Serge Hercberg : le Nutri-Score contre les stratégies antiscientifiques

Entretien avec le père du Nutri-Score, Serge Hercberg. Il est également épidémiologiste et nutritionniste, professeur à l’université Sorbonne Paris-Nord.

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Serge Hercberg : le Nutri-Score contre les stratégies antiscientifiques

Publié le 9 septembre 2022
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Entretien avec le père du Nutri-Score, Serge Hercberg. Il est également épidémiologiste et nutritionniste, professeur à l’université Sorbonne Paris-Nord. Spécialiste émérite de la nutrition en santé publique, il a notamment lancé l’étude SU.VI.MAX, la cohorte NutriNet-Santé et à présidé le Programme national nutrition santé (PNNS) de 2001 à 2017.

 

Nutri-Score

Vous êtes considéré comme le père du Nutri-Score, quels en ont été les déterminants dans les recherches que vous avez menées ?

S-H : Je suis un chercheur mais également un acteur de santé publique. C’est à ce double titre que je me suis impliqué pendant 40 ans dans l’étude des relations entre l’alimentation et la santé, et l’identification des déterminants nutritionnels des maladies chroniques dans la finalité de soutenir la mise en place de mesures de santé publique destinées à améliorer l’état de santé de la population.

En effet la France, comme toute l’Europe, est confrontée à des grands enjeux de santé publique, notamment à de nombreuses maladies chroniques qui ont un coût humain, social et économique majeur : l’obésité, de nombreux cancers, les maladies cardiovasculaires, le diabète… Ces maladies sont, à l’évidence, multifactorielles, impliquant des facteurs divers : génétiques, biologiques, métaboliques et environnementaux.

De nombreux travaux, dont ceux menés par ma propre équipe de recherche ont démontré que la nutrition est un déterminant majeur de la santé et du risque ou de la protection vis-à-vis des pathologies chroniques, et surtout qu’il s’agit d’un facteur sur lequel il est possible d’agir au niveau individuel et collectif. Si on peut difficilement jouer sur les facteurs génétiques (on ne choisit pas ses aïeux !), on peut, par contre, agir sur le contenu de son assiette…

Et pour cela, il faut des mesures de santé publique qui doivent s’appuyer sur la science. C’est cette prise de conscience qui a déterminé mes recherches et celles de mon équipe.

 

Pour combler quelles lacunes avez-vous imaginé cette étiquette nutritionnelle ?

S-H : Dans le cadre de la lutte contre les maladies chroniques liées à la nutrition, une politique  nutritionnelle de santé publique a été mise en place en France depuis 2001 (le Programme National Nutrition Santé, PNNS) dont un des objectifs majeurs est d’améliorer l’alimentation de la population.

Comme toutes les politiques nutritionnelles le PNNS s’appuie sur des recommandations nutritionnelles : manger au moins 5 fruits et légumes par jour, ne pas manger trop gras, trop sucré, trop salé… Ces  slogans sont aujourd’hui bien connus de la population. Mais les modèles alimentaires en France comme en Europe comprennent généralement une part importante d’aliments manufacturés… Et face à la jungle des rayons de supermarchés, les consommateurs ont beaucoup de mal à traduire les recommandations nutritionnelles de santé publique dans leur alimentation quotidienne et notamment, à distinguer les aliments en fonction de leur qualité nutritionnelle.

Ne pas manger trop sucré, trop gras et trop salé, oui, mais comment reconnaître ceux qui le sont moins entre tous les plats composés, toutes les crèmes dessert ou tous les paquets de céréales petit-déjeuner qui s’alignent dans les rayons. Avant Nutri-Score, la seule information disponible pour les consommateurs était le tableau des valeurs nutritionnelles présent de manière obligatoire depuis 2016 sur la face arrière des emballages. Mais ces tableaux, avec de multiples colonnes, de lignes, de chiffres, de pourcentages… sont souvent illisibles et incompréhensibles (et à chaque fois pour les consulter il faut retourner le paquet !).

L’idée de base du logo nutritionnel Nutri-Score est donc très simple : traduire les chiffres et termes incompréhensibles qui figurent sur ce tableau nutritionnel sous la forme d’un logo coloriel synthétique facilement visible sur la face avant des emballages et qui soit compréhensible pour tous. La finalité du Nutri-Score est d’offrir, grâce à sa simplicité et son caractère intuitif, une réelle transparence aux consommateurs sur la valeur nutritionnelle globale des aliments, leur permettant, dans les quelques secondes du temps de l’acte d’achat de reconnaître et de comparer la qualité nutritionnelle des différents aliments et d’orienter leurs choix, s’ils le souhaitent, vers les alternatives de meilleure composition nutritionnelle.

En effet, par son  caractère transversal, le Nutri-Score permet de différencier la qualité nutritionnelle des aliments ayant un même usage (entre les desserts, les aliments du petit-déjeuner, les plats composites…), ou à l’intérieur d’un même groupe, entre divers aliments (par exemple entre différentes céréales petit-déjeuner), voire entre des aliments du même type mais de marques différentes.

 

Le Nutri-Score a été mis en place en France à partir de 2017, quoique de façon non obligatoire. Cinq années après, quel bilan tirez-vous ?

S-H : Si aucune entreprise ne soutenait le Nutri-Score lorsqu’il a été proposé en 2014, aujourd’hui, sous la pression des consommateurs et du fait de l’accumulation des travaux scientifiques démontrant son utilité, en France plus de 800 marques se sont aujourd’hui engagées à l’apposer sur les emballages des aliments qu’elle commercialisent, ce qui correspond à près de 60 % du marché alimentaire français.
Cependant de grands groupes agroalimentaires (notamment Ferrero, Coca-Cola, Mars, Lactalis, Mondelez, Kraft…) et des secteurs agricoles (notamment du fromage et de la charcuterie) continuent à s’opposer violemment au Nutri-Score et refusent de jouer le jeu de la transparence nutritionnelle sur leurs produits.

Pourtant, depuis son lancement en 2017, le Nutri-Score fait l’objet d’une adhésion massive des consommateurs.

Dans une enquête réalisée par Santé Publique France, 91 % des Français sont favorables à ce que le logo Nutri-Score soit présent sur les emballages des produits alimentaires ; 86 % considèrent qu’il est facile à voir sur l’emballage ; 77 % ont confiance dans les informations données ; 88 % l’associent à la qualité nutritionnelle du produit et 87 % estiment que son apposition devrait être obligatoire ; 53 % des personnes interrogées estiment avoir été impactés par le Nutri-Score dans leurs comportements d’achat. Il est intéressant de noter que 70 % ont une meilleure image des entreprises engagées en faveur du Nutri-Score.

Le bilan de ces 5 dernières années est donc globalement favorable pour Nutri-Score, même si pour être plus efficace et forcer la main aux entreprises qui résistent à l’afficher, il faut que Nutri-Score devienne obligatoire au niveau européen.

 

Qu’en est-il de sa mise en œuvre au niveau européen ?

S-H : Après la France, Nutri-Score a été officiellement adopté en Belgique, en Allemagne, en Espagne, aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Suisse. L’implantation progressive du Nutri-Score dans ces différents pays d’Europe a suscité de forts antagonismes en Italie, pays connu de longue date dans les discussions européennes sur les problématiques de santé publique pour être particulièrement proche de ses secteurs industriels qui défendent leurs intérêts. Reprenant les arguments des lobbies, l’Italie a mis en œuvre une stratégie d’opposition active visant à empêcher le déploiement du Nutri-Score en Europe.

Outre le lobbying italien, de grands industriels continuent à s’opposer fortement à Nutri-Score ainsi que certains secteurs agricoles (notamment ceux des fromages et des charcuteries, avec également de grands industriels derrière) membres du puissant syndicat agricole qui joue un rôle majeur dans la campagne anti-Nutri-Score au niveau européen (le COPA-COGECA). Ces différents lobbies essayent tous de peser sur les décisions de la commission européenne pour bloquer le déploiement du Nutri-Score. En effet, en 2020, dans le cadre de sa stratégie « Farm to Fork », la commission européenne a prévu l’adoption pour l’ensemble de l’Union d’un logo d’information nutritionnelle en face avant des emballages harmonisés et obligatoires avant la fin de l’année 2022.

L’adoption progressive du Nutri-Score par les différents pays européens, le fort soutien des associations de consommateurs (notamment le BEUC qui regroupe 45 associations de consommateurs européennes), ainsi que l’implémentation par un certain nombre d’entreprises de l’agro-alimentaire qui distribuent leurs produits dans différents pays de l’UE font du Nutri-Score une des alternatives les plus légitimes.

De plus, Nutri-Score est largement soutenu par la communauté scientifique européenne : plus de 400 scientifiques et 30 associations d’experts de toute l’Europe ont signé un appel demandant à la Commission européenne d’adopter le Nutri-Score en tant que logo nutritionnel obligatoire en Europe. Le Centre International de Recherche sur le Cancer de l’OMS, sur la base des données scientifiques disponibles, a souligné la supériorité du Nutri-Score par rapport aux autres logos nutritionnels et appelé à son adoption en Europe. En France, 42 sociétés savantes et associations de santé françaises représentant des milliers d’experts et acteurs de santé publique ont apporté leur soutien au développement du Nutri-Score.

Au total, les travaux de recherches accumulés, la mobilisation des scientifiques, mais aussi des citoyens et des associations de consommateurs constituent des éléments majeurs en faveur du choix de Nutri-Score pour la prise de décision européenne prévue fin 2022. On peut en effet espérer que seules les données scientifiques et la demande des consommateurs guideront les décisions politiques dans le domaine de la santé publique et que le choix d’un logo nutritionnel efficace pour l’Europe ne répondra qu’à cette seule exigence, et ne sera pas dictée par les intérêts de certains opérateurs économiques ou des États membres qui les défendent.

 

Avons-nous pu quantifier ses conséquences sur les ventes d’un produit étiqueté, qu’elles soient positives ou négatives (baisse des ventes d’un produit en raison d’un étiquetage E rouge par exemple) ?

S-H : Nous disposons de plusieurs études scientifiques notamment en France, en Belgique, en Hollande et en Suisse, réalisées dans des supermarchés virtuels, en magasin expérimental ou grandeur nature en supermarchés réels, qui ont mis en évidence que l’affichage du Nutri-Score sur les aliments impacte favorablement la qualité nutritionnelle des paniers d’achats.

Aujourd’hui des données collectées par des chaînes de supermarchés en France et en Espagne, permettent de voir les conséquences sur les ventes depuis sa mise en place (de façon facultative).

Par exemple selon une analyse de l’IRI en 2022, les produits affichant un meilleur profil nutritionnel (Nutri-Score A ou B) gagnent des parts de marché, tandis que les moins bien notés (E) perdent du terrain : les produits A et B voient leur part de marché cumulée croître de 0,7 point sur la période (+ 0,3 pour le A, + 0,4 pour le B). À l’inverse, en bas de l’échelle, c’est un -0,5 point pour la notation E.

En Espagne, la chaîne de supermarchés Eroski a également observé une augmentation significative des ventes de produits ayant un bon Nutri-Score. Deux ans après son introduction, ce sont principalement les produits ayant un Nutri-Score A ou B qui se vendent le mieux, tandis que les produits ayant un Nutri-Score D ou E sont en perte de vitesse. Par exemple, les chiffres de vente de la catégorie des céréales pour petit-déjeuner restent globalement stables mais, au sein de cette catégorie, les ventes de produits portant le Nutri-Score A, B ou C ont enregistré une  augmentation significative, jusqu’à 15 %. Et ce au détriment des produits aux scores D et E, dont les ventes sont en baisse. Dans la catégorie des crèmes glacées, les produits ayant un score C l’emportent sur les produits ayant un score D ou E…

 

Envisagez-vous de possibles améliorations, notamment après certaines polémiques : certains aliments ultra-transformés bénéficient d’un étiquetage favorable comme le cordon bleu, les frites surgelées dont le Nutri-Score ne prend pas en compte l’huile utilisée au moment de la cuisson ou encore le roquefort qui est défavorisé ?

S-H : Il est intéressant de rappeler que dès sa proposition en 2014, il était prévu que le Nutri-Score qui s’appuie sur la science et la santé publique puisse évoluer en fonction de l’évolution des connaissances scientifiques et de l’expérience de son déploiement en conditions réelles.

C’est ce qui a amené le Comité Scientifique européen en charge de mettre à jour le Nutri-Score (composé d’experts européens sans conflits d’intérêts des 7 pays ayant adopté Nutri-Score) à considérer que, même si dans l’ensemble l’algorithme actuel fonctionne bien, des améliorations étaient possibles pour être plus en ligne avec les recommandations de santé publique.

Parmi les diverses modifications proposées et qui répondent à des fondamentaux uniquement scientifiques (et non pas la pression de tel ou tel groupe alimentaire ou tel État), il est prévu une meilleure différenciation au sein des aliments sucrés ou salés. Les produits riches en sel ou en sucre seront finalement classés moins favorablement. Pour les produits sucrés en général, l’attribution des points est désormais plus stricte : par exemple, les céréales de petit-déjeuner à teneur relativement élevée en sucre ne pourront plus être classées A et seront plus susceptibles, en moyenne, d’être classées comme C. Une meilleure différenciation existera entre les produits laitiers sucrés et ceux non sucrés : les produits laitiers sucrés sont moins favorablement classés. Pour le pain, une meilleure discrimination sera possible entre les produits complets (principalement classés A) et les produits raffinés, qui se répartiront entre B et C (selon leur teneur en sel). L’huile d’olive sera classée B ainsi que les huiles végétales à faible teneur en acides gras saturés (colza, noix, huile de tournesol oléique) et l’huile de tournesol passera en C, les autres produits de la catégorie demeureront inchangés, l’huile de noix de coco et le beurre restant E. Une meilleure discrimination pour les noix et graines sans sel ni sucre ajoutés sera également possible : elles seront pour la plupart classées en A ou B, alors que les versions salées et/ou sucrées seront en moyenne en C ou même D.

Les plats composés (plats prêts-à-manger, pizzas, etc.) seront classés moins favorablement, passant en moyenne des classes A/B aux classes B/C ou même D pour certaines catégories de produits, notamment les pizzas. La viande rouge sera moins bien classée et se retrouvera globalement dans des classes de notes inférieures à celles de la volaille et du poisson permettant un meilleur alignement avec les recommandations nutritionnelles visant à limiter leur consommation,

Alors que les boissons ont également été identifiées comme un groupe alimentaire susceptible de faire l’objet de modifications de l’algorithme, le processus de révision est toujours en cours et certaines propositions du comité scientifique sont attendues pour la fin 2022,

Au total, la mise à jour du Nutri-Score corrigera certaines de ses limitations identifiées, tout en maintenant la cohérence globale du système et la bonne classification des produits et assurera ainsi une meilleure cohérence avec les recommandations nutritionnelles générales. Une bonne chose !

 

Concernant le problème de l’ultra-transformation, si la grande majorité des produits classés D et E sont ultra-transformés, certains de ces produits peuvent avoir une qualité nutritionnelle assez correcte. Ce n’est pas surprenant. En effet, le Nutri-Score renseigne uniquement sur la composition/qualité nutritionnelle des aliments et ne peut intégrer dans son calcul les autres dimensions santé des aliments comme l’ultra-transformation, la présence d’additifs, de composés néo-transformés, de résidus de pesticides…

Aussi importantes soient-elles, ces dimensions ne sont d’ailleurs intégrées dans aucun logo nutritionnel dans le monde, car il n’est pas possible de les prendre en compte dans le calcul d’un indicateur unique et donc de les agréger dans un même logo. Il faut donc accepter que des informations complémentaires sur ces différentes dimensions (Nutri-Score, aliment ultra-transformé, aliment bio) soient fournies graphiquement aux consommateurs de façon séparée. C’est, entre autre, pourquoi les chercheurs proposent d’encadrer Nutri-Score avec un bandeau noir pour identifier les aliments ultra-transformés.

Bien que Nutri-Score se concentre uniquement sur l’information nutritionnelle des consommateurs, cela représente déjà beaucoup en termes de santé publique, comme en témoignent les études de cohortes prospectives montrant le lien entre le fait de manger des aliments bien classés par Nutri-score et le moindre risque de maladies chroniques: cancers, maladies cardio-vasculaires, obésité…

 

Agro-alimentaire et lobbies

À la lecture de votre ouvrage Mange et tais-toi, on mesure la bataille particulièrement féroce qui s’est jouée en coulisses -mais pas que- concernant l’acceptation du Nutri-Score. Considérez-vous le Nutri-Score comme un cas d’école du lobbying, en l’espèce de l’industrie agro-alimentaire, mené par une filière ?

 

S-H : Oui l’histoire du Nutri-Score est tout à fait emblématique des diverses stratégies mises en place par les lobbies pour essayer d’empêcher de traduire les connaissances scientifiques issues de la recherche en mesures politiques, à partir du moment où ces mesures dérangent des intérêts privés, même si elles ont été démontrées utiles pour la population.

Dans mon livre-témoignage, je raconte ces stratégies souterraines, les interactions entre les acteurs économiques et politiques et le rôle des différents ministères et ministres. J’ai eu accès à beaucoup d’informations, dont certaines « secrètes » permettant de comprendre comment les lobbies agissent. Dans l’histoire du Nutri-Score, on retrouve toutes les forces invisibles qui s’entrechoquent et interfèrent dans la prise des décisions politiques dans le domaine de la santé avec leurs tentatives de blocage des mesures, les essais pour retarder la prise de décision pour leur implémentation, le brouillage des messages, le discrédit lancé sur les travaux scientifiques et les chercheurs, les tentatives de dénaturation et de détricotage de la mesure une fois qu’elle est prise, les pressions politiques… Un vrai cas d’école bien documenté !

 

L’agressivité des lobbies agroalimentaires peut-elle être mise en perspective avec le sentiment de relative immunité du secteur en matière de règles de transparence ?

S-H : Pendant très longtemps, par leur proximité avec certains ministères, notamment celui de l’Agriculture, ainsi qu’avec des élus et responsables politiques, les lobbies agro-alimentaires se sont sentis protégés et ont imposé leurs visions en matière de transparence sur la composition nutritionnelle des aliments et l’information des consommateurs. L’industrie agro-alimentaire a investi dans le passé des moyens énormes pour bloquer au niveau européen toute législation visant à permettre de donner aux consommateurs une vraie transparence sur la qualité nutritionnelle des aliments. Au milieu des années 2000, selon les estimations de l’ONG Corporate Europe Observatory, l’industrie agro-alimentaire a investi au moins un milliard d’euros en lobbying à Bruxelles pour faire échouer le projet de logo nutritionnel synthétique. Ce chiffre n’a jamais été démenti par les industriels…

Cette immunité est tout de même en train de vaciller du fait de la pression sociétale. En fait, sur la base des résultats des études scientifiques démontrant l’impact de l’alimentation sur leur santé, les citoyens sont devenus plus exigeants en termes de transparence sur la composition des aliments mis à leur disposition. Cette forte demande exprimée par les consommateurs, la mobilisation citoyenne qui en résulte (lancement de pétitions, apparition d’applications…), et la médiatisation associée qui met ces problèmes dans le débat public sont des éléments majeurs qui ont eu un impact fort sur les responsables politiques…

 

Comment expliquer le fait que cette industrie soit aussi rétive en matière normative et de transparence vis-à-vis du consommateur, notamment si on le compare à d’autres secteurs comme la santé (Des lobbies au menu. Les entreprises agro-alimentaires contre la santé publique, de Daniel Benamouzig et Joan Cortinas Muñoz) ?

S-H : Les enjeux économiques de l’agro-alimentaire sont considérables.

L’Association Nationale des Industries Agroalimentaires (ANIA) est un mastodonte économique impressionnant avec plus de 17 600 entreprises réparties sur tout le territoire national, un chiffre d’affaires de 180 milliards d’euros et représente près de 430 000 emplois. Certaines des interprofessions membres de l’ANIA sont également particulièrement actives pour défendre les intérêts spécifiques de leurs secteurs comme l’interprofession du sucre, des produits laitiers, de la charcuterie ou de la viande… Et des groupes industriels spécifiques, multinationales ou non, se manifestent aussi régulièrement pour défendre leurs intérêts propres…

Après 4 années de bataille violente contre le Nutri-Score (il faut se rappeler qu’aucun industriel n’y était favorable quand il a été présenté en 2014), même si certains industriels ont fini par céder à la pression sociétale, certains autres et des secteurs agricoles (notamment ceux du fromages, de la charcuteries…) n’ont toujours pas accepté d’offrir aux consommateurs une information simple, intuitive, compréhensible par tous qui leur permettent d’un simple coup d’œil de reconnaître la qualité nutritionnelle des aliments et de les comparer entre eux. Ils ont uniquement peur des conséquences possibles sur leurs ventes…

 

Quel regard portez-vous sur l’importance des lobbies et des intérêts privés dans le processus de décision en santé publique depuis l’étude Nutrition Val-de-Marne 88 ?

S-H : La santé publique n’est pas un long fleuve tranquille ! On le voit au quotidien pour l’alcool, le tabac et bien d’autres domaines dont, bien sûr, l’alimentation.

Toute velléité de mettre en place des actions de santé publique qui vont à l’encontre d’intérêts économiques entraîne irrémédiablement la mobilisation des puissants lobbies qui par tous les moyens possibles vont s’y opposer et faire une forte pression politique pour empêcher leur mise en place. C’est ce à quoi j’ai été confronté au cours de mes activités de santé publique au cours des dernières décennies et que j’ai essayé de raconter dans mon ouvrage (pour lequel je rappelle que je n’ai aucun droits d’auteur, ceux-ci étant intégralement reversés à des Fondations). En tant que directeur d’une équipe de recherche académique, et surtout en tant que président du PNNS, je me suis retrouvé au cours des dernières décennies, au cœur de nombreux combats de santé publique dans le domaine de la nutrition. J’ai été le témoin des embûches, chausse-trappes et pressions multiples que les lobbies développent.

C’est très impressionnant !

J’ai vu quelques victoires de la santé publique, mais pour une victoire remportée combien d’échecs, combien de mesures proposées, d’amendements et de propositions de Loi qui n’auront pas abouties. Parmi les échecs récurrents des mesures de grand intérêt, figurent les multiples tentatives de régulation de la publicité pour les aliments notamment celle visant les enfants. C’est une mesure qui repose pourtant sur des bases scientifiques solides, soutenue par les experts en santé publique et demandée depuis longtemps par les associations de consommateurs et de nombreuses ONG. Mais cette fois, cette mesure est combattue non seulement par les lobbies classiques de l’agro-alimentaire, mais également par les grandes chaînes de télévision et autres grands médias, les régies publicitaires… qui pèsent également très lourd sur un plan économique et politique.

À ce jour, ils ont toujours réussi à bloquer toute régulation, même si son utilité a été scientifiquement largement démontrée.

 

Votre livre pointe également du doigt la faiblesse hiérarchique du ministère de la Santé, plus à même de défendre le bien commun, comparée à d’autres ministères comme celui de l’agriculture ou celui de l’économie. Est-ce bien le cas ?

S-H : Durant ma présidence du PNNS, j’ai vu se succéder neuf ministres de la Santé. Et j’ai constaté que même pour un ministre de la Santé convaincu de l’intérêt de certaines mesures, il apparaît très difficile voire impossible qu’il puisse les mener à terme si ces mesures nécessitent une assise législative et qu’elles se heurtent aux oppositions d’autres ministères (qui, eux, défendent d’autres intérêts notamment économiques) ou ne sont pas politiquement en cohérence avec la volonté du pouvoir exécutif…). Même si elles sont bien étayées sur un plan scientifique et justifiées en termes de santé publique, elles font le plus souvent l’objet d’arbitrages interministériels défavorables à la Santé. Ce type de problème n’est pas spécifique à la nutrition, et s’observe de la même façon dans bien d’autres domaines de la santé publique notamment les problématiques de l’alcool ou le tabac…

J’ai compris très vite le faible poids du ministère de la Santé dans la hiérarchie gouvernementale face à des ministères pesant beaucoup plus lourd dans l’équilibre gouvernemental, comme ceux de l’Agriculture ou de l’Économie, voire même la Culture (par rapport à la publicité par exemple). Et donc en conséquence qu’il y avait des limites majeures à l’action politique du ministère de la Santé…

 

Une dernière question : de vos nombreux combats contre l’industrie agro-alimentaire, une constante semble se dégager, celle de s’appuyer sur l’opinion publique pour contraindre le politique à prendre la bonne décision. Quels conseils donneriez-vous à un chercheur qui se trouverait dans la même situation ?

S-H : Face aux lobbies, les scientifiques doivent s’appuyer sur la science (c’est leur métier), mais aussi sur le soutien des acteurs de santé et des citoyens ; et sur la mobilisation des médias qui en mettant la problématique de la nutrition et des lobbies dans le débat public sont capables de peser sur la décision politique.

La science restera toujours la meilleure réponse aux lobbies. Mais il faut également rappeler aux chercheurs qu’elle n’est pas suffisante si elle reste cantonnée au monde feutré des réunions scientifiques. Elle doit servir à l’action de santé publique. Les chercheurs doivent donc sortir de leurs laboratoires. Bien sûr, il faut un peu (voire beaucoup) de service après-vente pour la défendre et l’amener dans le débat public afin de lutter contre les lobbies (économiques, politiques ou sectaires) qui souvent la nient ou la dénaturent…

Il est important de rappeler haut et fort que ce qui différencie les scientifiques des lobbies et des autres émetteurs, gourous et certains blogueurs, influenceurs… c’est que les scientifiques croient ce qu’ils voient sans a priori et font des études scientifiques dans le but de faire progresser les connaissances et la santé publique dans l’intérêt des consommateurs/citoyens, alors que les lobbies et apparentés comme les gourous voient ce qu’ils croient et sans faire de travaux, réécrivent la science comme ils le souhaitent pour faire passer leur propre bénéfice ou leurs idées personnelles…

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  • Alors LÀ je suis scié. ÇA dans Contrepoints ? Hercberg, le type qui nous affirme que la « science » c’est de manger moins de viande rouge, qui se paluche avec son « 5 fruits et légumes », Hercberg l’indispensable caution « scientifique » des articles diététique du Figaro Madame, ce monsieur qui nous pond une pantalonnade de Nutriscore (E pour beurre et l’huile de coco ? mégalol), qu’il cherche à imposer comme tout bon technocrate ? L’antiscience, c’est lui. Je m’attendais à ce que Contrepoints en prenne quelque peu le.. contrepied. Mais j’attendrai

    • Tout à fait d’accord!
      « le score de la viande rouge sera abaissé » Source? Science? Argumentaire?

      Décidément, j’ai bien raison de passer de moins en moins de temps sur Contrepoints.

      • @Ryan
        Bonjour,
        La.source, c’est Hercberg certainement. Et puis ce sont des recommandations nutritionnelles à fortes tendances ecolo.

    • Un peu étrange en effet. Le discours est intéressant et révélateur: les industriels ont des « lobbies », par contre les scientifiques et les ONG sont au service de la vérité et du bien commun…

      • « les scientifiques et les ONG sont au service de la vérité et du bien commun… »
        Étrange en effet quand on voit comment le problème de la pandémie covid a été traité par certains médecins ou scientifiques, en particulier ceux ayant des liens étroits avec les lobbies pharmaceutiques! Bizarre! vous avez dit bizarre?………..

    • A contrario je pense que cet article justement participe à la pluralité de la presse ce que beaucoup de médias de presse oublient .
      Donc débattons librement.

      • Tout à fait d’accord, surtout que le titre dit bien que ce « yoyo » est l’emblème d’une démarche anti scientifique. Le fait que son auteur/inventeur détaille les particularités de ce dispositif permet de mieux comprendre les manipulations de l’opinion, à l’oeuvre dans notre société. Et qui ne se limitent pas à l’alimentation. La sollicitude du gvt à notre égard s’est déjà révélée dans toute sa noirceur dans la gestion de la crise sanitaire et de ses conséquences.

        • Contrepoints a ouvert le débat sans polluer l’interview. En bon libéral, il appartient à chacun de se faire son opinion sans être obligé de suivre aveuglément l’avis qui aurait été émis par contrepoints!

      • Un article d’une page aurait suffi à débattre.

        • Ce n’est pas qu’un article, c’est l’intégralité de l’interview. ( Enfin on peut espérer que contrepoints n’a pas fait de coupures et présenté seulement des arguments en accord avec sa sensibilité, et si c’était le cas effectivement on pourrait contester l’honnêteté du journaliste). Et AMHA, le titre est assez clair pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté.

          • Oui, c’est une tribune offerte. Même honnête, le journaliste ne lance pas de débat contradictoire. Nous nous retrouvons à « débattre » stérilement entre nous de ce qui devrait être débattu avec Hercberg.

            • Et en quoi des débats ENTRE NOUS seraient stériles quand ils permettent de comprendre ce qu’est le nutri score, ce que l’inventeur en attendait, et ce que chacun d’entre nous a perçu et compris des arguments présentés par l’inventeur! Après tout, nous sommes les cibles de ce gadget censé orienter nos choix alimentaires dans la direction que les bien-pensants veulent que l’on suive. Et les critères retenus pour l’établissement de cet indicateur sont-ils pertinents? Si l’on recherche les bonnes réponses, l’important n’est-il pas de se poser d’abord les bonnes questions?

    • Rappelons que Contrepoints a également publié il y a quelques temps le… « contrepoints » de cette interview avec https://www.contrepoints.org/2021/10/20/409019-nutriscore-la-logique-etatiste-en-roue-libre

  • « La viande rouge sera moins bien classée et se retrouvera globalement dans des classes de notes inférieures à celles de la volaille et du poisson permettant un meilleur alignement avec les recommandations nutritionnelles visant à limiter leur consommation »
    Le Nutri-score sert donc à changer les habitudes des Français… donc à créer le fameux Homme nouveau… c’est donc de la merdasse.

    Bien que me scientifique nous ait sorti tout un tas de chiffres très très favorables à son outil de transformation en Homme nouveau, il lui faut quand même l’appui des politiciens, particulière ceux dans la branche Exécutif, pour que son sigle soit présents partout obligatoirement.

    Elle a bon dos la « santé publique »… le « comité de salut public » était pas mal aussi pour retirer des droits à autrui.

  • « 88 % l’associent à la qualité nutritionnelle du produit » ==> Donc 88% des gens ne savent pas s’alimenter ? Car en effet, 2 produits « D » n’ont pas la même qualité nutritionnelle en réalité : mieux vaut manger un morceau de fromage qu’un paquet de gâteau au nutella…
    Et le « La viande rouge sera moins bien classée et se retrouvera globalement dans des classes de notes inférieures à celles de la volaille et du poisson permettant un meilleur alignement avec les recommandations nutritionnelles visant à limiter leur consommation » m’a fait arrêter la lecture de l’article, tellement cela confirme que ce monsieur n’a absolument pas conçu le nutriscore pour « améliorer l’alimentation des français » comme il l’affirme, mais bien dans un but d’aide à la stratégie politique, bref, pas un très grand scientifique.

  • En fait le nutriscore est un leurre. L’important est de faire la cuisine et de fuir les produits industriels. En effet si vous avez chez vous des pommes de terre et que vous avez une fringale, vous n’irez pas préparer celles-ci. Par contre si vous avez dans votre placard un paquet de chips, vous irez les manger (plein de sel, d’huile et de sucre).
    Donc pas de nutriscore, mais un seul conseil; faire la cuisine, ce qui permet aussi de contrôler la qualité des produits.

    •  » L’important est de faire la cuisine et de fuir les produits industriels.  »
      Question de choix personnel et fonction de l’intérêt de chacun. Consacrer du temps à sa préparation alimentaire impliquera obligatoirement d’avoir moins de temps pour autre chose. C’est une affaire propre à chacun et je me garderais bien d’émettre le moindre jugement de valeur.

      Cuisiner, préparer son repas à partir d’aliments « bruts » (…etc) garde encore dans l’esprit de bcp, une valeur « morale » positive voire un aspect un peu rebelle d’opposition à toute cette industrie agroalimentaire capitaliste forcément exploitant l’Homme et destructrice du sacro-saint environnement…etc
      Vous pouvez très bien cuisiner vous-même et manger de manière inadéquate (trop et/ou déséquilibré). Pour prendre un exemple extrême, les vegans cuisinent bcp par eux-mêmes… Inversement, il a de tout dans les produits dits « industriels » honnis par tous les écolos-bobos-bio. Si vous voulez manger équilibré avec ces produits, c’est tout-à-fait possible. Question de choix encore une fois. Il faut bien différencier la méthode du but visé.

    • Tout à fait: on détaille la composition du produit et la quantité des ingrédients présents en tous petits caractères et on met le nutriscore en grand, ça flashe et le consommateur pressé se contente de ce « panneau » pour mieux tomber dans les pièges tendus par les lobbies!

    • Faire une purée, c’est pas si compliqué que ça en effet… Et c’est meilleur que la mousseline (pourtant en A).

  • Ce que je trouve le plus inquiétant dans cette affaire de nutriscore c’est qu’on a renoncé à éduquer le consommateur. Au lieu de faire de la pédagogie on considère le consommateur comme trop stupide pour choisir de lui même ce qui est bon pour lui. Les scientifiques, qui savent mieux que le consommateur, le pensent tout juste capable de reconnaître un label, une gommette comme on en utilise à l’école maternelle.

    • Ben le « nutriscore » c’est « éduquer le consommateur », non ? Il peut toujours (en tout cas moi) s’asseoir dessus en aller s’acheter son entrecôte à accompagner de pommes de terres sarladaises !

      Le principe de « l’éducation » c’est que quelqu’un sait mieux que vous et qu’il vous inculque « ce qui est bon pour vous ». Bref, sauf à éduquer à l’apprentissage et à la réflexion indépendante, toute éducation est un endoctrinement. Le seul truc c’est que parfois la doctrine est plutôt juste, parfois fausse… mais comme c’est de la science, jamais « vraie » (tous ces « scientifiques » qui prétendent détenir la vérité devraient commencer par se rappeler de ce qu’est la méthode scientifique et reprendre quelques cours de stats… oui je sais je suis un poil biaisé).

  • Le Nutri-score et autres indications nudge dans le plus pur style « manger-bouger » c’est pas un peu une portion que l’Etat-nounou essaye de nous faire ingurgiter par tous les moyens ?

  • Si je comprends bien Nutriscore est fondé sur une formule mathématique prenant en compte pouvoir énergétique (calories/100g) et taux ou pourcentages de sucre, sel, acides gras saturés, protéines, fibres et fruits et légumes. OK, ça a tout de même l’inconvénient de mettre tous les fromages dans les catégories D et E « à éviter » mais ça peut se défendre.
    Mais maintenant on s’aperçoit que la viande rouge et certains plats préparés sont plutôt bien notés par l’algorithme, alors on va bidouiller le résultat pour les dégrader manu militari de deux crans au moins, vachement scientifique comme approche!

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