L’entreprise, dernier refuge dans une société déboussolée ?

À l’ère de l’incertitude, où les repères traditionnels s’effacent, l’entreprise devient un refuge de stabilité pour beaucoup. Cependant, cette nouvelle dynamique soulève des enjeux majeurs quant au déséquilibre institutionnel et à la surcharge des entreprises en responsabilités non inhérentes.

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L’entreprise, dernier refuge dans une société déboussolée ?

Publié le 4 septembre 2023
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L’entreprise, c’est l’institution que nous adorons détester, surtout en France. Pourtant, dans une société déboussolée, en plein bouleversement, c’est la seule institution qui fonctionne encore bien. Pour nombre de nos concitoyens, elle est un refuge dont ils attendent beaucoup, peut-être trop, ce qui n’est pas sans poser problème.

À la fin du IVe siècle, l’effondrement de l’Empire romain crée un vide politique qui ouvre une période d’incertitude et de bouleversements en Europe. Le continent sombre dans l’anarchie. L’Église catholique est la seule institution solide qui subsiste. C’est vers elle que se tournent ceux qui veulent un peu d’ordre. Elle va remplir le vide et prendra dès lors un rôle déterminant bien au-delà du seul domaine religieux, devenant pour plusieurs siècles l’acteur économique, politique et social dominant de la société.

 

Une société déboussolée

À maints égards, nous vivons une situation similaire.

D’une part, nous vivons une période de bouleversements profonds où plus rien ne semble avoir de sens. Les anciennes explications ne fonctionnent plus. De façon parfois brutale, ce qui était vrai devient faux, ou inversement. L’impensable d’hier devient banal aujourd’hui. L’inédit devient notre quotidien. Les modèles anciens sont remis en question. De nouveaux modèles émergent mais nous ne les partageons pas. Cette absence de partage fragilise le collectif. Parce que nous sommes certainement plus sensibles à la remise en question de modèles historiques qu’à l’émergence de nouveaux modèles, nous en tirons un profond pessimisme quant à l’avenir, lequel se ressent dans toutes les enquêtes d’opinion.

D’autre part, l’État, qui en France a historiquement joué un rôle central dans la constitution de l’identité nationale, se montre de plus en plus défaillant dans ses missions principales : police, justice, éducation nationale, transports (SNCF et RATP), santé, etc. Pour prendre un exemple entre mille, le nombre de Français qui pensent pouvoir compter sur l’État pour être protégés en cas de problèmes de santé est en nette réduction. On compte plutôt sur ses proches. La défiance envers les institutions publiques, et envers le monde politique (sauf peut-être celui de l’échelon local) dont on attend pourtant beaucoup, est désormais la marque de la société française, traduisant une relation d’amour-haine malsaine. Les émeutes récentes, avec leurs destructions considérables, qui viennent après celles des Gilets jaunes et les manifestations contre les retraites, elles aussi violentes, peu empêchées et largement impunies, ont durement mis à mal la crédibilité d’un État protecteur.

 

Les entreprises : un refuge

Dans ce contexte, les entreprises sont dans une bonne santé insolente.

Elles sont les dernières institutions qui fonctionnent. Ce n’est certes pas l’image que nous en avons nécessairement. On nous les décrit comme victimes de la « grande démission », affligées de bullshit jobs et dénuées de sens en raison de leur obsession du profit, quand elles ne sont pas accusées de détruire la planète. Comme toutes les institutions, elles n’échappent pas à l’ambiance délétère générale qui veut qu’aucune ne soit épargnée. Mais ces critiques sont largement le fait des élites cléricales. Car quand on regarde la réalité loin des médias, une autre réalité se fait jour.

Pour beaucoup de nos concitoyens, les entreprises sont un refuge.

70 % des Français affirment en avoir une bonne image ! C’est ce que montre le Baromètre réalisé en novembre 2022 par Elabe pour l’Institut de l’entreprise et dévoilé par Les Échos. La plupart des gens que je rencontre sont plutôt contents et fiers de travailler dans leur entreprise, même s’ils peuvent par ailleurs être critiques sur tel ou tel aspect. Pour eux, l’entreprise est un lieu de cohérence dans un monde qui n’en a plus. Un lieu qui fonctionne dans un monde qui semble ne plus fonctionner. Un lieu ancré dans la réalité, quand le spectacle politique en semble totalement déconnecté.

Un lieu finalement relativement paisible, même s’il n’est pas une promenade de santé, dans un monde de violence verbale, voire physique. Un lieu, enfin, qui a un sens, où l’on peut voir les conséquences de ce que l’on fait, avec des règles établies et relativement claires dans un monde qui semble ne plus en avoir. Non pas que la « grande démission », les bullshit jobs, le burn out et le désengagement n’existent pas, bien sûr, mais ils semblent largement confinés à quelques grandes entreprises.

Et donc l’entreprise est devenue comme l’Église à la fin de l’Empire romain.

Elle est la seule qui fonctionne encore relativement bien. Elle est la seule à produire du sens. Quand, après plusieurs semaines de dysfonctionnement, l’État s’est révélé incapable de fournir des masques au printemps 2020, il a finalement accepté de laisser la grande distribution s’en occuper. Résultat : en dix jours, les Français avaient des masques.

Cette bonne santé de l’entreprise n’est cependant pas sans poser problème. Car de façon logique, c’est vers elle qu’on se tourne de plus en plus pour régler les grands problèmes que l’État ne sait plus régler. Le sondage évoqué plus haut, qui montrait la bonne image que les Français ont de l’entreprise, révélait par ailleurs que pour une majorité d’entre eux, celle-ci est attendue sur les grands sujets du moment : le bien-être au travail, le pouvoir d’achat, la protection de l’environnement. On lui demande d’avoir une responsabilité sociale plus grande.

D’où un paradoxe : d’une part, l’entreprise est diabolisée par les élites cléricales, bien qu’elle soit aimée par la population en général ; et d’autre part, on lui en demande toujours plus en raison de la défaillance des autres institutions.

Or, confier toujours plus de tâches à l’entreprise dispense de réformer ces institutions. De ce fait, celles-ci continuent à se détériorer, accentuant encore le besoin de recourir aux entreprises.

Cette situation n’est pas saine, pour deux raisons.

La première est que les entreprises sont ainsi amenées à agir sur des terrains qui ne sont pas les leurs. Non seulement elles y sont largement incompétentes, mais surtout elles se dispersent.

Or, comme le rappelait Peter Drucker, la société a besoin d’organisations performantes. Il ajoutait que la clé de la performance d’une organisation est la concentration sur une tâche spécifique – par exemple produire des voitures, soigner des malades ou assurer un logement. Sans cette performance, l’organisation ne peut assumer aucune autre responsabilité. Plus elle se disperse, moins elle est performante sur sa tâche spécifique, et moins elle sert la société.

La seconde raison pour laquelle un appel croissant aux entreprises pour compenser les défaillances de l’État n’est pas sain est que cela entraîne une privatisation croissante de l’espace public qui est incompatible avec un régime démocratique.

 

Remettre l’entreprise à sa place

Si l’entreprise est le dernier lieu de cohérence dans une société dont les autres institutions sont fragilisées, elle peut être victime de son succès.

Il a fallu des siècles au pouvoir politique européen pour se reconstruire face à l’Église, dont le monopole du pouvoir a conduit à de nombreux excès. Chacun perçoit les dangers d’un monde régi par les entreprises face à un pouvoir politique affaibli, et les risques pour celles-ci, et pour la société, qu’elles s’égarent sur des terrains qui ne sont pas les leurs.

La solution aux problèmes actuels ne réside donc pas dans une exigence toujours plus grande envers elles, mais au contraire dans une réforme de l’État. Autrement dit, que l’État cesse de se défausser sur les entreprises. Elles vont bien, leur vie n’est pas facile. Fichons-leur la paix, ne commettons pas l’erreur de leur en demander plus ou de leur laisser plus de place.

C’est à l’État de se réformer, la société en a besoin, et vite.

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  • Et surtout il est malsain pour ne pas dire malhonnête de cacher une aussi grosse partie de l’impôt en confiant son prélèvement aux entreprises, sous forme de TVA, prélèvements sur les salaires et les bénéfices, taxes diverses etc… à raison de la moitié de leurs chiffres d’affaires, et qui est au final payé par le consommateur.
    Pour ce qui est de la « privatisation de l’espace public qui serait incompatible avec une démocratie », ce serait plutôt l’inverse, les entreprises sont les seules entités qui subissent et acceptent un vote permanent de la part de leurs clients.

  • Une réforme de l’Etat ? C’est tellement dit et tellement vague que ça ne produit plus rien. Comme l’Etat se mêle de tout avec une grande gueule, plutôt que d’exiger une réforme, exigeons de l’humilité.

  • Je ne vois pas du tout l’entreprise comme une institution de refuge. Au contraire elle est discutée comme jamais, et c’est peut-être même à la fois la plus centrale dans notre système social et la plus remise en cause. En interne les structures organisationnelles se transforment, les injonctions paradoxales se multiplient à tous les échelons hiérarchiques, les contrepouvoirs traditionnels sont ringardisés, les anciennes pratiques bureaucratiques d’assurance qualité sont moquées, les tensions générationnelles sont très fortes, les croyances et savoirs anciens sont remis en cause, les cycles d’obsolescence des compétences s’accélèrent, les carrières sont de plus en plus individualisées. A l’extérieur, les jeunes y croient de moins en moins et cherchent des organisations alternatives, beaucoup innovent d’ailleurs bel et bien, dans un esprit entrepreneurial bien supérieur aux générations précédentes (il me semble)… pour beaucoup l’entreprise est à la rigueur un espace de consommation de sociabilisation comme un café, un club… lié à une appartenance versatile et opportuniste.

    Alors évidemment je constate des dynamiques contradictoires. Une partie de la population cherche en effet des refuges dans tous les sens : la multiplication des incertitudes, des injonctions paradoxales, des appartenances concurrentes… crée de l’inconfort, de l’insécurité, quand ce n’est pas un sentiment de déchirement et de trahison du contrat social. L’existence de réaction est cohérent avec un diagnostic de rupture.

    Enfin si les dynamiques de démocratisation culturelle continuent, mais en France les mesures de la performance de l’instruction de masse ne sont pas très favorables, j’ai du mal à voir comment nos systèmes hiérarchiques, organisés autour de structures sociologiques de nature différente, peuvent résister. On peut même émettre l’hypothèse que les dynamiques françaises s’inscrivent dans une même réaction conservatrice subconsciente que ce qu’on retrouve plus explicitement en Allemagne par exemple (où l’instruction de masse est performante, dans un affaiblissement contrôlé de la démocratisation). Néanmoins pour retrouver une adéquation du même genre de celle que nous avions avec une sociologie pré-moderne il faudra sans doute un écroulement bien plus sévère, et suffisante pour mettre fin aussi à des logiques de démocratisation des moyens matériels (c’est à dire un appauvrissement de toute la population, élites comprises). Ce serait surprenant que la population française accepte ce genre de chose… rien n’est impossible.

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