Transformation : le mirage de la solution technique

L’utilisation excessive des experts et l’approche technique de la politique et des organisations empêchent une compréhension globale des questions complexes.

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Transformation : le mirage de la solution technique

Publié le 21 mai 2023
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Pourquoi tant de projets de transformation échouent-ils, ou ne donnent-ils que des résultats décevants, malgré souvent un investissement important, que ce soit en politique ou dans les organisations ?

L’une des raisons est que, face à une question complexe, nous sommes tentés d’apporter une solution technique. Ce faisant, nous commettons une erreur sur la nature même de la transformation : celle-ci ne consiste pas à résoudre un problème, mais à faire évoluer un système social.

 

Dépendance aux experts

Je participais récemment à un dîner où était invité l’expert d’un think tank. Le thème de la soirée était la réforme des institutions et la façon dont celle-ci pourrait résoudre les problèmes actuels du pays. De nombreuses possibilités ont été évoquées : réduction du rôle présidentiel (Sixième République ?), développement des consultations citoyennes, instauration de la proportionnelle, facilitation de l’inscription sur les listes électorales, etc.

C’était passionnant, et l’expert maîtrisait vraiment la question. Il avait notamment une bonne connaissance des autres régimes politiques européens (avec un faible pour le régime finlandais dont nous devrions apparemment nous inspirer). Je suis cependant reparti avec un sentiment mitigé. De tels changements résoudraient-ils la crise que nous vivons ? J’en doute fort. Et c’est bien le problème. Nous avons passé la soirée à imaginer des solutions techniques sophistiquées pour un problème que nous n’avions pas défini, un problème fort complexe qui plus est.

Car quelle est cette crise que nous vivons ? pouvoir d’achat ? sentiment de déclassement ? dépression post-covid ? éco-pessimisme ? tout cela à la fois ? autre chose ?

Cette expérience me semble tout à fait symptomatique d’un problème plus général du monde politique. Comme le soulignait récemment l’hebdomadaire The Economist, une dépendance excessive à l’égard des experts berce les hommes politiques dans l’idée qu’ils ont des problèmes à résoudre et qu’il existe une réponse correcte à chacun d’entre eux. Plutôt que d’accepter l’existence d’intérêts divergents, les experts transforment la politique en une quête impossible de la solution idéale qui satisferait tout le monde, comme un puzzle à résoudre.

Or, comme le remarquait fameusement le journaliste et écrivain Henry Louis Mencken :

« Il existe pour chaque problème complexe une solution simple, directe et fausse. »

Voir la transformation comme un problème à résoudre suppose que celui-ci est facilement et objectivement défini, et que tout le monde est d’accord à son sujet. Or, les questions collectives sont complexes : leur définition est subjective. Pour prendre un exemple trivial, il est impossible de « résoudre » le « problème » de la consommation de cannabis si une partie de la population considère qu’elle devrait être libre et qu’elle n’est donc pas un problème. C’est pour cela qu’il faut parler de question, et non de problème.

Il ne s’agit évidemment pas de dire que l’expert n’est pas utile dans une transformation, mais que l’approche globale de la question doit être politique et non technique. Politique au sens où il faut admettre que la question consiste à faire évoluer un système social constitué d’individus aux intérêts divergents, et que ces intérêts sont souvent légitimes. Et on ne peut faire évoluer un système social qu’en faisant évoluer les croyances (modèles mentaux) de ceux qui le constituent.

On l’a vu récemment avec la réforme des retraites où a prévalu une approche purement technique de résolution d’un problème de déficit au lieu d’une réflexion politique sur la question plus générale du travail. On ne peut pas faire accepter une augmentation de l’âge de départ à la retraite si celle-ci est jugée nécessaire, si les gens considèrent que le travail est un mal nécessaire et qu’il y aura toujours assez d’argent pour payer les retraites.

 

Mirage technique : l’organisation aussi

Cette approche technique de la transformation est également très présente dans les organisations.

Elle prend parfois des formes caricaturales lorsque, par exemple, on essaie de réduire le temps perdu en réunions en… limitant leur nombre et leur durée et en codifiant leur déroulement, au lieu de se demander pourquoi les réunions sont organisées en premier lieu.

Plus profondément, lorsqu’une organisation souhaite développer la collaboration en son sein, elle peut se perdre en injonctions (« collaborez ! ») et multiplier les formations sur le sujet, et rien ne changera. Elle peut aussi prendre conscience que si la collaboration a des avantages évidents, elle a aussi des coûts. Qu’il y a donc des arbitrages et des compromis à faire au niveau de chaque collaborateur et de chaque service. Si le développement de la collaboration est véritablement jugé important, il ne se réalisera que si les intérêts de chacun sont pris en compte. On est bien dans une approche adaptative, et non technique. Cela ne signifie pas que des décisions fortes ne puissent être prises par la direction, ni que tous les intérêts seront satisfaits, bien au contraire, mais que ces décisions doivent prendre en compte les raisons de blocages potentiels.

Elles doivent accepter l’existence d’intérêts divergents légitimes, et l’idée que la solution ne sera jamais optimale. On ne cherche pas le nirvana d’une solution technique parfaite, mais à améliorer le fonctionnement du système autant que possible.

 

L’attrait dangereux de la solution technique idéale

Nous cédons à la solution technique par facilité, par méconnaissance de la nature des systèmes que nous souhaitons faire évoluer, par arrogance aussi parfois en supposant qu’il n’y a rien qui ne résiste à la volonté du leader dès lors qu’il a une vision claire de la situation et qu’il va nous proposer une solution idéale.

Et nous persistons malgré les résultats catastrophiques. Une réforme succède à la réforme précédente (il y a eu déjà dix réformes des retraites depuis 1982, soit une tous les quatre ans), tandis que dans les organisations, une transformation en chasse une autre. Que ce soit en politique ou dans les organisations, il est temps de reconnaître que la transformation d’un collectif est une question adaptative, et non technique. Elle ne se fera pas sans connaître et surtout accepter sa nature profonde, qui est celle d’un ensemble d’intérêts divergents qu’il faut faire fonctionner ensemble autant que possible, sans qu’il existe de solution optimale.

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  • Si nous en sommes là, c’est que nos sociétés misent tout sur les diplômés.
    Ce n’est pas parce qu’on est polytechnicien qu’on est doué de bon sens, la première ministre en est la caricature avec son ambitieux plan vélo et ses revirements sur l’énergie nucléaire.

  • Il n’y a pas de solutions techniques à des problèmes sociologiques. Les solutions techniques répondent à des problèmes techniques.
    Ex. Il n’y aura pas assez de cotisants pour payer les retraites alors une solution technique est d’augmenter l’âge de départ à la retraite. Ça, c’est technique.
    Les gens ne veulent pas partir plus tard à la retraite ça c’est sociologique.
    La réponse à un problème sociologique ne peut être que non technique car elle ne repose pas sur une base technique.
    Dans notre cas, la réponse sociologique est la préparation de la population au problème et le choix social à lui proposer. Par ex, voulez vous (cochez votre choix) :
    1) voir votre retraite divisée par 2 dans 10 ans
    2) décaler l’âge de départ à la retraite
    3) taxer les riches et diviser votre retraite par 2 dans 11 ans
    4) faire venir des immigrés pour payer vos retraites
    ….
    Et tout est comme ça. Si vous demandez à la population si elle veut plus de policiers pour sa sécurité, elle répondra oui. Mais si vous lui dites de choisir par ex entre :
    1) voulez vous que la TVA augmente de 2% pour avoir plus de sécurité
    2) pensez vous qu’il n’y a pas besoin de plus de policier pour votre sécurité
    La réponse risque d’être surprenante…
    Mais cessons de proposer des solutions techniques à des problèmes sociaux.

    • Le pire est d’apporter des solutions techniques à des problèmes qui n’en sont pas, comme la « nécessaire » décarbonation de notre économie.
      Le gouvernement va lancer une énième consultation citoyenne pour nous préparer à une hausse des températures de 4°C d’ici 2100, ce qui n’a aucune chance d’arriver.
      Les solutions techniques seront, à l’évidence, quelques taxes supplémentaires et la création d’observatoires inutiles, sauf pour leurs dirigeants grassement rémunérés.

    • « cessons de proposer des solutions techniques à des problèmes sociaux »
      Pourtant vous venez d’en proposer quatre pour les retraites.

  • Juste un point de détail: si on pense que la réduction des pouvoirs du Président serait bénéfique, il est inutile de passer à une VIème République (qui pourrait fort ressembler à la IVème). Il suffit de revenir à la Vème d’origine, avec l’élection présidentielle par un collège de grands électeurs. Ainsi, les candidats à la Présidence ne feront plus des campagnes de premiers ministres, et n’auront pas de promesses de premiers ministres à tenir une fois élus. Ils en resteront aux attributions du Président telles que définies dans la Constitution.
    https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur

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