Théorie des options réelles et effectuation devant l’incertitude

L’idée derrière la théorie des options réelles est que face à un avenir incertain, un entrepreneur peut miser simultanément, mais de manière limitée, sur plusieurs futurs possibles.

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Théorie des options réelles et effectuation devant l’incertitude

Publié le 17 février 2015
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Par Philippe Silberzahn.

Choices credits Dan Moyle  (CC BY 2.0)
Choices credits Dan Moyle (CC BY 2.0)

 

La théorie des options réelles est depuis longtemps présentée comme une approche intéressante en situation d’incertitude. Elle préconise une approche par investissement progressif dans une idée, et peut ressembler en cela à l’effectuation avec son approche émergente. Toutefois, il y a de profondes différences entre les deux.

L’idée derrière la théorie des options réelles est que face à un avenir incertain, un entrepreneur peut miser simultanément, mais de manière limitée, sur plusieurs futurs possibles. Prenons l’exemple d’une grande entreprise face à une innovation dans son environnement. Trois technologies (A, B et C) sont en concurrence et personne ne sait laquelle va l’emporter. L’entreprise est historiquement compétente sur la technologie A, mais pas du tout sur les technologies B et C. Il existe donc un risque, si B ou C l’emporte, que l’entreprise soit complètement exclue du marché. La théorie des options réelles recommande donc l’approche suivante : continuer le développement de A, et prendre une position minoritaire dans deux startups, une qui développe B et une autre qui développe C. Si A l’emporte, tout va bien, B et C disparaissent et l’entreprise a perdu sa mise, mais l’approche lui a évité d’investir autant que pour A. Si le développement complet de chaque technologie coûtait 200 millions d’euros, et la prise de participation lui a coûté, par exemple, 20 millions d’euros pour chaque startup, alors cette approche lui a coûté 2×20 = 40 millions (perdus donc) au lieu de 400 millions. Elle a donc économisé 360 millions (on ne compte pas son investissement dans A qui se produit dans les deux cas).

Si, en revanche, c’est la technologie B qui l’emporte, l’entreprise peut accroître son investissement dans la startup B et aider cette dernière à passer à l’échelle. Les 20 millions d’investissement initial sont donc une option, c’est à dire qu’ils fournissent à l’entreprise le droit, mais pas l’obligation, d’investir plus tard. Cet investissement supplémentaire sera effectué lorsque le risque concernant la technologie qui va l’emporter (A, B ou C) a disparu.

On le voit, l’approche par options réelles est donc un outil puissant dans le cas où on ne sait pas, parmi plusieurs options, laquelle va l’emporter.

Il y a toutefois d’importantes limitations car cette approche ne fonctionne pas en incertitude, et ce pour plusieurs raisons : en incertitude, les possibilités futures sont tellement nombreuses qu’elles sont indénombrables. Dans l’exemple cité ci-dessus, l’approche fonctionne car il n’y a que trois technologies en concurrence. C’est un univers fermé et un problème très simple. Mais très souvent, l’avenir est beaucoup plus complexe, et les situations sur lesquelles il faudrait miser sont beaucoup plus nombreuses : il faudrait acheter des dizaines, voire des centaines d’options pour avoir une chance de gagner, et encore ne serait-on même pas certain de réussir. Notons en passant que la situation est plus complexe encore : l’entreprise peut croire qu’il n’y a que trois technologies en concurrence, en ignorant une quatrième. C’est un classique de l’innovation.

Une autre raison pour laquelle l’approche par les options ne fonctionne pas en incertitude est que pour qu’il y ait option, il faut que celle si soit achetable. Or bien souvent, dans une situation incertaine comme un marché émergent, les options n’existent pas et ne sont pas disponibles, il n’y a rien à acheter en quelque sorte. Une situation que les économistes décrivent de la manière suivante : il n’y a pas de marché pour le jugement entrepreneurial, ce qui explique pourquoi on crée des entreprises. Il va falloir du temps avant que les options n’apparaissent sur le marché et que l’entreprise puisse les remarquer.

Une troisième raison, liée aux deux premières mais subtilement différente, est qu’en incertitude, la situation évolue (elle évolue en fait dans n’importe quelle situation mais passons). En effet, l’approche par options réelles fait implicitement l’hypothèse d’un environnement statique : on recense les options disponibles au départ, on choisit celles qui nous intéressent en les achetant, on attend de voir laquelle gagne, et on double la mise. Sauf qu’en réalité, tout évolue en permanence : les choix correspondant à certaines options disparaissent (une molécule s’avère inefficace contre le traitement envisagé), mais d’autres possibilités apparaissent. Les choix eux-mêmes évoluent aussi, car le propre de l’entrepreneur est d’influencer l’environnement pour faire que l’option sur laquelle il travaille, finisse par l’emporter. La théorie des options réelles rate complètement cet aspect dynamique qui fausse les calculs savants.

Enfin, une quatrième raison est que la théorie des options réelles part du principe qu’elles sont indépendantes les unes des autres. Plus précisément, qu’elles constituent des solutions mutuellement exclusives et collectivement exhaustives. Cela veut dire que s’il y a N options considérées, alors ces N couvrent toutes les possibilités, et que ces possibilités n’ont rien en commun ; c’est A ou B ou C, mais pas A avec un peu de B. Dans la réalité cependant, les options sont entremêlées. Par exemple, on imagine que l’avenir de la propulsion est le moteur à combustion ou le moteur électrique jusqu’au jour où arrive le moteur hybride, qui est une combinaison des deux.

Mais surtout il est impossible à un moment donné d’énumérer les possibilités ; le propre même de l’entrepreneuriat en situation d’incertitude est précisément d’agencer l’environnement en composant un patchwork de possibilités qui n’avaient pas été envisagées, ou possibles, au départ. Dans l’exemple ci-dessus, on peut imaginer voire apparaître de nouvelles sources d’énergie (pile à combustible) ou que l’on parvienne à produire du pétrole très peu cher à partir de bactéries, ce qui rendrait le choix initial totalement obsolète ; les options initialement considérées n’auraient plus aucun sens et il faudrait repenser le problème complètement. On est donc bien loin de l’univers simple, statique et dénombrable qu’exige la théorie des options réelles pour fonctionner.

En conclusion, comme l’effectuation, la théorie des options réelles repose sur un investissement limité et surtout étalé au cours du temps, mais elle reste surtout ancrée dans un paradigme d’apprentissage et de risque (futur dénombrable et calculable en termes de probabilités). Je retarde mon investissement jusqu’à ce que j’aie plus d’information, et je mise une petite somme maintenant, qui me donne le droit de faire cet investissement lorsque ce sera le cas. L’effectuation, elle, est ancrée dans un paradigme de transformation : je mise ce que je suis prêt à perdre parce que je veux rester dans une logique de contrôle visant à transformer l’environnement en travaillant avec une partie prenante. C’est la notion de perte acceptable, qui peut d’ailleurs éclairer l’approche par option, car au fond ce que l’entreprise mise sur une option, c’est ce qu’elle est prête à perdre si elle ne lève pas celle-ci (et l’abandonne).

Il faut cependant noter que la perte acceptable est une notion subjective et qu’elle ne signifie pas nécessairement investir peu. La perte acceptable d’un habitant du bidonville de Bombay peut correspondre à 80€, celle d’un cadre au chômage français 150.000€ et celle d’un entrepreneur venant de revendre sa startup un ou deux millions d’euros.

Au final, la théorie des options réelles, séduisante sur le papier, n’est que de peu d’utilité en pratique car il y a bien peu de situations dans lesquelles les options sont peu nombreuses, parfaitement identifiées, indépendantes les unes des autres, et non changeantes dans le temps.

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  • Travailler sur diverses options ne peut se faire qu’au sein d’entreprises distinctes sinon il y a de grandes chances qu’on démobilise le personnel qui aura beaucoup de mal à s’investir si la vision des objectifs est peu claire.

    D’autre part, si rupture il y a, cela ne se fera pas d’un seul coup puisque la nouvelle technologie sera forcément plus chère à l’achat même si son coût d’utilisation est meilleur marché. Le passage de la disquette au tout disque dur a duré pas loin de 15 ans, idem pour la photo argentique vers le numérique

    Donc je ne vois pas trop l’intérêt de se disperser mais plutôt la nécessité d’exploiter le marché à fond sans retenue car outre que le retour sur investissement est le plus intéressant sur un marché mûr, ce dont vous ne parlez pas ce sont les sous-investissements d’une politique attentiste : on risque ainsi de tomber dans le biais de confirmation « j’y vais ou j’y vais pas » qui va conduire au « j’aurais pas dû, je le savais » ou au « trop tard » (Nokia).

  • Au contraire mon sentiment est que cette théorie est particulièrement utile en pratique.

    N’est ce pas pour cette raison qu’un agriculteur prudent ne se contente pas d’une monoculture?

    Mais le genre d’incertitude approprié à l’application de la théorie des options réelles, et qui est le plus courant, n’est pas présenté dans cet article: Il s’agit de l’appréciation relative des monnaies entre elles, le jeu consistant, pour une entreprise – généralement une multinationale- à disposer d’unités de production dans différents pays, et à moduler en temps réel la quantité de biens produits par unité industrielle en fonction des cours et du coût de transport.

    Enfin, mais c’est là une façon de faire réservée aux médiocres, la constitution des portefeuilles de produits financiers emprunte directement à la théorie des options réelles, sous la forme « prenez un peu de tout ma bonne dame! »

    C’est un blog interessant. Je ne suis pas du tout libertarien, mais j’ai consacré de nombreuses années à la pensée libertarienne (ce qui m’a valu bien des inimitiés ^^, notamment L.Spooner, B.R.Tucker et leur héritier, R. Nozick). Je repasserai.

    • L’unité de temps de l’agriculture et celui de l’industrie n’est pas le même.
      L’intérêt de la polyculture c’est que ça ne demande aucun ou peu d’investissements complémentaires et que l’on peut passer de l’une à l’autre en très peu de temps, de 3 à 6 mois. Le retour sur investissement des équipements peut se calculer sur 10 ans facile et ce presque indépendamment de la culture envisagée

      Mais ça n’empêche pas la diversification. J’ai de la famille qui a fait un essai sur le kiwi du coté de Valence. Ca n’a pas demandé beaucoup de moyens pour la phase de test.

      Dans l’industrie, les choix conduisent et engagent les investissements et leurs sont liés pour quelques années.
      Certaines industries réussissent à oeuvrer dans des domaines différents mais connexes dont les cycles sont complémentaires mais c’est assez rare et ça mobilise beaucoup de capitaux pour peu de résultats car les gains de l’une des activités sont compensés par les pertes de l’autre : l’autofinancement est alors proche de zéro.
      C’est juste un problème de capital : c’est ce qui a tué l’industrie sidérurgique en France particulièrement. Elle pouvait se permettre d’accumuler des pertes par milliards jusqu’à 10 ans car c’était rattrapé en 1 ou 2 ans dans les cycles du marché.

  • bref : les « options réelles » c’est un truc de gestionnaire, voire de comptable, pas d’entrepreneur. Des gestionnaires et des comptables il en faut, mais les prendre pour des entrepreneurs c’est la fin des haricots

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