Ces 12 000 soudeurs qui questionnent le modèle mental français de l’éducation

L’industrie française est en quête de 12 000 soudeurs, une pénurie qui interroge la pertinence d’un système éducatif obsédé par les diplômes et l’abstraction, en dépit des exigences du monde réel.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 6

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Ces 12 000 soudeurs qui questionnent le modèle mental français de l’éducation

Publié le 25 juin 2023
- A +

Il manque 12 000 soudeurs à l’industrie française, en particulier dans le nucléaire, en pleine renaissance.

Et ce n’est pas le seul secteur où il manque des postes. Toutes les entreprises ont du mal à recruter. Les six familles professionnelles les plus en tension, soit 90 000 postes, sont des métiers de l’industrie et de la construction. Les aides à domicile et aides ménagères, les infirmiers et sages-femmes, les aides-soignants et les professions paramédicales sont également en forte tension. Même si les causes sont multiples, ces tensions sont en grande partie le produit du modèle mental français de l’éducation, obsédé par le diplôme et l’abstraction.

Le diplôme est une obsession française.

Cette obsession tire vers le haut toutes les études qui deviennent de plus en plus abstraites. Nous avons amené plus de 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, la poussant ainsi vers l’Université, c’est-à-dire vers des études abstraites. Nous sommes le pays où les études de sport s’appellent désormais Sciences et techniques des activités physiques et sportives, où l’économie s’appelle Sciences économiques, et où les instituteurs sont désormais des professeurs des écoles. D’ailleurs, pour être professeur des écoles, il faut désormais passer un Master. A-t-on besoin d’un Master pour apprendre à lire à des enfants ? Non, bien sûr.

Mais c’est une question de statut : plus de diplôme, plus de prestige. Les écoles d’ingénieurs sont devenues des écoles de mathématiques. Même les études d’entrepreneuriat ont été rattrapées par la patrouille et sont devenues une forme de concours d’agrégation dont le but est de créer un grand-œuvre, un business plan irréprochable bourré de chiffres et magnifiquement décoré, créé par des gens qui n’ont jamais de leur vie vendu le moindre truc, et que la rencontre avec un premier client terrorise. L’obsession pour le diplôme et l’abstraction est une pieuvre qui enserre tout le système éducatif français. Elle renforce la norme sociale qui valorise les études longues, donc abstraites, au détriment des études courtes, méprisées.

 

Des modèles mentaux profonds

Qu’est-ce qui explique cette poussée vers l’abstraction ? Un bon vieux modèle mental, c’est-à-dire un paquet de croyances profondes.

On peut en distinguer quatre principales.

La première est celle du mépris du monde sensible, et en particulier du monde commercial et industriel. Celui-ci est considéré comme purement matériel, non intellectuel, et amoral.

Une seconde croyance très proche est celle d’une hiérarchie des études, situant dans le plus bas de l’échelle celles considérées comme professionnelles ou, pire encore, manuelles et techniques. L’orientation vers celles-ci ne peut être qu’involontaire, et constitue une marque d’échec. Dans ce modèle, on croit qu’un plombier ou un technicien de laboratoire ne pensent pas, et sont donc socialement inférieurs. Quant au mot professionnel, il suggère, lui, une certaine utilité moralement suspecte. Autrement dit, le modèle mental de l’Éducation nationale est celui d’une hiérarchie du mépris.

Alors que des centaines de milliers de postes ne peuvent être pourvus, ce qui a un impact direct sur l’économie, quelle est la réaction de l’Éducation nationale ? Aucune. Elle continue à former pour l’abstraction. Les récents appels du ministre à l’enseignement privé pour que celui-ci encourage la diversité sonnent faux lorsque l’on sait combien l’Éducation nationale est une formidable machine à exclure ceux qui ne correspondent pas aux critères de la performance cognitive, pour les diriger vers ce qu’elle considère comme des voies de garage où ils disparaissent littéralement des écrans radars. Et après on s’étonne que ces filières aient du mal à recruter ! Heureusement, ces voies de garages sont aussi parfois, bien malgré elles, des endroits d’excellence, et en tout cas des endroits où l’on forme des jeunes dont l’économie a besoin et qui s’y épanouissent.

 

L’art pour l’art

La troisième croyance, que j’ai entendu énoncer si souvent, est que le rôle de l’Éducation nationale est de former des citoyens, pas de former pour trouver un travail. Et si les citoyens n’en trouvent pas, ce n’est pas son problème. Ceux qui pensent ainsi se moquent bien des enfants et de ce qui peut leur arriver. C’est l’art pour l’art. On sélectionne les meilleurs pour qu’ils rejoignent la Gnose, l’élite cognitive, et on abandonne les autres à leur triste sort.

La quatrième croyance est que la maîtrise de l’abstraction est indispensable pour affronter demain. Très forte en France, elle est aussi relayée par le World Economic Forum (WEF), censé être l’endroit où se discutent les grandes questions du monde. Depuis des années, le WEF prédit un futur du travail dans lequel les compétences-clés seront exclusivement cognitives. Nous aurons besoin, tenez-vous bien, de « pensée analytique », « d’apprentissage actif », de « résolution de problèmes complexes », de « pensée critique », de « créativité », de « leadership », de « résilience » et « d’idéation ».

Dans le monde du WEF, toute matière a disparu, les humains ont disparu. Le travail est purement conceptuel. En fait, le WEF ne reflète pas ce dont l’économie a besoin, mais comment l’élite cognitive voit le monde. Et sans surprise, elle voit le monde comme une fête cognitive, une orgie d’abstractions, dans lequel ce qui compte n’est pas ce qu’on fait mais ce qu’on raconte.

Elle nous explique qu’à l’avenir, nous aurons besoin de penseurs critiques créatifs résolveurs de problèmes complexes, alors que nous manquons de chauffeurs de camion. Pourquoi ? Parce que du point de vue de l’élite cognitive, le travail manuel est invisible, il est une sorte de résidu du passé, appelé à disparaître rapidement.

Robert Reich, qui fut ministre du Travail sous Bill Clinton, avait ainsi théorisé le remplacement des travailleurs par des « travailleurs du savoir », habile jeu de mots. Il a ainsi laissé des pans entiers de l’industrie américaine disparaître sans réaction, presque avec satisfaction. On comprend que cette élite soit en panique totale depuis que ChatGPT a fait son apparition, lui qui menace de réduire à néant le mur qu’elle a passé des années à construire pour exclure les gueux qui réussissent sans diplôme.

Il est grand temps de cesser cette poussée vers l’abstraction.

Non pas évidemment qu’il ne faille pas des formations longues et abstraites. Mais depuis des dizaines d’années, sur la base de ces quatre croyances, nous avons considéré comme axiomatique qu’il fallait absolument pousser chaque classe d’âge vers le plus haut diplôme possible, le plus abstrait possible. Les tensions constatées aujourd’hui sur le marché du travail en sont le résultat direct. Le coût considérable pour l’économie, mais aussi pour les jeunes poussés vers des métiers qui ne leur conviennent pas, devrait nous inciter à revoir radicalement notre modèle éducatif pour qu’il embrasse enfin la réalité du monde.

Sur le web

Voir les commentaires (9)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (9)
  • Pas étonnant que ce pays n’en finisse pas de reculer depuis Marx , quand on sape les bases

  • La question non traitée : comment et où commencer à corriger ces biais ? Attendre les politiques et les idéologues du mammouth? L’anomalie du système de formations français est que quand on est formé par des formateurs officiels, on reste payé ou indemnisé par la collectivité alors que quand les entreprises pourraient accueillir des disponibles et les former en entreprise à leurs métiers concrets et au contact de ses experts et spécialistes , elle doit les payer . Il faut changer cette situation et organiser la rencontre entre les disponibles et les entreprises en croissance (se former dans une entreprise en déclin???) au frais de la collectivité qui y gagnera bcp plus qu’avec les 30-40 milliards de la formation pro !!!

  • Le probleme n’est pas que dans l’education nationale il est aussi dans les entreprises, les administrations et la reglementation de chaque secteur d’activité.

    Quand pour un poste donné, il est exigé des diplomes et des certifications ca exclu de fait tous ceux qui ne les ont pas alors même qu’ils auraient la volonté et la capacité de faire.

    Un jour j’ai regardé la description de poste pour être plongeur au restaurant. Meme pour ca il faut avoir des certifications !

    Alors pour moi tout est dit. Le mal est général. On ne peux/ plus traverser la rue pour trouver du travail car l’entreprise en face a des tas d’exigences. Dans les administrations les conditions d’entrée sont encore plus délirantes.

    • Ces certifications sont demandées parce que la réglementation du travail l’exige bien souvent.
      Pour un même poste, si vous donnez le même salaire à deux personnes aux mêmes compétences réelles mais avec des différences de diplômes, vous courez au devant de pbs. Et encore plus si le plus compétent est celui qui a le moins de diplôme. Quasi-automatiquement, vous verrez celui/celle qui a un diplôme, demander à être plus payé que celui/celle qui n’en a pas. Avec tout ce qui va en découler si vous acceptez ou refusez…

  • Avatar
    jacques lemiere
    25 juin 2023 at 13 h 25 min

    un échec systémique c’est comme un succès systémique ça existe si il existe un « système »,… quand il n’y pas de « système » …ceux qui prennent de mauvais chemins disparaissent…

    ce ne devrait pas être des sujets de débat de nature politique ..car la formation professionnelle n’a pas vraiment besoin du politique..

    parce que….l’ed nat va « réagir. ». avec un plan de derrière les fagots..

  • Quand j’étais jeune, un soudeur était considéré comme un aristocrate du travail manuel qui valait mieux que n’importe quel besogneux scribouillard. Mais je suppose qu’aujourd’hui, on n’accepte plus que certains vaillent plus que les autres.

  • « Le rôle de l’Éducation nationale est de former des citoyens, pas de former pour trouver un travail.  »

    Le problème ici, c’est que l’éducation nationale, université comprise, recrute comme professeurs des jeunes qui sortent tout juste de l’école, et qui de leur vie n’ont jamais vu autre chose que l’école. Partant de là, comment voulez vous que ces professeurs soient aptes à former à de vrais métiers dont ils ignorent tout? La citation ci-haut a au moins le mérite d’être honnête, et représentative des capacités réelles de l’éducation nationale, plutôt que de mentir aux jeunes en leur faisant croire que l’école va leur apprendre un vrai métier.

    Je ne dis pas que cette situation est idéale, loin de là, je ne fais que constater une réalité. Dans un monde idéal, l’éducation nationale aurait interdiction de recruter des gens qui n’ont pas au moins 10 ans d’expérience dans le monde réel. On peut toujours rêver!

  • il faut aussi évoquer la rémunération de ces métiers recherchés…

  • C’est parfaitement analysé et il est grand temps que non seulement l’Education Nationale mais aussi les parents et les employeurs prennent conscience que l’on peut être intelligent et avoir envie d’être soudeur ou chaudronnier sans avoir à passer par Sciences Po, Polytechnique ou les Arts et Métiers.

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

L’Institut économique Molinari a publié une étude inédite visant à comparer le rapport coût/efficacité des différents pays européens en termes d’éducation et de formation. Elle analyse 30 pays européens et effectue trois comparatifs : le premier sur l’éducation primaire et secondaire, le second sur le supérieur, et le troisième sur l’ensemble du système de formation.

 

Un manque d'efficacité global autour de 16 milliards d'euros

La France se situe à la 22e place sur les 30 pays d’Europe étudiés. Au titre du primaire, du sec... Poursuivre la lecture

Par P.-E. Ford

Jusqu’à présent, la cancel culture au pouvoir à Harvard, Stanford, Yale et consoeurs, ne suscitait guère d’émotion dans les rangs du Parti démocrate, ni dans la presse qui lui est si dévouée. Tout a changé le 5 décembre, grâce aux auditions publiques de la Commission sur l’éducation et la population active de la Chambre des représentants, présidée par la républicaine Virginia Foxx, de Caroline du nord. Ce jour là, la présidente de Harvard, Claudine Gay, son homologue de University of Pennsylvania, Liz Magill, ainsi que l... Poursuivre la lecture

Deux événements se sont produits simultanément le 7 décembre 2023.

Le premier concerne la bronca qui a gagné un collège des Yvelines à la suite de la présentation en cours de français d’un tableau de Giuseppe Cesari datant du XVIIe siècle, Diane et Actéon. Parce que ce tableau représente des femmes dénudées, des élèves musulmans de 6e ont exprimé leur réprobation. Des tensions et des menaces ont suivi, ce qui a conduit les enseignants à faire valoir leur droit de retrait, avant que le ministre Gabriel Attal ne se rende sur place.

<... Poursuivre la lecture
Voir plus d'articles