Le marché est-il myope ? Le cas de la start-up médicale Theranos

Le marché a bel et bien ses myopies temporaires, ses engouements et ses moutons noirs. Mais d’une part, il se corrige lui-même très vite et d’autre part il est prudent.

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Le marché est-il myope ? Le cas de la start-up médicale Theranos

Publié le 22 novembre 2022
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La chute aussi fracassante que frauduleuse de la start-up médicale américaine Theranos et de sa dirigeante-fondatrice Elisabeth Holmes, 38 ans, qui vient d’être condamnée à 11 ans de prison, pourrait facilement accréditer la thèse de la « myopie du marché » chère aux planistes et aux partisans de l’État stratège.

Que dit la thèse en question ?

Qu’une transaction entre un acheteur et un vendeur, réalisée à un moment donné, à un prix donné, pour un produit donné, s’efface des mémoires dès sa conclusion et se révèle en conséquence incapable de fournir des informations utiles pour le futur. Dans cette optique, le marché est un pur outil de court terme, sans vision, ni expérience, ni apprentissage.

En revanche, les autorités politiques secondées par des armées de hauts fonctionnaires naturellement doués d’une omniscience supérieure et d’un talent hors du commun pour savoir mieux que quiconque de quoi l’avenir sera fait, sont en mesure d’allouer à coup sûr et pour le bonheur des peuples les ressources nécessaires à la vie économique du futur.

Une thèse qui aurait dû s’effondrer avec la chute de l’URSS mais qu’on voit resurgir régulièrement, jusque dans la France d’aujourd’hui, fière détentrice d’un Haut-Commissaire au plan en la personne de François Bayrou et encore plus fière maître d’œuvre d’une toute nouvelle toute belle planification écologique dont l’idée fut assez soudainement lancée par Emmanuel Macron dans l’entre-deux tours de la récente élection présidentielle.

Comme disait l’ancien Commissaire au Plan du général de Gaulle Pierre Massé, « supprimer le Plan au nom d’un libéralisme impulsif serait priver le pouvoir d’une de ses armes contre la dictature de l’instant. » Il ajoutait même, dans un ouvrage audacieusement intitulé Le plan ou l’anti-hasard, « le regard sur l’avenir est le premier temps de l’action. » À ce mini détail près que le regard sur l’avenir doit être réservé à ceux qui savent, autrement dit à la puissance étatique.

Alors évidemment, l’histoire d’Elisabeth Holmes, une histoire d’environ 800 millions de dollars obtenus d’investisseurs de premier plan pour un projet qui fut valorisé jusqu’à 10 milliards de dollars en 2014, mais qui non seulement n’a jamais marché mais dont les résultats ont été maquillés pour faire durer l’illusion de la réussite – une telle histoire n’est pas de nature à inspirer confiance dans la clairvoyance des marchés.

En 2003, vous avez une jeune fille de 19 ans, intelligente sans aucun doute, mais en manque de formation supérieure puisqu’elle a abandonné ses études de chimie à l’université de Stanford en deuxième année. Pas forcément un problème dans le monde plein d’effervescence des start-ups et des nouvelles technologies. Après tout, Steve Jobs lui-même a délaissé ses études au bout de dix-huit mois pour se consacrer à ce qui deviendra Apple. Une similitude qu’Elisabeth Holmes cultive d’ailleurs dans les moindres détails, du col roulé noir qu’elle porte en permanence au choix de Palo Alto en Californie pour implanter son entreprise.

Son idée entrepreneuriale, issue d’une sainte horreur des piqûres développée dans son enfance, consiste à prélever de façon indolore une goutte de sang au bout du doigt grâce à un petit appareil facile d’usage (voir photo de couverture) et à procéder à l’analyse du sang via sa technologie « Edison » mise au point en parallèle (et dans le plus grand secret). Theranos affirmait ainsi pouvoir procéder à des dizaines de types d’analyses sanguine, de la simple numération globulaire à des évaluations génétiques ou cancéreuses nettement plus complexes. Perspective de santé publique : pouvoir réaliser plus économiquement, plus rapidement, auprès de plus de patients, plus de tests sanguins, et ainsi, « sauver des vies. »

Il faut croire qu’Elisabeth Holmes a su se montrer persuasive. Il faut dire aussi qu’à l’époque, tout ce qui tournait autour de la nouvelle économie – numérique, biotechnologies, medtech, etc. – était accueilli avec un ravissement certain à défaut d’un peu de discernement. Dans le film La vérité si je mens, un personnage décrit bien la situation : « Tu dis que t’as la start-up et le banquier te lèche le zboub. »

En vertu de quoi, la jeune entrepreneuse a réussi à obtenir des financements, non pas de banquiers, mais d’investisseurs pas forcément spécialisés dans le médical mais certainement pas nés de la dernière pluie. Citons entre autres la famille Walton (héritiers du fondateur de Walmart) pour 150 millions de dollars, le magnat de la presse Rupert Murdoch pour 125 millions (il en a récupéré 4) et l’ancienne secrétaire à l’Éducation de Donald Trump Betsy DeVos ainsi que d’autres membres de sa famille pour un total de 100 millions (voir tableau ci-contre extrait du Wall Street Journal).

Jusque-là, rien d’anormal. Les investisseurs ont pris leur risque, d’autant que tout le monde sait que dans l’univers des start-ups, il faut au moins en financer dix pour en voir une aboutir. Ont-ils mené une « due diligence », une analyse de l’investissement proposé suffisamment approfondie ? À vrai dire, c’est leur affaire.

Au début, tout se présente assez bien. Elisabeth Holmes engage des chercheurs de haut niveau et elle parvient à nouer un partenariat avec le groupe Walgreens Boots Alliance afin d’installer des cabines de prélèvement dans ses drugstores (pharmacies). En 2014, apogée : la valeur estimée de l’entreprise caracole à 9 ou 10 milliards de dollars (voir graphe ci-contre, ibid.) tandis que sa dirigeante qui en possède la moitié devient une habituée des couvertures de magazines et la première femme milliardaire non-héritière des États-Unis.

      

Mais rapidement, tout s’effondre. Scepticisme un peu rieur d’abord, comme dans l’article du New Yorker où le journaliste qualifie les explications d’Elisabeth Holmes sur le fonctionnement de sa technologie Edison de « comiquement vagues ».

Et puis en 2015, brutal retour aux réalités. Le Wall Street Journal  publie une longue enquête très approfondie d’où il ressort que Theranos ne réalise que 15 tests sur les 240 annoncés, que les résultats de ces tests ne laissent pas de surprendre certains salariés de l’entreprise et que contrairement à ce que cette dernière prétend, la plupart sont réalisés sur les machines classiques de l’analyse médicale type Siemens, nullement via son propre système. Un second article du Wall Street Journal va encore plus loin en rapportant des alertes internes sur une falsification organisée des résultats.

À partir de là, tout va très vite. La FDA et la SEC, c’est-à-dire respectivement l’autorité sanitaire américaine et l’autorité américaine des marchés financiers, s’en mêlent ; Walgreens met fin à son partenariat ; la société Theranos, dont la valeur est maintenant nulle, est dissoute en 2018 et ses dirigeants sont inculpés la même année pour fraude massive vis-à-vis des investisseurs et pour mise en danger des patients. Vendredi dernier, le 18 novembre, Elisabeth Holmes a été condamnée à 11 ans de prison ferme pour le premier chef d’accusation, sachant que le second n’a pas été retenu contre elle.

Voilà qui est accablant. Investissements décidés sur les apparences sympathiques d’une belle histoire, incompétence de l’entreprise, mensonge sur mensonge pour masquer l’échec – qui dit mieux ? Tout ceci traduit un dramatique manque de sérieux doublé d’une probité complètement déficiente, autrement dit une course au profit à tout prix, totalement caractéristique du libéralisme impulsif et de la dictature de l’instant dont parlait Pierre Massé.

Et pourtant, je vois dans cette affaire de nombreuses raisons de se réjouir du bon fonctionnement du marché. D’abord, il faut savoir qu’Elisabeth Holmes a tenté d’empêcher la sortie de l’article du Wall Street Journal, mais son propriétaire Rupert Murdoch, quoique figurant lui-même parmi les dindons de la farce, n’a pas fait obstacle à sa publication.

Deuxièmement, il existe un système judiciaire qui permet aux victimes de malversations de faire valoir leurs droits. Il n’est pas certain que les investisseurs récupéreront un jour leurs fonds, mais du moins la société a-t-elle tranchée : Elisabeth Holmes est coupable et doit réparer.

Ensuite, en dehors des aspects frauduleux de ce dossier, il faut bien voir que l’innovation n’est pas écrite d’avance. Il faut beaucoup essayer, beaucoup se tromper, avant de voir des intuitions passer au stade de géniale découverte puis géniale pratique adoptée aussi librement que largement par la société. L’argent investi dans ces projets pour le meilleur et pour le pire l’est volontairement par des investisseurs audacieux qui savent dès le départ qu’ils pourraient y laisser beaucoup de plumes.

A contrario, l’argent de la planification consciente est pris d’autorité aux contribuables via l’impôt et la dette. Il est dédié à des projets décidés a priori, sans qu’il soit possible à quiconque de faire d’autres expériences, d’autres tentatives. La décision de l’Union européenne d’interdire la vente de voitures thermiques à partir de 2035 est typique de ce dirigisme strictement idéologique.

De plus, les échecs de la puissance publique, pour nombreux et abondamment relayés par la Cour des comptes qu’ils soient, ne donnent jamais lieu à la moindre réprimande ni à la moindre indemnisation des contribuables. Les dépenses publiques comme les impôts et la dette poursuivent leur hausse apparemment imperturbable quoi qu’il arrive ; les décideurs politiques, évincés un jour dans telle élection, réapparaissent quelque temps plus tard à la faveur des petites magouilles d’autres décideurs politiques. Mais pour ce qui est des monstrueux gaspillages rebaptisés récemment « quoi qu’il en coûte » qui émaillent la République française, du fiasco de Notre-Dame-des-Landes à l’informatisation difficile de l’administration et d’EDF à la SNCF, entités publiques perpétuellement renflouées par nos soins, silence radio.

Il n’est certes pas anormal de réfléchir à l’avenir. Mais ce débat gagnerait à être mené avec souplesse par une multitude de cercles de réflexion dans une multitude de directions possibles plutôt que par une seule institution qui raisonne selon un point de vue unique et qui risque ainsi de définir autoritairement un futur formel qui se révélera complètement obsolète le moment venu.

Alors oui, le marché a bel et bien ses myopies temporaires, ses engouements, ses divas capricieuses, ses cycles et ses moutons noirs. Mais d’une part, il se corrige lui-même très vite, précisément parce qu’il recherche le succès et le profit, pas la faillite et l’échec. D’autre part, il est prudent, au sens où il se méfie de la pertinence d’engagements pris à très long terme. Et surtout, il est libre et multiple, ce qui reste encore la meilleure façon de mobiliser les informations disponibles et d’explorer les innombrables voies du futur sans idées préconçues.

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  • Je souhaite féliciter Mme Meyer pour son excellente analyse du dossier NDDL.
    Pour une fois que quelqu’un a bien compris la vanité de ce projet – au 2 sens du terme – et toutes les vilaines astuces du gouvernement pour donner la vie à un projet mort-né, depuis les menteries de Valls, jusqu’au faux referendum au périmètre truqué.
    Sans verser dans le prêt-à-penser anti-zadistes. Qui, comme les scolytes, signent de leur présence, avant tout, la morbidité des choses.
    Assez rare pour être souligné et surligné.

  • Un grand merci pour cette biographie instructive. On peut également mentionner sur ce sujet Ramesh Balwani, petit ami de 20 ans plus âgé de Madame Holmes, président et directeur de Théranos, un petit peu autoritaire et merveilleux inventeur de l’ « endofactor », terme remplaçant impérativement pour lui celui d’ « end effector » dont il n’avait manifestement pas compris la signification…
    Chez les investisseurs aussi, il n’est de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir….

  • Cette affaire ressemble beaucoup au dossier des avions renifleurs qui auront berné une entreprise publique, un premier ministre et un président polytechnicien. Et sans doute plus encore.
    Des « inventeurs » sortis de nulle part. Une naïveté initiale déconcertante. Une tardive démystification.
    Mais dans le match marché vs planification, ici, je ne prends pas parti. Notre parc nucléaire, par exemple, doit tout à la seconde, et à sa vision.
    Ce qui m’importe, c’est l’antifragilité des systèmes. Antifragile, le marché l’est assurément, n’en déplaise aux théoriciens de la « myopie du marché ». Notre fonction publique l’est tout autant – continuité de l’Etat oblige – dès qu’elle et le politique abandonnent la tentation de la mauvaise foi.

  • En fin de compte, oui, le marché a corrigé de lui-même les excès. Mais plus de 10 ans, c’est un temps bien long de survie du wishful thinking et du politiquement correct.
    Voyons un peu, une blonde explosive « au récit et à l’apparence très travaillés » (sic agences de presse) qui lâche ses études avant leur terme pour solliciter, avec son petit copain sorti avec quelques pesos à un petit doigt du délit d’initié de la boite d’informatique avec laquelle il s’était associé, les prestigieux investisseurs sur la base de « son profil attirant, une rareté dans le monde masculin des ingénieurs californiens » (sic les mêmes). Présentée comme une prodige notamment par l’ancien président Bill Clinton et comme une visionnaire par le vice-président Joe Biden. Une invention qui « va être très comparable, euh, avec… avec la découverte des antibiotiques » d’après, toujours, le petit copain de la blonde mais un conseil d’administration sans le moindre spécialiste du domaine de la santé… Mais surtout, que n’aurait-on pas entendu si on avait osé émettre ce genre de remarque sur une blonde entrepreneuse et un informaticien douteux en 2005, justement parce qu’elle blonde à forte poitrine et col roulé noir et lui issu d’un pays du tiers-monde ? Toute critique aurait été immédiatement rejetée comme indécente !

  • Réaction européenne aujourd’hui même :
    BRUXELLES (Agefi-Dow Jones)–Après être resté bloqué dans les limbes du Conseil européen plus d’une décennie durant, le projet voit enfin le jour. Mardi, les eurodéputés, réunis en séance plénière à Strasbourg, ont donné l’ultime feu vert à une nouvelle directive fixant des quotas de femmes dans les conseils d’administration des entreprises cotées en Bourse au sein de l’Union européenne (UE).

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