Faut-il tolérer l’intolérance ? (2/2)

Un ouvrage collectif sous la direction de Nicolas Jutzet à mettre entre toutes les mains. Seconde partie de la recension.

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No violence no hate speech by John S Quarterman (CC BY 2.0)

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Faut-il tolérer l’intolérance ? (2/2)

Publié le 14 février 2023
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Suite de notre recension de l’ouvrage collectif écrit sous la direction de Nicolas Jutzet (voir ici Première partie).

 

Enjeux contemporains. Tolérance et liberté d’expression

En spécialiste de John Stuart Mill, Camille Dejardin s’intéresse à la liberté d’expression, se fondant sur les enseignements du philosophe du XIXe siècle pour les appliquer aux enjeux contemporains.

Il s’agit en effet de l’un des acquis les plus précieux de la modernité politique, nous montre-t-elle, mais qui se trouve parfois instrumentalisé et dévoyé au point de saper en certains cas les conditions du débat démocratique. C’est pourquoi s’interroger sur ses ressorts et limites se justifie dans une optique libérale, pour mieux « la défendre contre ses adversaires et la sanctuariser dans ses fonctions essentielles ».

Il s’agit de lutter contre les lieux communs tout en défendant le pluralisme et donc l’expression y compris minoritaire, comme source de confrontation entre l’erreur et la vérité. En veillant à la fois à la prémunir contre les excès d’autoritarisme, mais aussi des « formes plus insidieuses du conformisme », les assauts du communautarisme et du politiquement correct médiatique ou économique ayant pour effet de dissuader les prises de position discordantes.

En ce sens, John Stuart Mill défendait les vertus du débat contradictoire. S’appuyant sur la thèse fondamentale selon laquelle l’erreur renforce la vérité, à condition toutefois d’être systématiquement combattue. Selon le principe de la vérité provisoire, à l’instar des idées poppériennes, l’appel à la raison et au jugement critique devant servir la recherche de la vérité.

Mais si le philosophe britannique était contre la censure et défendait le droit de tout dire, il le faisait dans l’exigence de la bonne foi et du débat, de même que de l’importance accordée à la contradiction. Défendant également un devoir d’équité, la question du manque de pluralité des médias et de la mainmise des opinions majoritaires sur la parole – et le conformisme que cela induit – étant de fait mise en cause aujourd’hui, prolongée par celle des dérives de réseaux virtuels s’assimilant plus souvent à un instrument de publicisation de soi qu’à l’usage de véritables discours structurés, donnant ainsi lieu à de nombreux excès, à des injures, des propos discriminatoires, ou encore à une communautarisation qui ne sont pas sans poser de nombreux problèmes, dont Camille Dejardin donne des exemples concrets. Sans oublier la question délicate des « fausses nouvelles ».

Les tensions entre liberté et responsabilité, expression personnelle et publicité de contenu exprimé ainsi que ses conséquences, latitude éthique et normes implicites, ou encore encadrement juridique, sont multiples et complexes. C’est ce que la philosophe étudie de manière passionnante dans sa contribution (et que ne saurais résumer en quelques lignes).

 

Elle [la liberté d’expression] rappelle ce faisant combien est sinueux le chemin qui cherche à éviter aussi bien l’individualisme narcissique et concurrentiel que la pression conformiste ou autoritaire d’instances massifiées et jamais idéologiquement neutres. En réaffirmant les idéaux chers aux libéraux que sont le pluralisme, la responsabilité individuelle, la rationalité et la représentativité de la parole médiatisée contre leurs contraires, la dictature émotionnellement chargée pouvant émaner tant de la majorité que de certaines minorités, elles mettent en lumière combien une éducation exigeante demeure requise pour les faire vivre.

 

On en revient une nouvelle fois à la nécessité de cultiver la connaissance et l’esprit critique. C’est par une éducation ambitieuse et une culture humaniste, universaliste et libérale que les libertés formelles pourront trouver une meilleure assise.

 

Tolérance et défense du pluralisme

Alexandre Curchot traite lui aussi des enjeux contemporains liés à la liberté d’expression en abordant notamment sa dimension juridique d’inspiration libérale puisque la liberté d’expression en est le principe de base fondamental, assorti d’exceptions ou limites, déterminées par la sauvegarde des droits d’autrui. Comme dans le cas de l’incitation à la haine.

À l’ère du clash et des mouvements extrémistes qui menacent la presse libre, des discours binaires et indignations simplistes, la perte de nuances et de la pensée complexe au profit du format court, du zapping permanent et du caractère clivant des réseaux sociaux, suscitent une défiance à l’encontre de toute forme d’autorité, de l’incrédulité et l’émergence d’une post-vérité qui n’a que faire des faits, laissant place au règne des émotions et croyances personnelles. Attaquant de la sorte le socle de notre monde commun, comme seul le négationnisme pouvait le faire auparavant. Le problème est que le relativisme propre à l’ère du clash exclut la confrontation des points de vue et aboutit en définitive à la négation même de la liberté d’expression telle que conçue par la tradition juridique.

À partir du moment où toute forme d’argumentation se trouve exclue, qu’en est-il du débat, du pluralisme, des discussions rationnelles, s’interroge Alexandre Curchot ?

Le relativisme conduit alors à l’intolérance, à l’anarchie, à l’absence de droit, et au règne de la violence, ainsi que l’analysait Karl Popper. En ce sens, les dérives numériques et le règne de l’indignation ou de la morale conduisent à la futilité, à l’expression souvent anonyme de haines, aux opinions inconsistantes et aux polémiques stériles. Avec un effet multiplicateur et viral qui n’a souvent plus grand-chose de démocratique, cédant le pas à des formes nouvelles d’intégrisme ou de destruction de la dignité d’une personne jetée en pâture (rendant inopérantes nos conceptions juridiques), versant dans le sensationnel, le tribunal médiatique, ou encore la création de « bulles cognitives » qui polarisent la société.

Certains journalistes jouant le rôle d’amplificateur en n’exerçant plus tout à fait leur rôle de diffuseur d’information, tandis que des journalistes ou caricaturistes jugés incorrects par certains indignés ou même par la majorité (voire, de manière ahurissante, certaines chaînes de télévision jugées incorrectes par Mme la ministre de la Culture) se trouvent écartés, puis bannis, sans autre forme de procès, y compris pour un simple propos anodin. Toujours au nom de la morale. Sonnant le glas de la tolérance et du pluralisme pourtant au cœur de nos traditions. La présomption d’innocence n’étant par ailleurs elle-même plus toujours respectée.

Là encore, la cancel culture, s’appuyant sur la « génération offensée » et l’appropriation culturelle, amplifie l’œuvre de désinformation bien entamée par certains réseaux sociaux ou groupes complotistes, la liberté d’expression étant alors perçue comme un obstacle.

 

Il n’y a dans un tel référentiel plus de place pour la contradiction, le doute, l’ironie ou les nuances. Chaque émetteur d’avis critique est taxé d’ennemi de la cause.

 

Selon Alexandre Curchot, les solutions passeront par un renforcement du cadre législatif, selon des modalités qu’il définit précisément, mais aussi par une remise en cause par les médias des fondements de leur métier et une meilleure formation de leurs journalistes, ainsi que par l’éducation au numérique et aux droits fondamentaux.

 

La tolérance à l’ère des technologies de la communication

Pierre Schweitzer dresse un panorama des grandes évolutions qui nous ont conduits vers l’avènement du cyberespace, qui constitue une véritable révolution, dont il analyse à la fois les atouts en termes de liberté d’expression, mais aussi les limites ou dérives.

Sa réflexion porte à la fois sur l’intérêt et les apports fantastiques qu’ont permis les technologies en matière de connaissances et de possibilités d’exprimer des idées mais aussi sur les dérives engendrées au fur et à mesure que les technologies se sont développées. Conduisant, de fait, vers une grande tendance à la paresse intellectuelle, au règne de l’insignifiant, de l’immédiateté, de l’ego, de l’émotion, au détriment de la réflexion, de la qualité, des rapports à autrui. Quand ce ne sont pas des prêches radicaux appelant au meurtre, du harcèlement scolaire à grande échelle, de la fabrication douteuse ou malveillante d’information partagée sans esprit critique. Sans oublier, là encore, les menaces très nettes et effectives que font régner le politiquement correct et le wokisme sur la liberté d’expression.

Pour autant, dans une optique libérale, il n’est nullement question d’interdire ces opinions en remettant les libertés entre les mains de l’État. Ni de « s’infliger une perte de temps infinie sous prétexte de devoir respecter et discuter de toutes les opinions ». C’est pourquoi Pierre Schweitzer privilégie plutôt de faire appel à des solutions de marché. Qui ne passent pas forcément par les seuls réseaux sociaux. Les forums, newsgroups, réseaux sociaux alternatifs ou décentralisés, sites web, clubs de discussion en ligne, sont d’autres moyens de participer à des débats, en stimulant la liberté d’expression et l’esprit critique, sans tomber dans les travers précédents et en évitant le monopole du prêt-à-penser – public ou privé – visant à éliminer toute concurrence. Ce qui nécessite, bien entendu, des efforts et une volonté de travailler à la confrontation des idées, à travers ces espaces de liberté. Il s’agit, en somme, « de protéger la société libre contre des ennemis qui utilisent pernicieusement ses plus belles conquêtes pour mieux la saper ».

 

Thierry Aimar apporte à son tour sa contribution, en proposant une lecture hayékienne de la tolérance face au communautarisme en s’appuyant sur l’exemple de l’affaire du burkini et mettant en cause les tournures qu’ont parfois pu prendre les débats sur le sujet, dont il déplore certaines dérives.

De son point de vue, la seule universalité possible est le respect de toutes les singularités individuelles et l’acceptation de la liberté des uns de faire différemment des autres. Ce qu’il reproche est l’incohérence dans les décisions prises à divers égards dans la vie publique, qui ne sont pas à même d’apaiser les tensions, ainsi que les raccourcis mentaux et procès d’intention qui, selon lui, ont présumé des motivations des initiateurs en les appréhendant uniquement en tant que revendication communautaire. Heureusement, considère-t-il, la décision du Conseil d’État pour trancher l’affaire ne s’est basée que sur la seule considération des risques sanitaires et sécuritaires des baigneurs, ce qui a évité les risques liés à l’arbitraire.

 

Sauvegarder nos libertés

Jean-Pierre Chamoux clôt l’ouvrage en rendant notamment hommage au passage aux grands auteurs libéraux célébrés par Mario Vargas Llosa dans son livre L’appel de la tribu, qui ont inspiré bon nombre de nos réflexions actuelles, en particulier dans les sphères qui nous intéressent ici, à savoir la liberté et la tolérance. Deux thèmes que Jean-Pierre Chamoux aborde à l’aune de sa longue expérience en matière de technologies de l’information et de la communication.

Il commence ainsi par s’interroger sur l’impact de ces technologies en matière de libertés individuelles. La disruption numérique n’est pas terminée et pourtant elle révèle déjà ses atteintes envers la liberté d’expression et d’autres libertés fondamentales qu’elle contribue à fragiliser. Des procédures bureaucratiques impersonnelles au problème de la protection des données, nombreux sont les dangers qui menacent les garanties liées à notre intégrité, sans même aller jusqu’au cas extrême du contrôle social à la chinoise. Qu’il s’agisse des administrations fiscales, sociales, ou douanières, l’informatisation favorise les procédures inquisitrices. Les réseaux sociaux, quant à eux, induisent des problèmes nouveaux, tant dans les formes de communication que dans les modalités de surveillance. Par leurs excès, ils « encouragent la vanité, découragent la mesure, la réflexion, la prudence et la modestie ». Au lieu de cela, ils encouragent les pires excès, l’exposition de soi, l’impudeur, l’indiscrétion, et « l’imposture de la transparence ».

 

Non, la transparence n’est pas un principe de société ; oui, c’est un venin qui encourage la délation (par exemple en matière de voisinage, de fiscalité ou de mœurs) et qui monte les uns contre les autres, sous n’importe quel prétexte, sérieux ou futile. Érigé en principe de droit, ce travers déboucherait sur une guerre civile larvée ; qui peut en espérer du bien ? Délétère, la transparence s’oppose à la tolérance qui est une vertu de l’homme civilisé : entre les deux, il n’y a pas photo !

 

Jean-Pierre Chamoux souligne le fait qu’à travers son paradoxe, Karl Popper n’exclut pas pour autant le débat avec les intolérants. En effet, il n’est nullement question de prendre le risque de sombrer dans les propos sanguinaires d’un Saint-Just proclamant « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ! », réprimant ici toute liberté d’expression. On ne voit que trop où cela pourrait mener. Il s’inscrit en cela en accord avec la pensée de Raymond Aron, qui lui aussi considérait que c’est « toute la beauté et la fragilité du libéralisme » que de ne pas étouffer les voix, même dangereuses.

C’est uniquement lorsque l’intolérant devient tyrannique, développe une intolérance criminelle ou incitant au meurtre que les limites de la tolérance sont franchies. Or, en temps de guerre, poursuit Jean-Pierre Chamoux, les conditions ne sont souvent plus réunies pour que les principes libéraux de l’État de droit, de la libre expression et l’exercice des libertés fondamentales en général soient respectés. Sans aller jusqu’au cas de la guerre en Ukraine, c’est ce que nous avons pu constater y compris en Europe à la suite des États-Unis depuis 2001, à travers les mesures liberticides de nos gouvernements qui ont tendu à se multiplier. Sous prétexte de guerre au terrorisme, puis à la pandémie.

 

Face aux intolérants dogmatiques, le libéral doit tenter seulement d’entretenir le contact, mais pas à n’importe quel prix. Il peut donc être contraint de mettre temporairement entre parenthèses ce à quoi il tient le plus ; et s’effacer devant ceux qui, depuis la nuit des temps, administrent les passions à leur paroxysme : au soldat et au diplomate qui font la guerre et tenteront ensuite de refaire la paix !

Alors vient le temps pour les libéraux de reprendre les rênes, dès que la paix reprend ses droits ; depuis trois siècles, ils ont souvent tenté de restaurer les libertés, de tolérer les différences et de gérer les crises du temps de paix, en évitant le pire : seul le péché d’orgueil qui suggère aux Hommes que leur seule volonté peut maîtriser l’avenir, pourrait les dissuader !

 

— Nicolas JUTZET (sous la direction de), Faut-il tolérer l’intolérance ? Défis pour la liberté, Editions Institut Libéral, novembre 2022, 188 pages.

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  • La pente naturelle – fatale – de l’intolérance est toujours la tyrannie lorsqu’à celle-là échoit un peu de pouvoir.
    C’est en ce sens qu’il faut comprendre St-Just. Les ennemis de la liberté doivent être empêchés avant de devenir dangereux. Car ils deviendront dangereux une fois aux commandes.
    Encore faut-il les reconnaître. St-Just en illustre la difficulté. Il n’avait pas compris que sa sentence s’appliquait aussi à lui, la vertu excessive n’étant qu’un des nombreux avatars de l’intolérance.
    Aujourd’hui, cependant, les choses sont beaucoup plus simples. Les ennemis de la liberté, on les connaît, on a les noms. Il n’y a qu’un souci, ils sont très nombreux. Si je devais faire le ménage, j’aurais trop peur de me retrouver, à la fin, tout seul dehors.

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