Dans les monarchies modernes, une des principales fonctions de la famille royale est d’incarner un peuple dont elle est radicalement séparée par le rang. À ce rôle quasi-totémique, s’ajoute une fonction politique qui peut sembler tout aussi paradoxale : celle de garantir le bon fonctionnement de la démocratie.
En Grande-Bretagne le pouvoir issu des urnes porte l’appellation officielle de gouvernement de sa Majesté. Ses adversaires constituent « la loyale opposition de sa Majesté« . Paroles vides, direz-vous : dans la pratique, le Parlement élu peut agir à sa guise. C’est exact, mais le respect des formes est consubstantiel à la démocratie. Le peuple souverain peut tout faire, mais pas n’importe comment.
Fonction démocratique et aristocratie
Les procédures politiques impliquant la royauté constituent un garde-fou. On voit mal un tyran s’embarrasser d’un thé hebdomadaire à Buckingham Palace, ou faire lire chaque année son programme par le monarque devant le Parlement. De tels usages font partie de la Constitution au même titre que les élections, et le fait que la loi fondamentale est non-écrite rend d’autant plus nécessaire la présence d’un être en chair et en os au centre des institutions. Quiconque veut s’en affranchir doit non pas fouler au pied un texte mais outrager une personne.
La fonction démocratique d’une institution aristocratique n’est en fait pas aussi paradoxale que cela. Dans tout pays de liberté, la volonté populaire ne peut s’exercer qu’à l’intérieur d’un cadre qui ne dépend pas d’elle. L’idée que le peuple lui-même réclame une limite à sa propre puissance n’a rien d’original. Elle fut mise en pratique par le Royaume-Uni au XVIIIe siècle, avant d’être théorisée, notamment par les Pères fondateurs américains dans Le Fédéraliste et, de ce côté de l’Atlantique, par Benjamin Contant dans De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes.
Les républiques placent un document consensuel au-dessus des lois ordinaires. Elles reconnaissent souvent à des juges le droit d’invalider les décisions des assemblées. C’est le cas aux États-Unis, pays démocratique par excellence où néanmoins les magistrats non-élus jouissent de pouvoirs qui dépassent de loin le soft power cérémoniel des monarques britanniques. Même si les arrêts de la Cour suprême américaine font fréquemment l’objet de vives controverses, le principe d’une autorité supérieure indépendante du suffrage populaire n’est jamais contesté.
Un horizon constitutionnel indépassable, ou difficilement dépassable, est non seulement une garantie de liberté, mais aussi de progrès. On ne change de cap que lorsqu’on est certain que le coup de barre ne coulera pas le navire.
À ce titre, la démocratie française souffre d’un ancrage fragile dans la permanence. Les valeurs nobles et abstraites de la Révolution soudent la nation, mais la stabilité institutionnelle lui a souvent fait défaut. Lorsque le Général de Gaulle imposa au pays son énième régime (je ne conteste pas ici la qualité de la Constitution de 1958, mais note simplement sa nouveauté) il a encouragé l’utopisme de ses opposants. Pourquoi, eux-aussi, ne feraient-ils pas table rase de structures imparfaites ? Un tel esprit de système a encouragé une névrose politique bien française où la soif de révolution le dispute à la frilosité.
La Cinquième République a dû attendre 23 ans pour parvenir à l’alternance, et celle-ci, lorsqu’elle arriva, se donna des airs de Grand Soir. Durant la même période, la Grande-Bretagne connut quatre changements de majorité. Aucun ne s’est fait passer pour un changement de régime, et au moins un d’entre eux, en 1979, a accompli des réformes majeures. La démocratie britannique a accouché d’autres bouleversements depuis, pour le meilleur ou pour le pire. En France, les promesses de rupture et de révolution continuent de fuser d’une élection à l’autre sans que les dysfonctionnements d’un pays suradministré soient traités en profondeur.
La royauté britannique n’est pas indestructible
Aussi vitale qu’elle soit, la royauté britannique n’est pas indestructible.
Une période de succession, telle qu’elle en fait l’expérience actuellement, met en évidence ses faiblesses. Dans un monde travaillé par le culte de l’égalité, il est délicat d’ériger une personne au-dessus de ses concitoyens et d’en faire la clé de voûte de la collectivité.
Pour celle que le hasard voue à un tel destin, la charge est lourde. Sommée d’incarner quelque chose de plus grand qu’elle, elle n’a pas le droit à l’originalité, à la colère, à la passion. C’est une personne publique qui doit faire abstraction de tout attachement privé. Ce sacrifice des instincts les plus humains, cet asservissement de l’individu à la fonction sont magnifiquement illustrés par la série de Netflix The Crown.
Élizabeth II a porté le fardeau avec une exceptionnelle dignité. Grâce à son sens du devoir, le peuple britannique a pu se reconnaître jusqu’à la fin dans une vielle dame multimillionnaire qui n’a jamais pris les transports en commun en dehors de séances de photo. Certes, la reine était faillible. Lors de la mort de la Princesse Diana en 1997, un politique, le Premier ministre récemment élu Tony Blair, sut bien mieux qu’elle exprimer l’émotion de la nation. Mais si ses fausses notes ont été remarquées, c’est parce qu’elles furent rares.
The Economist remarque avec justesse que le règne d’Élizabeth a renforcé la monarchie. Ce constat confirme implicitement que le régime n’est pas éternel. La survie de la Maison Windsor, voire de l’institution royale, dépend de sa capacité à susciter l’adhésion et surtout l’affection de la nation. Au XVIIe siècle, le Parlement anglais n’a pas hésité à déchoir deux rois, dont l’un fut décapité. Depuis, tous les monarques savent qu’eux et leurs héritiers sont sur un trône éjectable.
Le nouveau roi, Charles III, a-t-il les épaules aussi solides que sa mère ? Il est trop tôt pour le dire. Mais les jeunes générations de la dynastie semblent avoir adopté une nouvelle stratégie de survie. Celle-ci pourrait se résumer ainsi : les couches populaires et conservatrices sont acquises à la monarchie, assurons-nous le soutien de la bourgeoisie éclairée en épousant des causes progressistes (écologie, climat, multiculturalisme…)
Cette méthode – inconsciente sans doute – présente l’avantage d’occuper les principaux créneaux de l’opinion. Mais elle s’écarte radicalement du parti adopté par Élizabeth, celui de la stricte neutralité idéologique. Un positionnement clair sur les questions société, s’il se confirme, comporte donc un risque pour la famille royale.
Au cours des 25 dernières années, le soutien à la monarchie parmi les Britanniques est passé d’environ 75 % à guère plus de 60 %. Un roi jugé inadéquat pourrait pousser une majorité à chercher d’autres moyens d’incarner la nation et de garantir ses institutions.
De magnifiques cérémonies qu’ont suivies avec conviction les tenants de la « Tradition ». Mais l’inquiétude vient, en effet, de l’envers du décor : selon des témoins étrangers, comme chez nous, une société liquéfiée qui ne tient plus qu’avec une toute petite épine dorsale. Combien de personnes alignées aux obsèques comme au Tour de France ? …quand on sait que ce pays guère plus grand que le tiers de notre territoire métropolitain possède le même nombre d’âmes… Une question de temps…