Face à l’incertitude, que peut-on contrôler ?

Face à l’incertitude, la bonne question n’est pas « que va-t-il se passer ? », mais « que puis-je faire là, maintenant, tout de suite ? » et surtout « Avec qui puis-je le faire ? ».

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Face à l’incertitude, que peut-on contrôler ?

Publié le 23 juin 2022
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L’incertitude est anxiogène à de nombreux égards et souvent à juste titre.

Définie comme l’absence d’information au sujet d’un phénomène donné, elle signifie souvent qu’on ne sait pas à quoi s’attendre, laissant la porte ouverte aux mauvaises surprises – perte d’emploi, maladie, accident, guerre, etc. et nous laissant désemparés. Car la crainte principale liée à l’incertitude est celle de la perte de contrôle où on ne peut plus rien prévoir ni planifier. Mais cette crainte repose sur une croyance qui est que seule la prédiction permet de contrôler. Or ce n’est pas nécessairement le cas, et les deux notions peuvent être dissociées, avec des conséquences importantes pour le management.

La recherche en management le sait depuis longtemps et l’un de mes collègues fait régulièrement l’exercice auprès d’un public de cadres dirigeants : plus l’incertitude ressentie est forte, plus on a tendance à renforcer notre posture prédictive. Or la grande leçon de l’histoire, et pas seulement de ces deux dernières années, c’est que nous sommes à peu près incapables de prédire. Plus la situation est incertaine, plus la prédiction est difficile. Les plus grands changements ont rarement été prédits, et les changements prédits ne se sont souvent pas produits. C’est également vrai à plus petite échelle, comme le constatent nombre de cadres d’entreprises qui passent des semaines à faire leurs prévisions annuelles, prévisions qui sont ensuite souvent démenties par les faits. Renforcer une posture prédictive face à l’incertitude, c’est, en quelque sorte, une version managériale de la Ferme des animaux : quand notre système ne marche pas, nous essayons de « travailler plus dur ».

 

Prédiction : non pas le contrôle, mais l’illusion de contrôle

Mais le problème est plus profond qu’une incapacité inhérente à la prédiction.

Il semble que seule la prédiction permet de contrôler, mais contrôler quoi ? Ce n’est jamais clair. En tout cas, on ne contrôle pas la création du futur. C’est un peu comme au cinéma : on peut choisir sa place, mais on n’aura aucun impact sur le film lui-même. Quand on fait une prédiction, on suppose en effet – sans souvent avoir conscience – que d’une certaine façon, le futur est déjà écrit, et qu’on ne peut pas l’influencer. La seule possibilité est de le prédire le mieux possible. Et une fois cela fait, de tracer le meilleur chemin entre maintenant et ce futur.

C’est l’objet du business plan. Si je vends des brosses à dents, j’ai besoin de « savoir » vers où va le marché des brosses à dents. Je découvre des tendances, j’anticipe des évolutions, je prédis des tailles de marché. Je considère tous les aspects que je peux prédire (évolution de marché, évolutions technologiques, changements de réglementation, modification de comportement de consommateurs, etc.). Implicitement, je reconnais que je n’ai pas un véritable pouvoir d’influence sur ce qui va se passer. Je suis « preneur » du futur qui va arriver. Puis je me pose la question : comment puis-je profiter au mieux, par mes actions, de ce qui va se passer ? En substance, mon approche est la suivante: quelle est la meilleure chose que je puisse faire pour tirer parti d’un futur que je ne contrôle pas. Ici, l’action porte donc sur les aspects prédictibles d’un futur que l’on ne peut pas contrôler. La prédiction ne donne donc pas le contrôle, mais l’impression – ou l’illusion – de contrôle.

 

Prédiction et contrôle : un lien à redéfinir

Le lien entre la prédiction et le contrôle est heureusement plus riche qu’une simple causalité. Ceci est illustré par un exemple tiré d’un article écrit par Rob Wiltbank et ses collègues en 2006.

Imaginez que vous soyez une startup qui vient de mettre au point un nouveau produit très innovant. Disons une chaise verte en métal, pour laquelle vous prédisez un très gros marché. Vous allez la présenter à un client potentiel. Celui-ci, après avoir vous avoir écouté, vous dit : « Génial, mais je la préférerais en bois et en rouge. »

Que faites-vous ? Vous avez quatre options possibles.

La première option, c’est de vous adapter. Après tout, le client est roi ! Vous pensiez que l’avenir, c’était des tables vertes en métal, mais votre client vous dit qu’en fait ce sont des chaises rouges en bois.

La seconde option, c’est d’ignorer ce client potentiel en vous disant qu’il n’est pas le bon. Vous repartez en trouver un autre en restant dans votre paradigme prédictif. Vous ne changez pas votre vision du futur, vous changez juste de client ; c’est ce qu’on appelle la segmentation.

La troisième option, c’est de persister et d’essayer de convaincre le client qu’il se trompe, et que l’avenir c’est bien des chaises vertes en métal. Vous restez dans un paradigme prédictif, mais vous essayez en plus de faire en sorte que votre prédiction devienne réalité. Vous ajoutez une dimension de contrôle à votre prédiction ; c’est une posture qu’on peut qualifier de visionnaire.

La quatrième option consiste à s’asseoir avec le client pour discuter chaise avec lui et définir le type de chaise que vous pourriez créer ensemble. Après tout, ni vous ni lui ne savez de quoi l’avenir des chaises est fait. L’accord consiste simplement à définir ce qui est acceptable pour vous et pour lui pour la chaise que vous allez faire ensemble. L’accord ne porte que sur cette chaise. Il ne présuppose rien de l’avenir des chaises en général. Il s’agit donc d’un accord sur un terme très court, sur le coup suivant, et totalement non prédictif. Une fois la chaise réalisée, vous pouvez co-construire une nouvelle chaise avec le même client, ou reprendre la même démarche avec un autre client. Vous allez ainsi, de proche en proche, co-construire le futur de court terme en court terme. Autrement dit, en co-créant avec une partie prenante, vous acquérez une capacité de contrôle sur le très court terme, qui vous dispense donc d’avoir besoin de prédire le long-terme.

Pour avancer dans l’incertitude du monde des chaises, il n’est plus nécessaire de prédire, il vous suffit de vous mettre d’accord avec quelqu’un. On voit donc avec cet exemple qu’on peut parfaitement découpler prédiction et contrôle. Si je contrôle, au niveau du coup suivant, je n’ai plus besoin de prédire.

L’incapacité de prédire l’avenir n’est donc pas une mauvaise nouvelle, au contraire. L’absence de prédiction de long terme non seulement évite les erreurs de visée mais elle laisse également ouverte la possibilité d’opportunités inattendues. L’histoire de l’innovation est pleine d’exemples de bifurcations dues à des surprises. Il ne s’agit donc pas de renoncer à la prédiction en se rabattant sur une approche inférieure, mais de prendre conscience que celle-ci non seulement n’est pas nécessaire, mais peut être contre-productive. Elle bloque l’innovateur dans une sorte de tunnel de l’innovation, conçue comme un grand pari où « ça passe ou ça casse ». Une approche non prédictive avec un contrôle étape par étape, où l’ensemble est repensé à chacune de ces étapes, est beaucoup plus robuste et beaucoup plus créative.

 

L’incertitude, clé de l’innovation

Cette notion de contrôle, et en particulier lorsque celui-ci repose sur la co-création, c’est-à-dire qu’il inclut une dimension sociale, met donc en lumière une autre facette de l’incertitude comme situation anxiogène, celle de l’incertitude comme source d’opportunités et d’innovation.

Associer la notion de contrôle avec celle de créativité n’est pas si paradoxal que ça en a l’air : il s’agit d’identifier un petit espace où vous pouvez agir concrètement plutôt que de rêver à un grand espace où votre seul espoir est que ceux qui l’ont créé vous laissent une petite place. Face à l’incertitude, la bonne question n’est donc pas « que va-t-il se passer ? », mais « que puis-je faire là, maintenant, tout de suite ? » et surtout « Avec qui puis-je le faire ? ».

 

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