Agriculture et écologie : on déforme la réalité

Qui contrôle les définitions des concepts que nous utilisons dans la recherche agricole et alimentaire ?

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agriculture matthias ripp(CC BY 2.0)

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Agriculture et écologie : on déforme la réalité

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 13 juin 2022
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Ce qui suit est le script brut, les notes pour ma présentation au Congrès Mondial de la Pomme de Terre à Dublin faites le 1er juin 2022. Comme la présentation a été donnée sans support, une partie du texte peut différer du discours réellement prononcé.

 

C’était agréable d’être de retour sur scène

La réalité est perçue par les définitions que nous donnons ; les lignes noires et blanches que nous traçons sur une toile grise. Ainsi, dans le domaine de la communication, le message est contrôlé par le maître des mots – par celui qui définit le langage qui guide notre discours social.

Qui contrôle les définitions des concepts que nous utilisons dans la recherche agricole et alimentaire ?

Cela peut sembler évident, mais à Bruxelles, de nombreuses questions relatives à l’alimentation et à l’agriculture sont problématiques en raison d’un mauvais lexique. Les définitions sont importantes dans la mesure où elles encadrent nos discussions politiques, nos réglementations et nos réactions émotionnelles. Les régulateurs commencent leur travail par des définitions et ont tendance à s’en servir pour limiter les problèmes ou pour trouver des solutions à des problèmes épineux. Parfois, une définition est concoctée en fonction d’intérêts et d’intentions : des termes officiels comme « chocolat belge » ou « bière allemande » se sont révélés bénéfiques au-delà des vraies industries nationales.

Les opportunistes interviennent et définissent les mots ou les concepts à leur avantage, ajoutent des adjectifs et créent des dichotomies pour gérer les perceptions. Un substantif comme « chimique » a une connotation négative que les lobbyistes environnementaux peuvent aggraver avec des adjectifs comme « toxique », « industriel » ou « synthétique ». Un aliment biologique est alors défini avec des adjectifs tels que « naturel », « traditionnel » et « écologique » et nous pouvons voir comment la perception de la réalité peut facilement être abusée par ces opportunistes. Bienvenue à Bruxelles !

 

Définir une pomme de terre ?

Cela semble être une question évidente dans une salle comme celle-ci, mais certains débats récents peuvent remettre en question votre définition.

Les essais de Wageningen sur des pommes de terre cisgéniques résistantes au mildiou ont montré comment les nouvelles techniques d’amélioration des plantes pouvaient protéger une culture sans pesticides. Le lobby de l’industrie alimentaire biologique a toutefois exclu cette innovation de sa définition de la pomme de terre (même si la pomme de terre cisgénique a été croisée avec une pomme de terre sauvage d’Amérique du Sud – elle n’est pas transgénique).

Une pomme de terre GM est définie de manière à la distinguer des pommes de terre obtenues de manière conventionnelle et, ainsi, elle est effectivement exclue de l’Union européenne. À quel point de la modification cesserait-elle d’être définie comme une pomme de terre et ressemblerait-elle davantage à un poisson ? Qu’en est-il des pommes de terre biofortifiées ? Comme dans le cas du riz doré, les définitions sont importantes.

Une pomme de terre doit-elle être cultivée dans le sol pour être une pomme de terre ? La culture biologique a mis au défi l’industrie alimentaire biologique qui insistait sur le fait que pour qu’un produit soit identifié comme biologique, il devait être cultivé dans le sol. Un tubercule cultivé dans une solution de nutriments peut-il être une pomme de terre ?

Ce matin, j’ai mis du lait de pomme de terre dans mon café. Bien que ce soit très agréable, je ne suis pas sûr que les producteurs laitiers apprécieraient une telle extension du mot « lait ».

 

Définir la durabilité ?

« Durable » est devenu un concept chargé de valeurs – une vertu. Il y a plus de trois décennies, le développement durable signifiait que nous ne devions pas prélever de ressources au détriment des générations futures pour les processus ou la production d’aujourd’hui (et les gens ont commencé à mesurer le progrès par leur empreinte écologique). Aujourd’hui, il est associé à la lutte contre le changement climatique et à la restauration de la biodiversité. Aucune de ces questions ne peut être mesurée avec précision, ce qui permet aux parties intéressées de définir la « durabilité » de manière créative. Ainsi, les combustibles fossiles ne sont pas durables, pas plus que les plastiques ou les chaînes de valeur mondiales complexes. Les banques, les compagnies aériennes, les centres de données… la liste est illimitée.

Il est assez intéressant de voir comment le terme « durable » a été défini dans une optique de politique et de justice sociale. Le capitalisme est devenu l’ennemi du développement durable, des gourous comme Naomi Klein affirmant que l’on peut soit avoir le capitalisme, soit lutter contre le changement climatique, mais pas les deux. Des groupes comme Extinction Rebellion se sont transformés d’un groupe d’action climatique en une organisation de justice sociale. Même le Forum Économique Mondial a caressé l’idée d’une grande réinitialisation du capitalisme (jusqu’à ce que ses milliardaires perdent 25 % de leur richesse nette au début de l’année, et que… pas un mot à Davos la semaine dernière). Aujourd’hui, il semble que les promoteurs du mouvement agro-écologique et les activistes soient soudainement devenus des consultants agricoles promouvant des modèles d’agriculture paysanne.

 

Qu’est-ce que l’agriculture durable ?

Les activistes définissent l’agriculture durable comme l’antithèse de l’agriculture conventionnelle (industrielle).

Mais l’agriculture biologique est-elle plus durable si ses rendements sont en moyenne inférieurs de 40 % ? Les technologies agricoles (dirigées le plus souvent par l’industrie) ont permis d’augmenter la production alimentaire pour suivre la croissance de la population. La prochaine vague de technologies (agriculture de précision, sélection variétale accélérée, méthodes d’agriculture de conservation/régénérative…) prépare le terrain pour une vague d’intensification durable où non seulement les rendements suivront la croissance de la population mondiale et de la richesse, mais où l’on pourra également renaturer les terres moins productives. Les agro-écologistes ne peuvent que rêver que leur définition de justice sociale de l’agriculture durable puisse atteindre ces chiffres. Désolé, mais sérieusement, comment pourrait-on pratiquer efficacement l’agriculture sans labour (no-till) avec des cultures de couverture multi-espèces sans herbicides ? Leur idéologie promet un monde meilleur mais leur réalité donne le Sri Lanka.

L’un des défis à relever pour accepter le rôle de l’agritechnologie dans l’agriculture durable est la définition et la valeur du terme « naturel ». L’agriculture fait-elle partie de la nature ? La nature est un concept émotionnel, souvent juxtaposé à ce que font les agriculteurs conventionnels. Le fait que la nature soit définie différemment selon les régions n’arrange rien. Au Canada, la nature est perçue comme : moi, un canoë et un ours. Dans une telle situation, nous sommes loin de toute terre agricole. En Belgique, la nature est promue et célébrée dans les zones urbaines, et les terres agricoles sont empruntées à la nature. La relation entre l’agriculture et la nature est largement ouverte à l’interprétation.

 

Qu’est-ce qu’un pesticide ?

J’ai dîné avec un ami ougandais qui m’a parlé de la distribution de médicaments dans son village. C’étaient des agriculteurs. Et j’ai appris qu’en Ouganda, on appelle les pesticides des médicaments pour les plantes… J’aime !

Les médicaments pour les plantes ou les humains combattent les maladies, sont toxiques, mais sont utilisés de façon sûre à la bonne dose.

En Ouganda, les pesticides sont appelés des médicaments pour les plantes. C’est logique. En Occident, les pesticides portent en eux un bagage maléfique, c’est un tabou. L’industrie a donc tenté d’utiliser un terme plus doux et plus gentillet : la protection des plantes. Lorsqu’un blogueur a fait référence à une douzaine de pesticides toxiques approuvés pour l’agriculture biologique, le lobby de l’alimentation biologique a dû se résoudre à affirmer : « Nous n’utilisons aucun pesticide de synthèse ». Ces militants évitent habilement d’associer l’agriculture biologique aux pesticides ; certains veulent encore nous faire croire que leurs produits sont « sans pesticides ».

Mais voilà qu’un nouveau terme fait son apparition : le terme « biologiques » [biologicals] donne l’impression que la nature se bat contre la nature d’une manière très bénigne et durable. L’industrie des pesticides commence à s’intéresser à la recherche sur les substances biologiques. Mais cela soulève une autre question…

Certains ne font-ils pas confiance à l’innovation et à la technologie agricoles en raison de la science sous-jacente ou parce qu’elles sont basées sur l’industrie ? L’industrie peut-elle être autorisée à mener des recherches durables sur les substances biologiques ou nos définitions ont-elles limité la capacité du public à percevoir la réalité ? J’ai le regret de dire qu’une bonne partie des attaques contre les outils agricoles conventionnels sont des attaques contre l’industrie phytosanitaire.

 

Comment insulter les agriculteurs

Les définitions sont communautaires – tribales. Les scientifiques définissent des concepts comme « toxique » ou « durable » en des termes différents de ceux du grand public. Trop souvent, les activistes diffusent un vocabulaire fondé sur la peur pour manipuler les perceptions, les médias s’en emparent et les autorités de régulation réagissent. Ainsi, des expressions savamment forgées comme « nourriture industrielle imbibée de produits chimiques toxiques » forceront une autorité de régulation frileuse à agir indépendamment de ce que font les scientifiques.

L’UE a redéfini la politique agricole dans le cadre de son Green Deal (Pacte Vert) et du débat sur le climat via sa stratégie « Farm2Fork » (de la ferme à la table). Elle définit l’agriculture conventionnelle comme un problème environnemental majeur (affirmant que les systèmes alimentaires sont responsables de 30 % des émissions de gaz à effet de serre) et propose de limiter les technologies agricoles : diminution de 50 % de l’utilisation des pesticides ; réduction de 20 % des engrais et augmentation de 25 % de la production biologique. (Une bonne nouvelle potentielle : la Commission Européenne semble vouloir reconsidérer sa définition des nouvelles techniques d’amélioration des plantes – en ne les classant plus sous l’étouffante directive OGM de 2001).

Ces définitions doivent être contrées, leurs solutions doivent être remises en question.

Comme dernière insulte à l’agriculture, la Commission européenne a appliqué une définition très stricte du principe de précaution pour guider ses décisions en matière de politique agricole, connue sous le nom de « renversement de la charge de la preuve ». Cette interprétation stipule qu’une substance, un produit ou un procédé ne peut rester sur le marché que si l’on peut prouver avec certitude qu’il est sûr. Comment définir « certain » ou « sûr » dans un contexte de gestion des risques ? La réalité ? Vous ne pouvez pas. Un scientifique essaie continuellement de développer des solutions plus sûres et de remettre en question les présupposés – le contraire de ce que la définition du principe de précaution de la Commission vise à faire.

 

Reprendre les définitions

Cette définition de la précaution doit être remise en question – j’ai demandé un Livre Blanc sur la Gestion des Risques pour définir et délimiter correctement les lignes directrices pour l’utilisation du principe de précaution dans le contexte d’un processus plus large de gestion des risques (plutôt qu’à la place de la gestion des risques).

Ce que tous les acteurs de la chaîne de valeur de la pomme de terre doivent faire, c’est reprendre les définitions : définir les avantages de la pomme de terre, sa durabilité, l’utilisation sûre des pratiques de protection des cultures et de sélection variétale.

Un dernier point pour conclure : nous sommes définis par les événements, et les crises alimentaire et énergétique actuelles influencent considérablement la manière dont les décisions politiques sont prises (moins d’idéalisme et plus de Realpolitik). Le riz est la principale denrée alimentaire de la moitié de la planète et les petits producteurs asiatiques n’ayant pas les moyens de payer les engrais, la diminution des récoltes du fait de la diminution des rendements sera catastrophique pour les grandes populations vulnérables. Le secteur de la pomme de terre est bien placé pour être une solution à court terme à la prochaine crise mondiale de la sécurité alimentaire. Ce message doit être mieux défini.

Je vous remercie.

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  • Avatar
    jacques lemiere
    13 juin 2022 at 7 h 04 min

    propagande et souvent dès l’enfance..

    on va répéter ces évidences : l’agriculture détruit les écosystèmes « naturels ».. preserver la nature, c’est empêcher le développement humain…
    l’agriculture n’est jamais « naturelle »..

    il est fort dangereux de mettre le respect de la nature avant celui de l’homme.. encore plus lorsque ce n’est qu’une façon de cacher son narcissisme;..

  • Merci pour cet exemple, qui en fait se transpose à d’autres domaines. Quand les mots perdent leurs sens, les maux prennent le pouvoir….

  • « Nous empruntons la planète à nos enfants! »
    Encore faut-il qu’il y ait encore des enfants pour en prendre possession…!

    • C’est souvent des gens sans enfants comme Macron ou Merkel (ou les ados de Greta et consorts) qui utilisent cette expression. Ceux qui ont vraiment des enfants souhaitent une vie confortable pour ces derniers, maintenant, pas une survie avec un retour à l’âge de pierre pour essayer de pousser à un retour aux glaciations (périodes historiquement les plus pauvres en vie sur la planète, faut-il le rappeler).
      Mais comme ça ne marchait pas maintenant ce n’est plus le « réchauffement » climatique, ou le « changement » climatique… C’est « l’urgence » climatique : comme ça les parents d’aujourd’hui voudront peut-être sacrifier le confort réel et actuel de leurs enfants en échange de leur survie ?

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