Derrière la défiscalisation des heures supplémentaires, l’incohérence fiscale

Mieux vaudrait atténuer la progressivité du barème de l’impôt sur le revenu que d’utiliser la défiscalisation des heures supplémentaires.

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Derrière la défiscalisation des heures supplémentaires, l’incohérence fiscale

Publié le 15 mai 2020
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Par Victor Fouquet.
Un article de l’Iref-Europe

La seconde loi de finances rectificative pour 2020 du 25 avril 2020 a porté de 5000 euros à 7500 euros le plafond d’exonération d’impôt sur le revenu des rémunérations dues au titre des heures supplémentaires et complémentaires effectuées entre le début du confinement et la fin de la période d’urgence sanitaire.

On comprend aisément la raison de cette mesure, qui vient s’ajouter à l’exonération des primes exceptionnelles versées aux salariés du secteur privé et aux agents des administrations publiques : soutenir financièrement l’ensemble des contribuables mobilisés dans les secteurs de la santé, de la grande distribution ou encore des transports, afin d’assurer la fourniture de biens et de services vitaux pour chacun d’entre nous, malgré la pandémie de Covid-19.

Pour encourager ces salariés, et pour ainsi dire récompenser leurs efforts supplémentaires de travail, on exonère ainsi d’impôt sur le revenu (au moins partiellement) les revenus perçus au titre de ce surcroît d’efforts. En creux, on admet donc que la pénibilité du travail augmente avec son volume, sa qualité et son intensité, de sorte qu’il apparaît légitime de récompenser celui-ci par une imposition moins élevée.

C’est ce même raisonnement, inspiré plus ou moins savamment par la théorie de l’utilité marginale, qui fonde le paiement majoré des heures supplémentaires pour un salarié.

La progressivité de l’impôt en question

Or, la cohérence irréfutable de cette argumentation pulvérise du même coup la justification habituellement apportée à la progressivité de l’impôt sur le revenu, à laquelle il serait donc opportun de s’attaquer.

Afin de donner à la progressivité un vernis scientifique, plusieurs économistes hollandais de la fin du XIXe siècle ont entendu en effet relier la notion d’ « égalité de sacrifice » à la loi de l’utilité marginale décroissante formulée par William Stanley Jevons au début des années 1870.

Selon la théorie économique, l’utilité marginale d’un bien utilisé par un individu décroît à mesure qu’augmente la quantité de ce bien. Plus un individu acquiert des unités d’un bien, moins la valeur marginale des unités additionnelles de ce bien est élevée.

L’application au revenu de la loi de l’utilité marginale décroissante impliquerait par conséquent que la satisfaction qu’un « riche » obtient des dernières unités monétaires de son revenu serait moins importante que celle qu’un « pauvre » retire de son revenu marginal.

Un impôt qui frapperait le « riche » à un taux marginal plus élevé ne le priverait pas de plus de satisfactions (ou utilités en termes économiques) qu’un impôt qui frapperait le « pauvre » à un taux marginal moins élevé. Dans ce cas, l’un et l’autre subiraient un « sacrifice égal ».

C’est ce raisonnement qui conduisit Francis Ysidro Edgeworth, en 1897, à justifier la progressivité de l’impôt sur le revenu. La société dans son ensemble gagnerait de surcroît à l’application de taux progressifs qui, en finançant des transferts de revenus des « riches » vers les « pauvres », augmenteraient l’utilité totale.

3 problèmes scientifiques

La justification de la progressivité de l’impôt repose ici sur l’hypothèse d’une utilité marginale cardinale, identique et décroissante pour tous avec l’augmentation du revenu. Pour obtenir la somme agrégée des satisfactions, on additionne nécessairement les utilités d’individus différents, lesquelles impliquent des comparaisons.

Or cela pose au moins trois problèmes, qui ont conduit dès 1932 Lionel Robbins à récuser, au nom de la méthode scientifique, l’application de la loi de l’utilité marginale décroissante à l’impôt.

Tout d’abord, s’il établit bien qu’un individu est parfaitement capable de classer différents biens selon un certain ordre, en fonction de leur importance et des fins qu’il leur assigne, le marginalisme n’implique pas qu’il en soit de même avec les revenus.

Il semble certes réaliste de considérer que l’utilité marginale du revenu décroît, « le plus souvent », à mesure que celui-ci augmente. Mais de trop nombreuses exceptions sont susceptibles d’être rencontrées pour que l’on puisse en déduire une règle de politique fiscale infaillible. L’augmentation du revenu peut en effet générer une augmentation quantitative et qualitative des besoins, et démontrer conséquemment une utilité marginale croissante du revenu.

Ensuite, on peut facilement constater qu’un même niveau de revenu suffit à satisfaire un individu A, alors qu’il est insuffisant pour un individu B. Cela conduit à abandonner derechef l’idée de l’invariabilité des fonctions individuelles d’utilité marginale (et même totale).

Enfin, et surtout, le marginalisme n’implique pas qu’il soit possible de comparer la grandeur de la satisfaction d’un individu avec celle d’un autre individu. Et c’est bien parce que les utilités sont incommensurables que l’on bute presque immanquablement sur les comparaisons interpersonnelles. Les courbes individuelles d’utilité marginale n’étant pas identiques, toute comparaison interpersonnelle des utilités fondée sur la mesure ordinale est impossible.

À supposer, malgré ces trois objections, que tous les revenus soient décomptés selon les mêmes principes et que, plus le revenu est important, plus la proportion du prélèvement doive être forte pour que la justice soit satisfaite : toute l’astuce de notre impôt sur le revenu est de calculer les revenus différemment, selon les catégories de contribuables, si bien que seuls les salariés (dont les revenus sont déclarés par l’employeur) se trouvent finalement imposés sur leurs revenus réels…

Détournement de la loi de l’utilité marginale décroissante

En fin de compte, ni l’observation, ni l’introspection scientifiques ne justifient une telle utilisation et un tel détournement de la loi de l’utilité marginale décroissante. Puisque nous sommes là en présence d’expériences purement psychiques, éprouvées dans notre for intérieur, nous ne pouvons mesurer rigoureusement les satisfactions de chacun et les comparer avec celles d’autrui.

La théorie de l’égalité de sacrifice se heurte à l’impossibilité de connaître précisément chaque « montant » d’utilité liée à chaque revenu et, en définitive, à l’impossibilité d’obtenir une norme objective de l’utilité (pourtant indispensable pour maximiser les satisfactions sociales agrégées en une utilité cardinale et calculer le bonheur collectif).

La théorie selon laquelle la progressivité des barèmes d’imposition permettrait l’ « égalité les sacrifices » ne fait donc que traduire les jugements de valeur de ses partisans, mais est dépourvue de tout fondement scientifique.

Même si l’impôt progressif permettait, en nivelant et en uniformisant les revenus, de maximiser l’utilité collective, encore faudrait-il aller au-delà des effets immédiatement visibles. Or, la progressivité amplifie les distorsions créées par l’impôt entre travail et loisir en introduisant de la part de l’agent économique un calcul à la marge.

Le rôle joué par la forme de l’impôt (proportionnelle ou progressive) dans la diminution de l’effort de travail peut être précisé à l’aide d’un exemple : lorsqu’une heure supplémentaire de travail entraîne un surplus de revenu de 20 euros, un prélèvement fiscal à taux proportionnel (c’est-à-dire unique) de 30 % laisse à celui qui le produit 14 euros de revenu disponible, de sorte que renoncer à une heure de travail « coûte » non pas 20, mais 14 euros, quel que soit le nombre d’heures supplémentaires travaillées.

Or, lorsque les taux marginaux du barème progressif passent à 35, à 40 puis à 45 %, le revenu disponible après impôt tombe à 13, à 12 puis à 11 euros. Le prix du loisir diminue donc, par rapport à celui du travail, à mesure que s’élèvent les taux. Chacun est d’autant moins incité à travailler « officiellement » que le rendement de son effort supplémentaire est amputé par la fiscalité progressive. Le défaut de « ce qui ne se voit pas » achève de condamner la théorie de l’égalité de sacrifice.

Il résulte de ce qui précède une règle de bonne politique fiscale : mieux vaudrait atténuer la progressivité du barème de l’impôt sur le revenu, en limitant autant que possible l’écart entre taux moyens et taux marginaux, plutôt que de s’ingénier ponctuellement, au gré des circonstances, à vouloir récompenser ex post par le biais d’exonérations en tout genre un effort de travail que l’on décourage et punit ex ante à travers une progressivité par trop débridée…

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  • L’utilité marginale fonctionne aussi pour le travail. Sur 45 heures par semaine les premières 15 heures sont plaisantes, mais ne rapportent rien (elles payent les dépensent contraintes), les 15 heures suivantes sont neutres, mais permettent de s’acheter des produits ‘plaisir’, et pour les derniers 15 heures deviennent pénibles et c’est celles qui sont super taxés et donc ont une utilité marginale négative.
    Personnellement, n’ayant jamais pu éliminer les 15 premières heures ;). j’ai tjs refusé de travailler dans les 15 dernières heures, cad les tranches supérieures de l’impôt.

    • Tout à fait, c’est l’illustration de la courbe de Laffer n’est-ce pas ? Trop d’impôt tue l’impôt par le travail au noir ou la baisse du nombre d’heures travaillées, ce qui est un appauvrissement du pays.

  • Merci pour ces infos.
    Le principe même d’un impôt calculé sur le revenu me choque : quand vous faites un métier pas grassement payé mais avec plein d’heures supp (je pense aux ambulanciers par ex), pourquoi êtes-vous davantage imposé que celui qui gagne la même somme que vous en faisant moins d’heures ? Et qui a en plus tout plein d’avantages ? Vit en HLM, bons CAF, tarif réduit partout etc ?
    On tue l’envie de travailler plus avec ce système. Autant rester sur son salaire de base d’ambulancier et avoir des aides plutôt que de faire des heures supp.
    Et puis pourquoi TOUS les revenus de votre travail sont-ils imposés mais pas les revenus type allocation ?
    Enfin, tout simplement, pourquoi faudrait-il que chaque euro soit imposé ? Votre employeur vous donne une prime pour telle ou telle raison, elle n’a pas à être imposée. (Et pour éviter les abus on peut réfléchir à mettre des limites, mais ce serait un bon début).
    L’Etat devrait savoir de combien il a besoin pour faire tourner le pays, il prélève sur les foyers en fonction de critères sociaux et tout ce que vous gagnez ensuite est à vous (donc salaire complet, imposition largement en baisse et consommation en grande forme – utopie quand tu nous tiens)

    • Pour un socialo-collectiviste, l’Etat a besoin de 100% des revenus pour faire tourner le pays, modulo l’argent de poche qu’il consent à vous jeter négligemment par la portière de son carrosse.

      • Le peu d’argent que l’état veux bien vous laisser sur ce que vous avez bossé s’appelle ‘cadeau fiscal’…

        • En effet Leipreachan, d’autant qu’en plus, vous avez intérêt à culpabiliser quand vous gagnez assez bien votre vie !

      • C’est exactement ça, et ça ne choque pas grand-monde, je le vois quand je discute avec mon entourage. Le fait que tous les revenus soient taxés, c’est complètement entré dans les mœurs. Mais quand je leur rappelle que ce « tous » ne concerne en réalité que les salariés et uniquement les revenus de leur travail déclarés, ils ouvrent un peu les yeux.

  • oui , sachez quand meme que la plus grande partie des heures supplémentaires défiscalisées sont utilisée….. par….
    l’éducation nationale !!!

  • Excellent article qui, pour ce qui me concerne, m’a appris quel est l’origine et la nature de l’habillage théorique (contestable) de la progressivité de l’impôt.
    Merci !

  • Il faut revoir la confiscation d’une trop grande partie du salaire de notre travail et l Etat doit revoir sa gestion de notre Argent Public

  • Qui osera enfin libérer le travail et les revenus, laisser ceux qui désirent ou peuvent travailler plus profiter de leur travail, de leur épargne, ou de leur revenus ou héritage annexes sans être pénalisés
    Ce serait possible avec un état recentré sur ses intérêts régaliens.
    Cette crise récente pruove bien que l’état bouffi, gavé de nos impots, est incapable de gérer, et ne sert que lui même, son administration pléthorique, et profiteurs patentés (syndicats, agences de l’état, hautes autorités en tout genres, associations lucratives sans but, affairistes gavés de subventions inutiles). Mais on n’en prend pas le chemin.

  • « la progressivité amplifie les distorsions … en introduisant de la part de l’agent économique un calcul à la marge »

    Il y a toujours « calcul à la marge », même si l’impôt n’était pas progressif. La progressivité ne fait que rendre ce calcul plus obscur et abrupt.

    Obscur car peu connaissent leur taux marginal, ou même ce que cela veut dire.

    Abrupt car plus vous gagnez, si l’on en croit les théoriciens, moins cela a d’utilité pour vous ET plus l’état se sert. C’est la double peine, vous avez rapidement atteint le seuil de douleur et vous arrêtez.

    L’erreur de ces théoriciens du XIXe siècle est de croire que la production ne changera pas, quoique l’état fasse. A leur défense, l’état de leur époque était beaucoup moins glouton, donc on était encore loin du sommet de la courbe de Laffer.

  • Il est curieux de réclamer ici un instrument de mesure aussi parfait qu’il puisse s’appliquer à tout contribuable uniformément. Le principe soulevé est général, l’utilité marginale d’une unité de revenu supplémentaire décroit en moyenne pour l’ensemble des contribuables, dans une unité de temps donnée.
    Ce principe universel relève de l’évidence et fournir un contre-exemple individuel n’a pas beaucoup de sens.
    Il serait plus profitable de critiquer la progressivité de l’impôt sur le revenu pour ses effets dissuasifs sur le travail et pour sa complexité qui engendre des distorsions nombreuses avec les abattements, engendrant un coût de récupération plus élevé (ce qui est le cas de la France).

  • C’est la TVA qui est injuste , elle est d’autant plus forte que les revenus sont bas.Elle a un caractère punitif sur les consommateurs.De plus c’est un surcroit de travail pour les entreprises.

  • Les commentaires sont fermés.

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