C’est l’économie, stupide ! Dilemme stratégique de l’Europe après l’Ukraine

Au-delà des prochaines semaines, la stratégie de l’Europe doit impliquer un changement profond de modèle mental sur son développement économique.

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European Flag by Rock Cohen (CC BY 2.0)

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C’est l’économie, stupide ! Dilemme stratégique de l’Europe après l’Ukraine

Publié le 16 mars 2022
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L’invasion de l’Ukraine constitue un réveil brutal pour une Europe qui s’était endormie depuis de nombreuses années dans un idéalisme naïf. Si la réponse à l’invasion a été rapide, l’Europe reste très affaiblie. Au-delà des prochaines semaines, sa stratégie doit impliquer un changement profond de modèle mental sur son développement économique.

Quels sont les ressorts de la puissance ?

La question n’est pas nouvelle et elle a préoccupé les stratèges depuis des millénaires. Elle se pose avec une nouvelle acuité depuis l’invasion de l’Ukraine qui met en lumière les faiblesses de l’Europe face à un attaquant déterminé. Si l’heure est à l’action militaire et diplomatique, on sent bien que la dimension économique reste fondamentale. Et c’est dans la relation entre les deux que l’Europe doit trouver sa voie.

Pour le comprendre, il faut faire un détour par les travaux d’Ibn Khaldoun, un penseur arabe du XIVe siècle, exposés par Gabriel Martinez-Gros, historien spécialiste de l’Islam médiéval. Khaldoun essaie de comprendre comment se crée la richesse dans la société agraire.

Martinez-Gros écrit :

La réponse, selon lui, c’est qu’il faut mobiliser la société artificiellement par la coercition. Le tribut qu’infligent les conquérants aux conquis, ou l’impôt qu’exige le pouvoir de ses sujets dans les temps ordinaires, sont les conditions premières de la prospérité. Ils permettent en effet une accumulation de la richesse et des hommes qu’on nomme la ville (la capitale), c’est-à-dire une concentration de demandes et de compétences qui ouvre la voie à la division du travail, à la diversification des métiers, et par là aux seuls gains rapides de productivité qu’on puisse concevoir dans une société agraire. 

L’idée que la création de richesse ne puisse être le produit que d’une coercition est très discutable, mais le raisonnement de Khaldoun lui permet cependant d’observer que la tâche fondamentale et fondatrice de l’État, c’est dès lors la collecte de l’impôt, qui permet la ville, la division du travail et l’enrichissement, plus que la guerre. L’État khaldounien (qu’il nomme empire) est donc pacifique par définition. L’empire civilise ses populations en leur interdisant la violence et en brisant leur solidarité, mais en leur offrant en échange toutes les protections souhaitables – militaire, policière, judiciaire, sociale.

Producteur et soldat

Privés ou exemptés de la violence, les sujets de l’empire sont exclusivement assignés aux fonctions de production économique ou intellectuelle, qu’ils assurent d’autant mieux qu’ils s’y spécialisent.

Martinez-Gros ajoute :

En les séparant de la violence, l’empire opère en effet la première de ces divisions du travail sur lesquelles se fonde la spirale de la prospérité des sociétés civilisées : la séparation et la distinction de ceux qui sont en charge de la production, qu’Ibn Khaldoun nomme sédentaires, et de ceux qui sont en charge de la violence, ou bédouins, terme qui n’a en rien ici le sens de nomade mais plutôt de guerrier. 

L’État se spécialise donc. Il réserve les fonctions de violence à des groupes réduits de soldats ou de guerriers qu’il acquiert dans les sociétés tribales, et il assigne au contraire l’immense majorité de sa population à des activités productives, créatrices de richesses. Il prélève l’impôt pour que ce système puisse exister.

La création par l’empire d’un cœur pacifié, désarmé et consacré à la création de richesse, a eu un impact considérable.

C’est ce qu’a réussi à faire l’Occident à partir de la fin du Moyen Âge. C’est même elle qui met fin à celui-ci. Martinez-Gros précise en effet que la richesse n’a pas pour l’essentiel été accumulée par l’impôt en lui-même ; celui-ci n’a été que l’outil permettant de créer les conditions de cette création de richesse qui provient pour l’essentiel de l’innovation et de la croissance du nombre et de l’activité des hommes. C’est la grande réussite de l’Occident moderne que d’avoir réussi à créer cet équilibre Khaldounien délicat entre un cœur pacifique et créateur de richesse et une frontière gardée par les soldats.

Selon Martinez-Gros, on peut d’ailleurs y trouver là une explication des attaques dont l’Occident fait l’objet, qu’elles soient terroristes ou poutiniennes : notre monde moderne crée des tribus pillardes, des confins barbares, d’abord et avant tout parce qu’il crée un monde à piller, un monde sédentaire au sens de Khaldoun, un monde éduqué, ouvert, attaché à produire et à échanger beaucoup plus qu’à se défendre. Le pacifisme intrinsèque du marchand est une invitation au pillage que seul le soldat peut empêcher.

Tension créatrice ou destructrice

La prospérité de l’empire repose donc sur une tension créatrice toujours instable et toujours renouvelée entre le producteur qui crée la richesse, et le soldat qui la protège. Que l’un des deux prenne le dessus, et la tension devient destructrice : le monde producteur qui ignore le danger et cède au pacifisme invite au pillage. Le monde militarisé glisse vers la pauvreté et, in fine, vers l’insignifiance en s’effondrant sous son propre poids, comme l’URSS à la fin des années 1980.

Cependant, l’Union européenne n’a jamais vraiment souscrit à ce modèle.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le modèle européen était un projet de paix basé sur l’idée que la puissance économique suffirait à assurer la paix entre les nations européennes sans avoir besoin de soldats. Or, ce modèle déséquilibré ne fonctionnait que grâce à la protection assurée bénévolement par l’allié américain. La réussite fut incontestable, mais le modèle avait une faiblesse : il ne fonctionnait pas pour les nations à l’extérieur de l’Europe.

En outre, depuis vingt ans, le producteur a été fragilisé en raison d’une hostilité grandissante à l’idée de croissance économique, voire de progrès tout court, au sein des élites européennes. De façon extraordinaire, et dans l’ignorance totale de la réalité, l’Europe s’est convaincue que tous les problèmes du monde se ramenaient au seul bilan carbone de la planète, et qu’elle devait sacrifier son agriculture, son industrie et son indépendance à cet objectif, quelles qu’en soient les conséquences.

L’Europe face à un double défi stratégique

L’Europe a donc non seulement cédé au pacifisme en limitant son effort de défense, en particulier depuis la chute de l’URSS, mais elle a aussi négligé son cœur de création de richesse. Elle est donc confrontée au double défi du déclin de sa puissance économique et de sa puissance militaire. Elle découvre soudainement que pendant qu’elle organisait des conventions citoyennes sur le climat et des campagnes d’inclusion et de diversité, Poutine avançait ses pions.

Elle découvre, ou redécouvre, que les humains ont aussi besoin de manger et d’être en sécurité. Elle redécouvre que des bédouins sont prêts à piller à la moindre occasion, et qu’ils le font simplement parce qu’ils le peuvent, lorsque leurs voisins sont faibles ou naïfs comme l’a été l’Europe. Elle redécouvre que la sécurité a un coût, et que ce coût ne peut être supporté que si on en a les moyens, c’est-à-dire si on a un cœur productif puissant.

En bref, elle redécouvre ce que Machiavel a expliqué il y a cinq siècles, qu’il faut voir le monde tel qu’il est, et non tel qu’on aimerait qu’il soit. À l’heure où, face au danger russe, elle redécouvre brutalement la nécessité d’avoir des soldats, la priorité stratégique des prochaines années doit cependant être la restauration de ce cœur de création de richesse. Une économie forte est la condition pour que l’Europe existe encore en tant que modèle dans le monde.

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  • Excellent article, merci 🙂

  • Oui… un Peuple productif… désarmé… protégé par des hommes de l’Etat payés par le Peuple productif désarmé… qui inlassablement subira les ratés du dit État voire les abus de ce dernier via ses hommes.
    « Taxation is theft » très bien illustré ici.

    • Je ne suis pas sûr que désarmé signifie dans le texte d’origine sans armes. Il me semble plutôt qu’il vante l’existence de militaires professionnels, la division du travail entre le travail de production et le travail de défense. Ce n’est pas parce que l’on souhaite être armé que l’on souhaite faire le travail de la police…

      • Exactement. Et ce n’est pas parce que le travail de police est mal fait que la solution serait, plutôt que d’obtenir qu’il soit bien fait, que chacun s’instaure policier.

        • Le problème est que les forces de l’ordre ne pouvant être partout elles laissent d’immenses territoires non protégés.
          La « dissuasion », la crainte de la justice et de la police comblait partiellement ces manques.
          Mais à ce jour les forces de l’ordre, loin de pouvoir protéger les citoyens font désormais l’objet d’attaques organisées !
          La peur du gendarme n’existe plus.

          C’est dans ce « vide » que les malfrats prospèrent, et l’auto-défense du citoyen devient dès lors légitime…
          C’est un constat d’échec…

  • Je suis très sceptique sur cet article. Les guerriers déclencheurs de richesse. Je vois plutôt un voleur stationnaire, un nomade qui devient sédentaire. Je te vole pour ton bien est une explication ex post.
    Car enfin la mafia n’a jamais crée de richesse, en tout cas pas loyalement; « Je vous fais une offre que vous ne pouvez refuser » dit le Parrain.
    Je suis pour une auto défense et des citoyens en armes. En Europe, on a des poules mouillées qui ont peur de tout. Les armes coutent peu cher, chacun devraient être armés (dont des missiles anti char).

    • Les citoyens en armes, si l’on n’a pas éradiqué la mafia auparavant…
      La Corse pourrait illustrer bientôt cette impuissance du citoyen, même armé, à lutter contre les mafias. Guerrier est un métier, ça ne s’improvise pas, et le mélange des genres, comme le dit l’article, est bien moins créateur de richesses que la spécialisation.

      • Donc les Suisses ont tort, le II° amendement de la constitution US est fausse, la résistance à l’oppression un faux droit etc..
        PS la mafia existe quand un état est dysfonctionnel, par exemple la prohibition US dans les 30′.

        • Votre vision de l’armement des citoyens comme panacée universelle vous aveugle. Relisez ce que j’ai écrit, au lieu de le déformer en prétendant le réécrire.

          • J’ajoute un point qui me paraît bien oublié : une arme permet d’empêcher un agresseur d’agir, elle ne permet jamais de forcer un constructeur à construire.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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