[L’épopée économique de l’humanité] – Les premiers pas de l’humanité créatrice (I)

Comment l’homme est-il devenu homo faber ? Pierre Robert met ici en avant, entre autres, le rôle crucial du langage et du mythe.

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[L’épopée économique de l’humanité] – Les premiers pas de l’humanité créatrice (I)

Publié le 24 juin 2023
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Doté d’un élan créateur, d’essence vitale – il lui faut survivre – Homo faber est rapidement entravé par les structures de pouvoir qui brident ses facultés d’invention.

Dès qu’apparait un surplus, il est appréhendé par l’élite, Homo faber est mis sous tutelle, le travail est dévalorisé. Dès lors, les structures de l’économie n’évoluent que lentement en alternant des phases d’avancées limitées et de reculs prolongés.

 

La mère de tous les changements

Il y a 70 000 ans, notre espèce qui s’est depuis autoproclamées sapiens, accomplit une révolution cognitive décisive qui décuple sa puissance créatrice. Selon le scénario le plus probable, ce saut aurait pour origine un changement du câblage interne de son cerveau du fait de mutations génétiques survenues de façon aléatoire.

Le vecteur de cette rupture est l’éclosion d’un langage d’un type nouveau. Capable de véhiculer une très grande quantité d’informations, il confère la capacité d’agir collectivement aux membres de communautés étendues. C’est avec cette révolution cognitive qu’apparaissent les dieux, les mythes et toutes sortes de réalités imaginaires qui sont au fondement des cultures assurant la cohésion des sociétés qui leur ont donné naissance.

Sans nécessiter de modifications génétiques qui seraient beaucoup plus lentes, la voie culturelle permet aux sapiens d’innover et de tester de nouveaux comportements. Elle les met en mesure de coopérer en masse et avec souplesse. Elle les rend aptes à coordonner leurs actions au sein de vastes réseaux de production et d’échange.

Le paléoanthropologue Jean-Jacques Hublin résume ainsi cette mutation :

« Une des clés du succès de l’espèce humaine est d’être une espèce sociale capable de développer des réseaux d’entraide très efficaces. Cette capacité s’est d’abord développée à une échelle familiale et dans des petits groupes de chasseurs-collecteurs. Plus tard, ces réseaux se sont considérablement étendus, renforcés par l’appartenance à des entités linguistiques, économiques ou encore fondées sur des croyances partagées. Nous n’avons pas de traces de tels réseaux chez Neandertal, ce qui a peut-être contribué à sa perte. »1

 

Le rôle essentiel des mythes

Homo sapiens est ainsi à même de s’adapter rapidement face à des défis naturels qui se renouvellent sans cesse. Cela lui permet d’accroître son emprise sur les choses, et donc sa capacité à prélever dans son environnement les ressources nécessaires à son existence.

Comme le note Yuval Noah Hariri :

« Entre nous et les chimpanzés, la vraie différence réside dans la colle mythique qui lie de grand nombre d’individus, de familles et de groupes. Cette colle a fait de nous les maîtres de la création »2.

Avant cette révolution cognitive, les hommes préhistoriques ne sont que « des animaux insignifiants, sans plus d’impact sur leur milieu que des gorilles, des lucioles ou des méduses »3. Grâce à elle, homo faber se hisse au sommet de la chaine alimentaire et devient un super-prédateur capable de chasser le gros gibier et de coloniser la Terre.

 

L’économie des chasseurs-collecteurs

On estime quavant la première révolution agricole, cinq à huit millions de chasseurs-cueilleurs peuplaient le monde. Ils étaient divisés en milliers de tribus séparées, avec autant de langues et de cultures différentes, chacune ayant créé sa propre réalité imaginaire.

Mobiles, elles cheminaient d’un lieu à l’autre en quête de vivres.

Mais le long des côtes et des rivières qui abondent en crustacés, en poissons et en gibier, les hommes commencent déjà à installer des villages de pêche. Bien antérieures à la révolution agricole, ce sont les premières implantations permanentes de l’humanité.

Principale activité des sapiens, la cueillette leur fournit l’essentiel de leurs calories ainsi que des matières premières comme le silex, le bois ou le bambou. Dans ces sociétés sans État, ils ne sont pas soumis au pouvoir d’une élite organisée ni aux contraintes d’une hiérarchie inégalitaire4 et comme le souligne Marshall Sahlins5 leur semaine de travail est relativement courte.

Ils sont aussi moins touchés par les maladies infectieuses puisque la plupart de celles qui ont infesté les sociétés agricoles et industrielles comme la variole, la rougeole et la tuberculose trouvent leurs origines parmi les animaux domestiqués.

 

Premières atteintes à l’environnement

On sait aussi que l’essor des sapiens tend à unifier la Terre jusqu’alors cloisonnées en plusieurs écosystèmes distincts et provoque la disparition de toutes sortes de plantes et d’animaux comme ce fut le cas lors de son installation en Amérique, en Australie et dans une moindre mesure lorsqu’il se répandit en Afro-Asie :

« Une des grandes spécificités de notre espèce, c’est sa capacité à modifier son environnement. C’est son karma […] Pendant toute notre évolution, nous nous sommes complètement fichus de l’environnement »6.

Pour le reste :

« Nous ne savons pas quels esprits ils priaient, quelles fêtes ils célébraient, ni quels tabous ils observaient. »7. De leur univers socio-politique on ne sait quasiment rien. On ne sait pas non plus si leur monde était pacifique, ou cruel et violent.

On peut toutefois être certain que nos ancêtres devaient disposer de facultés mentales exceptionnelles pour simplement survivre dans un monde dangereux où toute erreur était immédiatement sanctionnée.

Un autre trait marquant spécifique à notre espèce joue à plein pendant cette période de transition vers l’agriculture. Il a été mis en évidence par Pascal Picq8 lorsqu’il souligne la capacité des sociétés humaines à évoluer en relation avec ses innovations techniques et culturelles.

Cette coévolution est un ressort puissant de leurs dynamiques comme en témoignent les mutations induites par les changements du climat.

 

  1. JJ Hublin, interview in Le Point, n° 2469 et 2470, page 174 à 176
  2. Yuval Noah Harari, Sapiens, p. 51
  3. Yuval Noah Harari, Sapiens, p. 14
  4. Pierre Clastres, La société contre l’État, 1974, Les Éditons de Minuit
  5. Marshall Sahlins, Stone Age Economics, 1972, Age de pierre, âge d’abondance, Gallimard, 1976 pour la traduction française
  6. Jean-Jacques Hublin, interview pré-citée in Le Point, n° 2469 et 2470
  7. Yuval Noah Harari, Sapiens, page 74
  8. Pascal Picq, L’inventeur en série, Le Point, n° 2469 et 2470, page 213
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  • cette histoire de câblage neuronale aléatoire est complétement ridicule, d’ailleurs toutes les fictions matérialistes sur l’origine du culturel ne sont que des mythes rigolos, qui en disent plus sur l’inanité des empiristes qu’autre chose, leur manque d’imagination en est le plus flagrant : la violence est à l’origine de Sapiens, le meurtre d’une meute humaine sur telle ou telle victime qui devient une divinité, le religieux et le sacré ont crée le langage : câblage neuronale aléatoire… mort de rire

    -2
    • C’est un peu bizarre de répondre à un mort, même de rire… Ceci est donc une réflexion personnelle qu s’adresse à mon moi-même…
      « cette histoire de câblage neuronal » est écrite au conditionnel et aromatisée d’un « probablement » qui indique clairement la supposition. Il ne pourrait d’ailleurs en être autrement.
      Par contre « la violence est à l’origine de Sapiens » écrit à l’indicatif témoigne donc d’une certitude pratiquement visionnaire.
      Je ne sais donc pas lequel est le plus risible… J’hésite… J’hésite…

  • J’attends avec intérêt une suite à cet article. Je ne sais rien d’un « changement dans le câblage interne neuronal » (d’où vient cette hypothèse ?). Par contre je trouve intéressante l’hypothèse formulée au début de l’article « … Homo faber est rapidement entravé par les structures de pouvoir qui brident ses facultés d’invention. … Dès qu’apparait un surplus, il est appréhendé par l’élite, Homo faber est mis sous tutelle … »
    En effet j’ai toujours pensé que le vrai moteur de l’évolution des sociétés humaines est « l’inventeur » dans le domaine technologique, qui a toujours été vu avec suspicion par les « pouvoirs établis » quels qu’ils soient, lesquels ont toujours vu dans les « nouveautés » technologiques la possibilité qu’elles ont de perturber le statu-quo.

  • On ne peut que conseiller de visionner les cours du Collège de France de Jean-Jacques Hublin car ils sont assez fantastiques et c’est vraiment l’une des meilleures synthèses actuelles (avec la participation aussi de Svante Paabo). Attention, 10-12 ans de cours soit environ 150 heures de conférences !
    Harari est plus un littéraire qui essaie de nous raconter une histoire mais son domaine, c’est le temps médiéval. Pour les sciences, il ne suit pas tout à fait. Porté aux nues dans le champ littéraire et politique, vilipendé et très critiqué par les scientifiques.

  • Très belle idée que cette magnifique série proposée par Pierre Robert !
    Les lecteurs intéressés pourront également découvrir cet essai en accès libre traitant des métamorphoses ayant marqué l’évolution de notre espèce ! Un essai qui propose une exploration de la place du savoir, de la culture, de la philosophie, de la pensée technique et de technologie dans le cours des références et métamorphoses mythologiques, anthropologiques et métaphysiques qui ont forgé sa trajectoire. https://www.academia.edu/86234014/Investigations_sur_différentes_métamorphoses_ayant_marqué_l_évolution_de_l_espèce_humaine

  • Merci pour la publication de ces trois excellents volets à conserver.
    « Selon le scénario le plus probable, ce saut aurait pour origine un changement du câblage interne de son cerveau du fait de mutations génétiques survenues de façon aléatoire ».
    Un tel scénario est en effet possible, car notre univers » observable » laisse supposer un champ infini de possibles…….
    Sauf que…….Jusqu’à preuve du contraire le cogito caractérise depuis toujours notre seule espèce et nous enseigne que l’existence de la conscience se confond avec la conscience d’exister.
    Comment l’origine de cette particularité étrange pourrait-elle être le » simple » résultat d’une évolution supposée « en même temps » aléatoire et spécifiquement humaine, indépendamment des autres espèces vivantes aux transformations dans l’ensemble limitées, dans le cadre de notre écosystème à priori auto régulé ?
    Selon les estimations les plus récentes nous partageons 98,79 % de notre patrimoine génétique avec le chimpanzé.
    En clair, nous partageons en tout et pour tout 98,79 % de 1,5 % de nos gènes avec le chimpanzé.
    S’il semble logique que les modifications anatomiques liées à la bipédie se retrouvent dans ces 1,2 %, la connaissance parcellaire du génome humain et de celui des grands singes n’a pas encore permis de le démontrer.
    Aussi ténue qu’elle peut paraître dérisoire : la différence génétique entre notre espèce « sapiens » et ses cousines reste une parfaite ÉNIGME ne répondant d’aucune façon probante à la théorie vérifiée de l’évolution.

  • -70000 ans correspond peu ou prou à l’éruption du lac Toba, qui a failli exterminer l’humanité. Il faut rappeler que l’évolution s’accélère lorsque de très nombreux individus meurent, car la pression de sélection augmente. Et suite à la diminution de population, les gènes favorables se diffusent plus vite.
    Pourquoi cela n’aurait pas eu les mêmes conséquences pour Néandertal reste un mystère. Mais il est tout a fait possible que Néandertal n’ait pas été à sa perte: en s’hybridant avec Sapiens, il continue de vivre en nous (bien que ses gènes semblent délétères…).

  • La question « d’où venons nous ? » n’a toujours aucune réponse définitive et conforte ainsi toutes les croyances, en dépit des récentes découvertes et théories relatives à l’évolution.
    Force est pourtant de constater que nous représentons bien la seule espèce ayant pris très tôt conscience de notre destinée étrange, étroitement liée à une planète dangereuse dictant ses lois, véritable défi pour notre humanité responsable de ses choix,parvenue in fine à une croisée des chemins tant sa capacité à s’autodétruire est devenue évidente…….
    Plus que jamais devra s’affirmer en nous notre » part de Sapiens », face aux menaces qui se profilent en ce début de siècle tourmenté !!!
    Le biologiste Gregory Bateson a pu ainsi exprimer sa croyance et son intuition d’une réalité hors de portée pour nous……. actuellement :
    « Notre savoir, qui fait notre fierté, semble n’être qu’une fraction minuscule d’un ensemble plus vaste et intégré de savoirs qui relie toute la biosphère et l’univers ».
    Gageons que l’épopée économique de l’humanité, qui a permis tant de progrés,puisse ouvrir de nouvelles perspectives prometteuses avec l’avènement du numérique…….

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