Transformation organisationnelle : dépasser la défection et la prise de parole ?

Il est grand temps que les collaborateurs qui souhaitent rester dans leur organisation mais qui n’acceptent pas les aberrations du management se les approprient.

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Transformation organisationnelle : dépasser la défection et la prise de parole ?

Publié le 20 novembre 2018
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Par Philippe Silberzahn.

Il ne se passe pas une semaine sans qu’un entreprise me fasse part de ses difficultés à recruter, quels que soient les postes. Pour certaines, cela prend de telles proportions que des départements entiers sont fantômes. Ces entreprises témoignent également de turnover en forte augmentation. Le cas le plus typique est celui de la jeune recrue qui arrive plein d’espoir et qui disparaît écœuré après quelques semaines.

Certaines entreprises prestigieuses ne reçoivent même plus de CV de la part de grandes écoles. Il y a là un vrai défi d’ordre stratégique pour les grandes organisations qui semblent ne plus offrir comme visage que celui d’un management absurde. La seule solution est de repenser l’action au sein d’une organisation, et donc le management.

L’ouvrage de Albert Hirschman, Défection et prise de parole, paru en 1970, offre un éclairage intéressant sur cette question. Hirschman écrit principalement dans le contexte d’une organisation en déclin qui suscite le mécontentement de ses clients mais ce qu’il dit s’applique également au mécontentement des collaborateurs d’une organisation.

Selon Hirschman, il existe deux moyens pour exprimer son mécontentement : la défection, c’est à dire la démission, ou la prise de parole, c’est à dire une action menée de l’intérieur. La défection est une décision d’ordre économique au sens où elle s’appuie sur l’existence d’un marché pour être possible, en l’occurrence le marché du travail : je démissionne en raison de mon mécontentement car il existe d’autres opportunités d’emploi pour moi.

La défection n’est donc possible que s’il existe un tel marché. En cas de très fort chômage, ou si l’on travaille chez le seul gros employeur d’une région économiquement peu développée, il peut n’exister aucune autre opportunité, et démissionner peut impliquer de déménager très loin pour trouver un autre travail. La possibilité de faire défection n’est donc réelle que s’il existe des voies de sorties possibles.

La défection est devenue facile

Ce qui est intéressant c’est que la défection se développe massivement aujourd’hui, et c’est ce qui explique les difficultés de recrutement et de rétention. Les étudiants sont réticents à rejoindre les grandes organisations, et les collaborateurs les quittent de plus en plus facilement. Ils le peuvent parce que le grand changement de ces dernières années est le développement de nouvelles voies de sorties. Auparavant, disons il y a une vingtaine d’années, la seule voie de sortie pour un cadre d’une grande entreprise était de trouver un emploi dans une autre grande entreprise. Le cadre pouvait rejoindre une PME en région, mais c’était universellement considéré comme une solution par défaut ; c’était en quelque sorte déroger.

Mais tout a changé avec le développement de l’entrepreneuriat : celui-ci ouvre des nombreuses voies de sorties. Celui qui s’ennuie dans son entreprise peut aller rejoindre ou créer une startup. Il le peut surtout parce que c’est devenu socialement acceptable. On ne déroge plus quand on rejoint une startup ou une PME, au contraire.

La grande organisation est donc désormais en concurrence non plus seulement avec d’autres grandes organisations pour le recrutement, mais avec une myriade de PME et de startups, en bref avec un marché. Nous sommes désormais une société où les voies de sorties sont nombreuses sans même parler des cadres qui trouvent parfaitement respectable d’aller passer un CAP de boulanger, ce qui aurait été impensable il y a encore quelques années.

Prise de parole

Qu’en est-il de la prise de parole ? Car tout le monde ne veut pas quitter son organisation, malgré les errements du management. Au contraire de la défection, qui est un acte économique car elle fait jouer le marché, la prise de parole est un acte politique. Elle est de ce fait dangereuse, comme je l’ai évoqué dans un article précédent. Je ne compte plus les gens autour de moi qui ont essayé de prendre la parole pour faire bouger les choses et qui ont dû partir, souvent après une période très difficile.

Le problème de la prise de parole est qu’elle s’exerce en contre. On prend la parole contre l’organisation ou contre un manager en particulier. Lorsqu’on fait cela, se déclenche immanquablement une réaction immunitaire de l’organisation pour se protéger. Et c’est normal : très souvent, la prise de parole vise à remettre en cause un trait identitaire débilitant mais qui reste néanmoins vu comme la raison du succès de l’organisation.

J’en faisais l’expérience récemment avec un chef d’entreprise qui voulait absolument que son organisation devienne agile. Or le modèle mental de l’organisation est très fortement ancré dans la prise de décision participative, ce qui naturellement entraîne des délais très longs de décision. Tous les efforts pour devenir plus agile échouent parce que la participation est vu par les collaborateurs comme essentielle à la qualité de la prise de décision, ce qui a empêché l’entreprise d’avoir un gros accident industriel jusque-là.

En outre, celui qui prend la parole suscite une réaction clanique: dans l’évolution humaine, la clé de la survie n’a pas été l’intelligence, mais l’appartenance à un groupe. C’est pour cela qu’il vaut mieux avoir tort avec le groupe que raison tout seul. C’est ce qui explique que ceux qui prennent la parole finissent par partir souvent après une longue guerre d’usure dans laquelle ils laissent leur santé.

Un troisième voie : l’effectuation

Entre la défection, qui est une perte sèche pour l’organisation, et la prise de parole, qui est très risquée pour celui qui s’y essaie, il doit y avoir une troisième voie. Je pense que les principes de l’effectuation, que j’ai souvent décrit, fournissent la base de cette troisième voie. Regardons comment :

  • Premier principe : Faire avec ce qu’on a. On accepte la réalité de l’organisation et on se demande ce qu’on peut faire au lieu d’accuser quelqu’un d’autre.
  • Deuxième principe : Agir en perte acceptable. On agit, mais par petites touches, sans prendre de risque inutile. A la question qui bloque tout : « Qu’est-ce qu’on gagne à faire ça ? », on répond « Qu’est-ce qu’on risque à le faire ? ». Si on fait petit, on ne risque pas grand-chose, et donc on peut faire.
  • Troisième principe : Agir avec les autres. Au lieu d’être le chevalier blanc qui s’oppose à l’organisation, on se met d’accord avec les autres sur la façon de voir les choses, sur ce qu’il faudrait faire, sur le modèle mental futur. On construit une coalition.
  • Quatrième principe : Tirer parti des surprises. Saisir l’occasion de questionner telle ou telle pratique lorsque se produit un échec ou une décision surprenante. La surprise éclaire en effet nos modèles mentaux et offre une ouverture pour jouer avec.
  • Cinquième principe : Jouer le contexte. Ne pas concevoir de plan génial mais créer un contexte, à son niveau, qui va permettre aux quatre principes d’être utilisés.

Ces cinq principes, utilisés systématiquement au travers d’une discipline, fournissent une base d’action qui permet d’agir concrètement au sein d’une organisation pour la changer, sans prendre de risque inutile. Il offrent donc une troisième voie entre la défection et la prise de parole. Il est grand temps que les collaborateurs qui souhaitent rester dans leur organisation mais qui n’acceptent pas les aberrations du management se les approprient, mais cette adoption est également dans l’intérêt des grandes organisations si elles veulent survivre au XXIe siècle.

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  • C’est ça j’avais lu un bouquin dans le même registre «Osons sortir du rang» si je me souviens bien.

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