L’Ukraine ou l’épisode cosmologique européen

Nous sommes entrés depuis deux ans dans une période d’incertitude maximale où tout devient possible. Ce n’est pas une joyeuse perspective, mais au moins il semble que l’Europe en ait pris conscience.

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war in ukraine source https://unsplash.com/photos/G9Cd4bwdLeo

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L’Ukraine ou l’épisode cosmologique européen

Publié le 10 mars 2022
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Rien de tel qu’un choc brutal pour ramener le rêveur à la réalité. C’est ce qui vient d’arriver à l’Europe avec l’invasion de l’Ukraine qui entraîne une remise en cause de modèles mentaux fondamentaux.

Dans le monde réel, les hommes armés existent, ils construisent Auschwitz, et les honnêtes et les désarmés aplanissent leur voie ; c’est pourquoi […] après Auschwitz, il n’est plus permis d’être sans armes. Primo Levi

« J’ai toujours été résolument opposé à l’augmentation des dépenses militaires ces dernières années. Vu la situation actuelle, je pense que cette position n’est plus tenable. »

Ainsi s’exprimait Sven Lehman, député écologiste allemand, au lendemain de l’attaque russe en Ukraine. Une déclaration qui illustre bien le changement profond en cours en Europe et dans le monde.

Épisode cosmologique : bouleversement des modèles mentaux européens

Avec l’attaque de l’Ukraine par la Russie, l’Europe vit actuellement ce que le spécialiste de la théorie des organisations Karl Weick appelle un épisode cosmologique, c’est-à-dire un choc tellement grave et inattendu qu’il remet complètement en question les modèles mentaux (nos croyances profondes) sur lesquels nous avons fondé notre compréhension du monde jusqu’à présent. Notre manière de voir le monde devient obsolète en quelques jours, nous plaçant par là même en situation d’extrême fragilité.

De façon importante, nos croyances fondamentales définissent également notre identité. Autrement dit, ce que nous croyons détermine qui nous sommes. Lorsque survient un épisode cosmologique, la remise en question de nos croyances profondes menace donc notre identité. Weick montre que si le décalage entre nos croyances et la réalité est trop important, nous ne sommes plus en mesure de donner un sens à ce qui se passe. Nous pouvons alors basculer dans un état de sidération, défini comme l’anéantissement des fonctions vitales sous l’effet d’un violent choc émotionnel. C’est ce que vivent certaines victimes d’agressions. Le choc est tellement violent et tellement inexplicable que le cerveau se débranche et ne fonctionne plus qu’au niveau strictement physiologique.

Dans le cas d’un collectif, la remise en question brutale des modèles mentaux amène à une dislocation. Le collectif n’a plus d’identité, il n’est plus qu’une addition d’individus, c’est le chacun pour soi et en général la panique.

Survivre à l’épisode cosmologique : sidération ou renaissance

Mais la sidération et la dislocation ne sont pas inéluctables. Le choc peut au contraire entraîner une prise de conscience et un ressaisissement rapide après le désarroi initial. C’est ce qui s’est passé avec l’invasion de l’Ukraine. Celle-ci a brusquement redonné un sens et une raison d’être à l’Europe, mais aussi à l’OTAN et de façon générale à l’Occident, qui depuis des années souffraient d’une crise identitaire profonde. La surprise a révélé l’obsolescence ou l’inexactitude des croyances, et celles-ci sont modifiées sans vergogne, et pas seulement dans le domaine militaire. C’est ce que certains ont appelé un choc de réalité. En effet, ces dernières années, l’Europe semblait vivre dans une bulle d’idéalisme.

Dans Le savant et le politique, Max Weber distinguait entre l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.

Il écrivait ainsi :

Il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. »

L’éthique de conviction, ou éthique militante, c’est agir par idéalisme, c’est-à-dire viser une fin sans se préoccuper des conséquences, car seule la conviction compte.

L’éthique de responsabilité, c’est ne jamais décider sans se préoccuper des conséquences. L’éthique militante ignore le réel pour viser l’idéal tandis que l’éthique de responsabilité commence et finit avec le réel, quelque déplaisant qu’il soit.

Depuis une vingtaine d’années, le pragmatisme historique des pères fondateurs de l’Europe avait peu à peu laissé la place à l’idéalisme.

Sans se préoccuper des conséquences, l’Europe a engagé une transition énergétique vers des sources alternatives qui ne sont pas prêtes.

Sans se préoccuper des conséquences, l’Europe a asphyxié son agriculture au nom de l’écologie. Sans se préoccuper des conséquences, l’Europe s’est convaincue que la fin de l’URSS en 1991 signifiait qu’il n’y aurait plus de guerre et qu’on finirait toujours par s’entendre avec les autocrates en leur vendant un yacht par-ci et un passeport par-là.

Sans se préoccuper des conséquences, l’Europe a laissé décliner son industrie et sa science, se persuadant qu’une vie plus proche de la nature était un idéal universel et non le fantasme de quelques bobos blasés.

Et la liste peut continuer d’une Europe qui a ignoré le monde réel.

Seulement voilà, le réel gagne toujours à la fin, et nous y sommes. La passivité de l’Europe a permis à Poutine de croire qu’il avait les mains libres. Le tout électrique joint à la fermeture des centrales nucléaires signifie que nous manquerons d’électricité, à moins de lui acheter du gaz. La réduction de notre production agricole signifie que nous allons vers une crise alimentaire majeure. Nous arrivons au point où les conséquences de la déconnexion du réel vont commencer à se produire. L’Ukraine n’est que le début.

Bienvenue en incertitude…

Nous sommes entrés depuis deux ans dans une période d’incertitude maximale où tout devient possible. Ce n’est pas une joyeuse perspective, mais au moins il semble que l’Europe en ait pris conscience. C’est un pas modeste pour elle, mais important pour l’humanité.

Dès lors, on peut espérer que les militants cèdent la place à des politiques animés par une éthique de responsabilité pour résoudre le merdier créé ces dernières années. Bien sûr, il ne s’agit pas de dire que les questions comme le climat ne sont pas importantes mais de reconnaître que ce sont des questions complexes qui ne peuvent être pensées dans l’idéal.

Il s’agit d’accepter le réel, celui de l’agriculture, de l’énergie, ou de la géopolitique, celui des chars qui avancent, et de sa complexité qui interdit les solutions simplistes. D’accepter que s’il y a une urgence climatique, il y a également une urgence sanitaire (au moins 6 millions de morts avec le covid et ce n’est pas terminé) et désormais une urgence sanitaire, militaire et démocratique avec l’Ukraine où des civils meurent sous les bombes. Bienvenue en incertitude. Bienvenue dans le monde réel. Vous êtes en retard.

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  • D accord sur les grandes ligne smais un peu excessif.
    L europe ne risque pas la penurie alimentaire. On reste exportateur de nourriture. ET je vois pas linteret de revenri a la situtation d il y a 15 ans ou on accumulait des montages de beurresou de lait dont on ne savait que faire (et qui etaient brades dans le tiers monde au frais du contribuable)

    De meme quand je lis  » (au moins 6 millions de morts avec le covid et ce n’est pas terminé) » c est n importe quoi ! d ou viennent ces 6 millions ? c est dans le monde entier (8 milliards de terrien -> soit memem pas 0.1 % de mort ?). meme au pire de l epidemie, ca n a pas ete tres mortel (a part pour les vieux): quasi aucun mort de moins de 50 ans. Si ca se trouve l hysterie covid a fait plus de mort (suicide, soins medicaux repoussés) que le corona (surtout si on considere que les morts du covid etaient des gens tres agés et malade, qui de toute facon n en avait plus pour tres longtemps comme Giscard)

  • J’aimerais bien espérer « que les militants cèdent la place à des politiques animés par une éthique de responsabilité pour résoudre le merdier créé ces dernières années. » mais, malheureusement, le doute m’habite. On peut entendre de « doctes » écolos proclamer haut et fort que « grâce » à cette guerre en Ukraine, enfin la décroissance raisonnable et bienvenue, la limitation des déplacements sur route et en l’air, la frugalité aussi feront le bonheur de la planète à défaut de celui de ceux qui la peuplent !

  • Non, il n’y a pas de choc cosmologique avec l’Ukraine.
    Il y a des gens qui veulent un choc cosmologique, et n’ayant pas complètement réussi à l’obtenir avec le « Réchauffement Climatique Anthropique Catastrophique » ont essayé de l’obtenir par la « Pandémie terrifiante et tellement meurtrière du COVID » et ayant encore échoué veulent désormais utiliser une guerre qui ne nous concerne pas (sinon qu’elle n’aurait sans doute pas eu lieu sans notre obstination à penser que nous et nous seuls sommes « le bon » et « le vrai » et qu’on peut se moquer de sa parole donné puisque « nous on est gentils et eux ils sont méchants » -prophétie autoréalisatrice s’il en est).
    Le seul truc c’est que:
    – Le climat qui change c’est un truc naturel, de toujours et que l’homme y a toujours répondu en haussant les épaules et en ajustant ses technologies
    – les maladies, les épidémies, on vit avec depuis des millénaires : en général on essaye d’isoler les malades et de les soigner, puis on attend et ça passe (parce que nos systèmes immunitaires… ben il permettent l’immunité comme le nom aurait du le laisser penser à tous).
    – les guerres, les invasions ? Là aussi ça date et on a appris de façon empirique que d’abord il vaut mieux ne pas se mêler de celles des autres, et que la meilleur façon de les éviter c’est de laisser comprendre aux belliqueux que « qui s’y frotte s’y pique »… Et que ça marche le mieux via une population armée, très bien armée, entraînée et dispersée… genre la Suisse. Ou Taïwan ces dernières décennies.

    Bref, rien que du grand classique, mais « utilisé » par les « élites », les « sachants » et surtout les médias… Et qui à chaque fois exploitent les populations contre leur propre intérêt.

  • Personne n’aurait pu imaginer un conflit de ce type en Europe, l’Ukraine comptait faire partie de l’OTAN, grosse déception certains pays d’Europe se sont opposés, ils ont compté sur Macron, niveau internationale, il ne fait pas le poids face à Poutine, il y a de forte chance qu’il n’a même daigné lui répondre au téléphone , ils sont donc bien seules

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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