Fake News : la course à l’échalote du contrôle des récits
Les diverses solutions techniques proposées pour venir à bout des fake news n’ont aucune chance d’agir sur le problème de manière significative.
Par Frédéric Prost.
L’écume des jours
Voilà maintenant trois ans que D. Trump est président des États-Unis. Ce qui quelques années auparavant passait pour de l’humour est devenu notre nouvelle normalité. Durant sa campagne, et sa présidence, le quarante-cinquième président américain n’a eu de cesse de revenir à la charge à propos des fake news, synonymes pour lui de médias corrompus. Fake news est devenue l’épithète préférée que se jettent à la figure démocrates et républicains, et dans leur sillage, à peu près n’importe quelle guerre tribale sur les réseaux. Comment en sommes-nous arrivés là ? Mon hypothèse est que ce phénomène n’est que la surface d’un questionnement philosophique profond à propos des relations entre les mondes virtuels et réels. Une de ses implications est que les diverses solutions techniques proposées pour venir à bout des fake news n’ont aucune chance d’agir sur ce problème de manière significative.
Tekhné et Epistémé sont dans un bateau
L’explication habituelle consiste à remarquer les effets délétères des réseaux sociaux. D’une part via le piratage des émotions, comme les techniques d’addiction basées sur le piratage de notre système nerveux ; et d’autre part via la promotion d’un discours de plus en plus simple : nous sommes passés en moins d’une génération des essais aux articles de journaux, puis aux blogs pour en arriver aux 280 caractères des tweets, voire aux mèmes limités à une image et quelque chose comme cinq ou six mots.
La guerre des mondes
Les relations entre le monde des idées et le monde des objets sont complexes et soulèvent des problèmes philosophiques discutés depuis la nuit des temps. Le problème de fond est que ces deux mondes sont visiblement différents. Une idée ne peut pas être détruite ou récupérée (un secret ne peut pas être récupéré une fois qu’il a été rendu public), le temps n’a pas de prise sur une idée, il n’existe pas de notion de copie ou d’original d’une idée, etc.
Pourtant ces deux mondes sont en interaction constante. La manière la plus simple de le constater est de considérer la notion de choix ou de libre arbitre qui est un outil transformant une idée (ce que je décide de faire) en une action concrète. L’inverse, l’implication des objets dans le monde des idées est bien plus naturel : nos pensées sont influencées par l’expérience vécue (qui est une forme du débat nature/culture).
On peut présenter le concept chrétien de Trinité comme une version théologique de ce questionnement ; en effet il s’agit des relations entre Dieu (le monde des idées) et Jésus (son incarnation dans le monde des objets) par l’intermédiaire de l’Esprit saint. Ces questions qui peuvent sembler ésotériques et sans intérêt pratiques ont en fait des implications bien concrètes, formant au passage une jolie mise en abyme de ce questionnement.
Un exemple direct est la carte géopolitique du monde qui suit pour une part le schisme des églises d’Orient et d’Occident issu de la querelle du Filioque. Notre société post-vérité en est l’avatar du XXIe siècle. Une version plus technique et moderne peut être apportée par le hard problem of consciouness et toutes les interrogations autour des intelligences artificielles et de la pensée comme émanant, ou non, de la matière.
Objectification de la noosphère
Les interactions entre le monde des idées sont de plus en plus nombreuses et brouillent les pistes. Elles vont dans les deux sens : des objets prennent le caractère d’idées, c’est la virtualisation, et inversement, et c’est le phénomène qui nous intéresse à propos des fake news, des idées se comportent comme des objets, c’est l’objectification. Considérons deux exemples de virtualisation du monde réel et d’objectification du monde des idées pour illustrer ces concepts :
- les billets de train ou d’avion sont en fait des droits, et donc in fine des idées, s’incarnant dans des objets. On remarquera qu’auparavant, pour assurer l’authenticité de l’information portée par l’objet il fallait user de technologies spécifiques : le sceau du roi, les filigranes etc. Aujourd’hui une simple imprimante ou tout bêtement l’écran du smartphone suffisent pour, essentiellement, afficher un chiffre. L’authenticité du billet passe par l’interrogation d’une base de données, assimilable à une idée pure. On peut exhiber de nombreux exemples de cette virtualisation du réel où les objets acquièrent des caractéristiques d’idées : je peux imprimer 24 versions du billet, mais je ne peux pas le détruire tant que je n’ai pas accès à la base de données. Détruire une version imprimée du billet n’a aucun impact.
- les photographies, et de plus en plus les vidéos, supposées être des souvenirs d’événements réels, peuvent êtres modifiées, retouchées voire totalement construites à la manière d’objets malléables. Ce qui passait pour le summum de l’objectivité (on parle bien de l’objectif de l’appareil photo) ne l’est plus du tout. Il y a seulement une vingtaine d’années, il était quasiment impossible de contrefaire des photos d’une manière indétectable. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Don’t confuse me with facts
En suivant cette analyse, on s’aperçoit alors que les différentes solutions proposées pour s’attaquer au problème des fake news sont vouées à l’échec. L’idée selon laquelle il y aurait une vérité officielle et unique, que tout autre discours devrait être interdit est actuellement un des principaux arguments contre la liberté d’expression. Les tentatives des vérificateurs d’information (Décodex, Checknews, etc.) qui se posent comme arbitres de la vérité en est une autre qui au moins présente, ironiquement, le mérite de la concurrence et ne repose pas uniquement sur l’interdiction.