est pas sans danger. Faute de contrepartie à l’échange, il faut régler les achats en numéraire, et la péninsule se vide de ses métaux précieux.

Ce début d’appauvrissement est accentué par le développement de voies de communication qui, passant le long du Danube et du Rhin, délaissent son territoire. L’activité de ses ports est avant tout liée aux services de l’annone chargés par l’État d’assurer le bon ravitaillement en grains de Rome dont la population, grossie par les petits paysans chassés des campagnes, s’élève alors à un peu plus d’un million d’habitants.

 

Le désintérêt pour le travail 

Les approvisionnements en blé proviennent des provinces romaines d’Afrique, d’Espagne et d’Égypte.

Ce système administré fonctionne sur la base de réquisitions. Conservés dans des entrepôts d’État, les stocks devaient idéalement correspondre à une année de consommation. Le blé était ensuite, soit distribué gratuitement aux quelques 200 000 allocataires (nombre fixé par Auguste et resté stable durant l’Empire), soit revendu à

des entreprises privées de boulangerie pour le marché libre.

Dans ce contexte, les grandes cités, lieux de concentration d’une plèbe désœuvrée, n’ont qu’un rôle économique effacé. Les occupations des citoyens actifs se concentrent sur des activités qui ne sont pas directement productives comme l’éloquence judiciaire, l’enseignement, l’exercice d’une magistrature, la pratique de l’usure, le trafic de denrées expédiées vers Rome ou la jouissance de leurs rentes.

Une seule forme de travail manuel est jugée honorable, celle que pratiquent des agriculteurs libres, mais de moins en moins nombreux. Toutes les autres relèvent de la besogne et sont dévolues aux esclaves ou aux petites gens.

 

Un affaiblissement qui devient structurel

Durant l’ère patriarcale, l’État romain réduit aux limites du Latium était habité de petits propriétaires à la fois laboureurs et soldats.

Puis, avec l’essor des activités de négoce et de banque, se sont imposés des impératifs de profit rapide.

Dans l’agriculture, la vigne plus rentable a disputé au blé sa première place, et selon la même logique, les pâturages n’ont pas cessé de progresser.

Au stade suivant, les Romains ont importé le blé des provinces d’outre-mer, et leurs vendanges de Grèce et de Gaule.

La conquête leur a apporté des richesses inespérées qu’ils ont cru inépuisables. L’Espagne et l’Orient leur ont procuré des métaux précieux en abondance, et quantité de prisonniers de guerre dont ils ont fait leurs esclaves.

Au fil du temps, la population est devenue de plus en plus allergique au travail de la terre comme aux métiers des armes : ni laboureurs, ni soldats.

Au Ier siècle de notre ère, Pline l’Ancien et l’agronome Columelle s’alarment déjà de ces évolutions. Délaissant les campagnes, les ruraux se concentrent dans les villes où la plèbe est nourrie par des distributions gratuites de vivres. La paysannerie dépérit du fait de l’extrême concentration de la propriété foncière. Pline le Jeune rapporte que la moitié de la province d’Afrique est possédée par six gros propriétaires qui y contrôlent d’immenses territoires d’élevage.

 

Le dépérissement de l’agriculture

Dans ce contexte, la production agricole diminue dès le IIe siècle, ce qui rend de plus en plus critique la question du ravitaillement.

Faute d’engrais, les sols s’épuisent en Italie et en Grèce. L’esclavage qui fournit une bonne part de la main-d’œuvre agricole est une source qui se tarit. Les progrès de la technique ne compensent pas ces déficiences. Aucun effort sérieux n’est fait pour rénover l’agriculture, modifier la routine de l’assolement biennal, améliorer l’araire sans roues qui servait aux labours, ou utiliser le moulin à eau qui était connu, mais non mis en œuvre.

Face aux difficultés, le remède restera immuable jusqu’à la chute de Rome : demander davantage à l’impôt et aux réquisitions exigées des provinces.

Cet affaiblissement structurel de l’économie de la péninsule est une tendance de fond qui fragilise la position de la capitale de l’Empire et pèse lourdement sur son avenir.

 

Une société minée par ses contradictions

Dans la société romaine « les hommes nés libres, les ingénus, qu’ils soient citoyens de Rome ou d’ailleurs, sont radicalement séparés, par la supériorité de leurs origines, de la foule des esclaves, bétail à face humaine, sans droit, sans garantie, sans personnalité, livrée comme un troupeau à la discrétion du maître et, comme un troupeau, assimilée plutôt à une collection de choses qu’à un groupe d’êtres vivants : « res mancipi »1 .

Mais peu à peu ce système esclavagiste si dur se lézarde.

Vers le milieu du Ier siècle, un édit de l’empereur Claude décide l’affranchissement d’office des esclaves malades ou infirmes que leur maître a abandonné. Au IIe siècle, une législation de plus en plus clémente allège progressivement les chaînes des opprimés et favorise leur libération.

Cet apport d’anciens esclaves permet un certain renouvellement des élites. Mais à partir de Marc-Auréle, les revers militaire tarissent la grande source du ravitaillement servile, et le processus finit par se bloquer. On assiste même à une sorte d’inversion des rôles, car dans ce régime hyper centralisé où les Césars détiennent et exercent une autorité absolue, leurs esclaves et leurs affranchis prennent le pas sur le reste de la cité qui l’admet de plus en plus mal.

Plus généralement, dès la fin du Ier siècle « il semble qu’il vaille mieux, pour son bonheur, être l’esclave d’un riche qu’un libre citoyen pauvre »2

 

La concentration des richesses

Au lieu de circuler et de fructifier par le travail et l’économie, les richesses se concentrent, par la faveur du prince et par la spéculation, sur un nombre de plus en plus restreint de très gros privilégiés.

La fortune de l’empereur est sans rival, sans contrôle et sans fond. Il est maître de disposer à son gré des revenus de l’Égypte qui sont en sa possession personnelle et de puiser à pleines mains dans ses butins de guerre. Les esclaves impériaux sont légion, au moins 20 000. Ils assurent la perception des taxes, la surveillance des fermes générales, la gestion de ses immenses domaines ruraux, de ses mines métalliques, de ses carrières de marbre et de porphyre.

Les grandes fortunes s’y augmentent, non par le travail et l’activité, mais spontanément, par l’accroissement de leur propre substance ou grâce à l’effet de circonstances dont leurs détenteurs sont les seuls à profiter. Au sein de cette économie où la production perd de jour en jour du terrain, le travail est complètement dévalorisé comme le souligne cet épigramme de Martial3 : « Ce qui fait le bonheur de vivre, Martial, le voici. Une fortune non acquise par le travail, mais héritée ».

Signe des temps, sa poésie place la félicité dans la négation d’un labeur dont elle sous-entend la vanité.

 

La revanche des colonisés

Cette période est marquée par le renforcement de l’armée, le cosmopolitisme, et des mesures favorables à la plèbe.

Proclamé Empereur par les légions illyriennes qu’il commandait, Septime Sévère, d’origine punique, est le premier souverain en rupture avec les traditions et le patriotisme romains. Militaire avant tout, sa doctrine est restée célèbre : « Enrichissez les soldats et moquez-vous du reste ». À sa suite, les représentants de la nouvelle dynastie favorisent les peuples soumis au détriment des Italiens. Les anciens colonisés prennent le pas sur leurs colonisateurs comme en témoigne l’édit de Caracalla : promulgué en 212, il accorde le droit de cité à tous les habitants de l’Empire avec des conséquences importantes sur le recrutement des cadres de l’armée, la composition du Sénat et le poids des provinces qui font désormais l’objet de toutes les attentions du pouvoir.

Par ailleurs, les Sévère, dont le régime n’est fondé que sur la force, renforcent l’armée, augmentent les soldes, améliorent les perspectives de carrière et permettent aux gradés de se constituer en collèges pour défendre leurs intérêts.

 

Les méfaits d’un étatisme exacerbé

La plèbe est également favorisée. Elle reçoit gratuitement le pain mais aussi l’huile, la viande et désormais le vin et le sel.

La législation se tourne vers la protection des faibles mais devient inquisitoriale envers les privilégiés. Dans chaque cité les dix plus riches deviennent solidairement responsables de la collecte des impôts. Un corps de fonctionnaires est créé pour dresser l’inventaire de leurs biens qui peuvent être confisqués.

Ces mesures s’inscrivent dans le contexte d’un étatisme de plus en plus exacerbé.

Les effectifs d’agents publics grossissent, l’État multiplie ses interventions dans tous les domaines et les impôts s’alourdissent. Pénétrés de la grandeur de l’État et de la supériorité de ses droits, les jurisconsultes du temps4, appelés aux plus hautes fonctions, donnent des fondements juridiques à l’absolutisme des Sévère.

Mais en 235, Alexandre Sévère, dernier représentant de cette dynastie, est assassiné par ses gardes. Rome sombre alors dans l’anarchie et celle-ci ouvre les frontières aux invasions. Les défaites militaires, les intrigues de palais et les assassinats politiques se succèdent sans discontinuer pendant près de 50 années.

  1. Jérome Carcopino, La vie quotidienne à Rome à l’apogée de l’empire, Hachette, Paris, 1939
  2. Selon Juvénal, poète satirique romain de la fin du Ier siècle et du début du IIe
  3. Poète latin né vers 40, et mort vers 104, il est connu pour ses Épigrammes, dans lesquelles il dépeint la société romaine de son temps
  4. Papinien, Ulpien et Paul sont les plus connus
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  • Ça a un petit air d’ Europe en ce début de XXIè siècle

  • L’éternel histoire des conquêtes, à l’origine se sont des Romains qui dirigeaient les provinces conquises, certains se sont mariés avec des femmes du cru, on eu des enfants et plus les provinces étaient loin de Rome et moins ils avaient envie de payer des impôts.

    -1
  • Toute ressemblance avec un pays dont le nom commence par F n’est que fortuite 😉

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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