Pourquoi et comment les intellectuels sont souvent conduits à l’aveuglement et aux erreurs les plus engageantes. Début d’une nouvelle série. Un premier ouvrage présenté en deux volets, au vu de sa richesse exceptionnelle.
Ce livre est une pépite.
Samuel Fitoussi commence par montrer comment les erreurs systématiques de raisonnement sont liées à nos nombreux biais cognitifs. Loin de nous guider vers la vérité, notre raison humaine – produit de l’évolution – nous prédispose au conformisme.
De fait, c’est notre rationalité sociale qui prédomine, mue par notre lointain instinct de survie, conditionné par notre réputation. « Nous ne sommes pas les descendants de Copernic et de Galilée, mais de la foule vertueuse qui les condamnait ». L’Histoire a en effet montré à de multiples reprises que le non-conformisme pouvait mener à la mort.
L’estime des autres plus forte que tout
« Pendant des millions d’années, résume Haidt, la survie de nos ancêtres a dépendu de leur capacité à se faire accepter, à gagner la confiance de petits groupes. Par conséquent, s’il existe un instinct inné, c’est celui de faire en sorte que les autres aient une bonne opinion de nous ».
Même aujourd’hui, dans nos sociétés pacifiques et régies par l’état de droit, où la considération des autres ne conditionne plus notre survie, l’estime des autres continue de nous importer plus que toute autre chose. Notre esprit a donc tendance, dans ce contexte, à nous orienter vers les décisions perçues comme les plus logiques et considérées comme les plus vertueuses plutôt que vers les décisions les plus valides. Ce qui est d’ailleurs moins vrai lorsque nous effectuons des choix à l’abri du regard des autres. Car nous sommes très sensibles au regard adopté par la communauté – en particulier idéologique – à laquelle on appartient (même si elle adhère à des croyances fausses). Notre rang social, a-t-on tendance à considérer, en dépend.
« Cela suggère que l’intelligence n’est pas un garde-fou à la victoire des mauvaises idées. Lorsqu’un jugement s’impose, quand il devient majoritaire dans nos cercles sociaux, nos cerveaux sont programmés pour l’accepter, y adhérer et l’alimenter ».
On comprend mieux ainsi comment des intellectuels aussi éminents que Jean-Paul Sartre (en couverture du livre), Simone de Beauvoir, Michel Foucault, Roland Barthes, Althusser, Aragon, Bertolt Brecht, et tant d’autres, ont pu se laisser emporter par des idéologies funestes et la défense aveugle de régimes totalitaires et meurtriers pour lesquels ils n’ont en de nombreuses circonstances pas tari d’éloges, jusqu’à considérer comme Sartre ou Brecht que sous la Révolution – pour le premier – ou les procès de Moscou – pour le second – on aurait dû exécuter bien plus de monde.
Pour des non conformistes comme Georges Orwell, Ayn Rand ou Simon Leys, par exemple, le parcours intellectuel a été bien davantage semé d’embûches.
Les intellectuels se trompent (titre du livre), emportés par des idées régressives, voire absurdes, contraires au bon sens élémentaire, dont on s’aperçoit souvent bien plus tard à quel point elles se sont avérées profondément nuisibles et dangereuses.
Comprendre les mécanismes en jeu
Là où le bât blesse, c’est que « les intellectuels sont peu jugés en fonction des mérites objectifs de leurs opinions, et beaucoup en fonction de l’opinion des autres sur leurs propres opinions (d’où l’importance toute particulière, pour eux, de la rationalité sociale) ».
Or, l’expérience montre que lorsqu’un expert célèbre se trompe radicalement dans ses prédictions, cela n’a presque aucun impact sur sa réputation (le coût collectif peut en revanche être colossal et se payer en millions de morts). A l’inverse, « le prix à payer s’il énonce une vérité peut être élevé dans le cas où celle-ci ne coïncide pas avec ce que les autres estiment être la vérité.
Ce fut le cas de Simon Leys, et c’est très vrai également dans le monde universitaire, souligne l’auteur. Plus un intellectuel évolue dans un emploi ou un milieu protégé, moins l’erreur lui coûte et plus il peut faire preuve d’idéologie. Il aura également tendance à persister dans l’erreur plutôt que de reconnaître que dans le passé il s’est trompé. Son identité sociale en dépend.
Un autre mécanisme classique à l’œuvre chez les intellectuels est le paradoxe de Tocqueville : plus une situation s’améliore, plus l’écart avec la situation idéale est ressenti comme intolérable. Autrement dit, il n’est pas rare qu’un combat pour une cause qui a débouché sur des résultats concluants ne conduise pas pour autant à son abandon.
« Lorsque la situation s’améliore, les intellectuels qui ont intégré à leur identité sociale la dénonciation de la situation, n’ayant plus rien de réel à dénoncer, sont obligés d’inventer de toutes pièces des problèmes et d’envenimer les choses ».
Des schémas cognitifs qui enferment
Une autre leçon est que les schémas cognitifs qui prédominent chez nous ont tendance à nous conduire à retenir les arguments qui vont en faveur de nos présupposés, en rejetant les autres. Cela a de lourdes conséquences car, ainsi que Raymond Aron l’illustrait à travers de nombreux exemples concrets, cela peut aller jusqu’à façonner l’histoire.
« Attachés à une opinion, nous sommes enclins à adhérer – sans les avoir examinées – aux croyances permettant de la défendre le plus efficacement possible ».
Et la polarisation ne fait généralement que s’accroître avec le temps. Nous additionnons les arguments en faveur de nos convictions initiales.
Pire, même si les faits infirment avec le temps l’opinion que l’on avait, on aura beaucoup de mal ou de réticence à changer d’avis, à mesure que nous aurons ancré en nous un argument moral que rien ne pourra venir remettre en question.
Les erreurs ont tendance, en outre, à s’auto-alimenter. Les intellectuels peuvent avoir une forte propension à rationaliser l’immoral, par conformisme, égoïsme, lâcheté, souvent par mensonge envers soi-même, mais aussi parce que leur esprit brillant leur permet particulièrement bien de sélectionner les arguments qui pourront justifier – y compris à leurs propres yeux – leurs positions.
On en revient, avec Samuel Fitoussi, à Simone de Beauvoir en 1940, qui défendait les épurations en URSS ou les assassinats d’opposants politiques par Staline au motif qu’on « ne peut juger le moyen sans la fin qui lui donne son sens ». Ici, maintenir un régime qui apporte à une immense masse d’hommes une amélioration (supposée) de leur sort.
L’envie peut aussi être à la base de rhétoriques rationnalisant des passions douteuses, auxquelles on fournit une caution morale.
« Le ressentiment et la jalousie sont légitimés si ceux qui réussissent « exploitent » les autres (pour Robert Conquest, le marxisme détenait une utilité psychologique majeure : il « donnait un habillage scientifique à l’idée simple que les riches volent les pauvres). La haine d’un groupe devient vertueuse si celui-ci tire les ficelles à son avantage. La violence physique est acte de résistance si le statu quo est oppressif. La destruction et le pillage sont louables s’ils sont un cri d’alerte contre l’injustice. Le combat contre la liberté est admirable s’il est une révolte contre la prison des conventions bourgeoises. La lâcheté est valeureuse si elle se déguise en pacifisme. L’invasion d’une nation souveraine est une forme d’autodéfense si la guerre est dépeinte comme une opération de dénazification ».
Biais de confirmation, biais de partialité
La multitude des études et exemples illustrant les ressorts de l’aveuglement qui peut être le nôtre – et celui des intellectuels en particulier – rend absolument passionnante la lecture de l’ouvrage.
Le biais de partialité, en particulier, conforte les individus dans leurs idées, dès lors qu’ils croient à toute assertion – vraie ou fausse – qui semble valider celles-ci et les renforce.
Même les dénégations ne leur suffisent plus à changer d’avis dès lors que ces idées sont ancrées en eux.
« Le concept optimiste de « marché des idées », selon lequel la vérité finit par émerger de l’examen des faits et de la confrontation des opinions, se trouve remis en cause. Ce mécanisme explique sans doute pourquoi, aujourd’hui, plus les individus sont informés, plus ils sont polarisés, que ce soit sur des sujets politiques ou scientifiques ».
Cela s’applique aussi à notre lecture du passé, réexaminé à la lumière de nos convictions contemporaines, remarque Samuel Fitoussi. C’est le cas notamment des analyses marxistes, qui ont tendance à réinterpréter moults événements du passé et mouvements de révolte à l’aune de la théorie de la lutte des classes sociales.
L’exemple du voyage d’Arthur Koestler en URSS en 1932 dans l’Ukraine soviétique anéantie par l’immense famine organisée, est très éloquent. Bien que des cadavres jonchent les rues partout et que les corps des vivants soient dramatiquement squelettiques, il ne voit pas ce qu’il voit et ne démord pas de l’idée que l’expérience soviétique est réussie. Il lui faudra plusieurs décennies pour ouvrir enfin les yeux !
Nous pouvons ainsi parfois avoir la fâcheuse tendance à ne pas voir la réalité ou à passer à côté de l’essentiel, tel le gorille au milieu du terrain de basket-ball, tant nous sommes rivés sur les détails. De la même manière, certains intellectuels accordent une attention disproportionnée à certains enjeux, compatibles avec les conclusions auxquelles ils sont attachés, passant à côté de problèmes majeurs de leur époque. Là encore les exemples abondent, montrant l’importance du recours au rationalisme critique cher à Karl Popper et de prendre garde à éviter les biais de confirmation, par exemple en acceptant de se confronter aux opinions adverses.
« L’exposition à des opinions adverses – parce qu’elle atténue nos certitudes – favorise la pensée critique ; l’homogénéité idéologique – parce qu’elle confère à nos croyances l’apparence trompeuse d’évidences – la bride ».
Le manque de pluralisme à l’Université
Là encore, l’audace du questionnement se trouve réprimée, pour préférer les certitudes.
« Le paradoxe, c’est qu’à mesure que l’uniformité idéologique s’est accrue, les universités ont affiché avec toujours plus de zèle leur attachement à la « diversité », réduite à des critères identitaires. « Une université, dit l’adage, est un endroit où les gens ne se ressemblent pas, mais pensent tous de la même manière ».
En outre, à l’Université plus qu’ailleurs, il faut se faire admettre par un milieu, et la pression de la conformité y apparaît particulièrement forte. Des travaux ou publications déviantes peuvent valoir à leur auteur progression professionnelle ralentie, affectations peu favorables, etc. D’autant plus que la publication d’un article de recherche est en général conditionnée à l’évaluation d’experts anonymes dans le même domaine, puis que la valeur d’un article est souvent directement fonction de l’opinion des autres chercheurs.
Ce qui aboutit depuis toujours à la constitution de véritables bastions.
C’est ainsi qu’ensuite les conclusions populaires et les idées dominantes se diffusent dans le monde de la recherche, les futurs enseignants-chercheurs étant formés par des directeurs de thèse acquis à ces idées, les dissidents se marginalisant d’eux-mêmes. Avec le risque d’aboutir à un monde autoréférentiel et éloigné de la réalité.
Plus encore, des opinions peuvent devenir des théories développées à l’Université, avec création de laboratoires de recherches et unités d’enseignement, puis revêtir le statut de science. Comme pour le sujet de l’obésité aux Etats-Unis, pour lequel les faits et observations millénaires tirées de l’expérience sont niés et dénoncés au nom de la science et accusés d’être des « constructions sociales ». Or, remarque Thomas Sowel, abondamment cité dans l’ouvrage, ce sont ces théories qui sont en réalité des constructions sociales, si on y pense…
Pire, les fièvres idéologiques que ces types de théories développent, se diffusent à toute une génération et aux milieux les plus éduqués qui, avec le renforcement marqué des clivages sociaux, établissent une véritable fracture sociologique entre diplômés et non diplômés, d’une part, et entre citadins et ruraux, d’autre part, les ultra-diplômés étant ceux qui ont le plus haut niveau de fermeture sociale et sont le moins confrontés aux opinions divergentes.
(Fin de la première partie de la présentation)
Samuel Fitoussi, Pourquoi les intellectuels se trompent, L’Observatoire, avril 2025, 270 pages.
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