Les stratèges doivent-ils prendre des bains ? La leçon de survie de l’Empire byzantin

Pourquoi l’Empire byzantin a-t-il survécu mille ans, quand Rome n’a duré que six siècles ? La réponse pourrait bien résider dans leur volonté de flirter avec l’ennemi.

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Les stratèges doivent-ils prendre des bains ? La leçon de survie de l’Empire byzantin

Publié le 6 septembre 2023
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Pourquoi certaines organisations survivent et prospèrent longtemps, tandis que d’autres périclitent ?

La question se pose depuis longtemps, et les réponses sont multiples. Mais un facteur qui semble jouer de manière très forte est la capacité à maintenir un lien créatif avec la réalité changeante de son environnement.

Un exemple historique est celui de la survie de l’Empire byzantin.

Dans son ouvrage, La grande stratégie de l’Empire byzantin, le spécialiste de la stratégie Edward Luttwak se demande comment l’Empire a pu durer près de 1000 ans, bien qu’étant situé dans une zone géographique défavorable, et ayant constamment subi les attaques venant de pratiquement toutes les directions.

Comment expliquer une telle pérennité alors que son grand frère, l’Empire romain d’Occident, bien plus prestigieux, n’a duré, lui, qu’environ 600 ans ?

Selon Luttwak, c’est parce que ses dirigeants ont pu s’adapter stratégiquement aux circonstances difficiles, en imaginant de nouvelles façons de faire face aux ennemis successifs. L’Empire s’appuyait au moins autant sur la force militaire que sur la persuasion pour recruter des alliés, dissuader les voisins menaçants, et manipuler les ennemis potentiels, afin qu’ils s’attaquent plutôt les uns aux autres. Tout était bon pour dévier les attaques, y compris payer des tributs.

Il n’y avait aucun principe, juste un extrême pragmatisme.

Pour réussir cette stratégie, il était indispensable que les Byzantins maintiennent un contact permanent avec les tribus et Empires hostiles, même ceux qui étaient très éloignés.

Cette stratégie avait deux objectifs :

  1. Anticiper les intentions hostiles d’une tribu en étant informé le plus tôt possible
  2. Éviter que cette intention hostile se concrétise

 

Le contact était maintenu par tous les moyens possibles, de l’espionnage au commerce et aux mariages arrangés. Mais la posture fondamentale de l’Empire était basée sur une reconnaissance de ces tribus comme des égales auxquelles il n’était pas indigne de se mêler.

Il ne s’agissait pas de soumettre les ennemis ni même de les battre, seulement de déjouer une intention hostile.

On est très loin de la posture des Romains d’Occident, héritiers en cela des Grecs, qui considéraient les tribus étrangères comme des barbares, et dont les contacts leur répugnaient. Au contraire, les Byzantins considéraient comme tout à fait normal et souhaitable de se mêler à ceux qu’ils ne considéraient, non pas comme des barbares, mais comme des alliés potentiels, ou à défaut des ennemis temporaires. Ils allaient sur le terrain sentir la situation, et ils avaient compris que pour cela, la seule façon était de vivre sur place, de s’immerger dans la réalité de ces tribus.

De manière intéressante, Luttwak attribue la facilité de contact des Byzantins à leur religion chrétienne. En effet, celle-ci considérait les bains d’un mauvais œil, car ils invitaient à la sensualité. Les Byzantins, moins propres, étaient donc moins repoussés par l’odeur des barbares que des Romains obsédés par la propreté. Ils se mêlaient donc plus facilement à eux.

Cette répugnance romaine inspirée par les barbares, c’est-à-dire la distance entre la pensée et le terrain, reste d’actualité dans la façon dont la stratégie est pensée et pratiquée aujourd’hui.

Dans mon ouvrage Constructing Cassandra, j’ai notamment décrit comment une organisation telle que la CIA reste marquée par un scientisme profond qui la conduit à observer le monde de manière clinique. Cette vision clinique se retrouve souvent dans le monde des affaires où les analystes marketing, les stratèges ou les financiers regardent le monde au travers de modèles quantitatifs bien propres et désincarnés, et dont les plans sont souvent remis en question par des événements qu’ils n’ont pas vu venir.

Au contraire, Georges Clemenceau, président du Conseil à la fin de 1917, était lui aussi en permanence sur le terrain pour sentir la réalité de la guerre et de la vie des soldats. En stratégie, aucune donnée ni aucun rapport ne remplacent un lien avec la réalité du terrain, et cette réalité ne peut que se vivre, pas se raconter.

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  • Je suis dubitative sur la plus grande partie de l’article, dont le plus intéressant me semble être à la fin, à propos de la CIA. Le contenu sur l’empire romain, et surtout les raisons de la survie de l’empire d’Orient, ne me semble pas convaincant. Les deux parties de la division de l’Empire avaient hérité des mêmes structures administratives et à peu près de la même culture. Les empereurs d’Occident avaient aussi entrepris des contacts abondants, des alliances et même des stratégies matrimniales avec les tribus dites barbares. Mais l’Occident était probablement moins peuplé, et il avait subi plus profondément la crise économique du IIIè siècle. Son effondrement beaucoup plus rapide est redevable avant tout à la submersion migatoire de l’époque (l’installation de « fédérés » germaniques dans des provinces entières, devenues indépendantes de fait) et à l’épuisement du trésor impérial, qui ne pouvait plus payer de troupes ni même maintenir son administration. Mais tout cela n’est-il pas trop actuel pour être sereinement considéré ?

    • Ne pas négliger le rôle majeur de l’Empereur Théodose. Rendant le christianisme obligatoire sous peine de mort, il fit table rase de la civilisation gréco-romaine (seules quelques statues fragmentées dissimulées à Milo et Samothrace ayant échappé au massacre, mais pas les écrits d’Aristote ni de Platon). Les habitants ne se sentaient plus romains, mais chrétiens, avec une défense des limes confiée aux tribus germaniques, qui ne tardèrent pas à élire leurs propres empereurs. Bref une destruction interne volontaire, les barbares s’y étant surajoutés.

  • Au fond, on peut se demander si la durée de vie, d’un empire par exemple, est le critère qu’il faille observer en premier. L’empire Byzantin a prolongé son existence certes, cependant sa taille dans le temps a considérablement variée en va et vient (c’est quoi un empire exactement ?), et puis surtout qu’a t-il produit comme progrès. Pareil pour l’empire chinois, d’une plus grande longévité encore et pour quelle dynamique : une stagnation.
    Par comparaison, en admettant une longévité de l’empire romain identique à l’empire chinois, imaginez le monde actuel !

  • Matthieu 5,43-46 : « 43Vous avez appris qu’il a été dit: Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. 44Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, 45afin que vous soyez fils de votre Père qui est dans les cieux; car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.… »
    « Aimez ces ennemis » c’est aussi apprendre à les connaitre, et comme ils restent des « ennemis », à les combattre, d’une façon particulière

  • « Il n’y avait aucun principe, juste un extrême pragmatisme. » L’Empire des marchands, dignes successeurs des Phéniciens mais dont la survie dépendait étroitement de la persistance du biseness. Aucune chance face à des guerriers motivés par une longue tradition de pillages, échappant à Attila en le détournant sur l’Occident pour céder sous les coups de Mehmed II.

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