Le Conseil constitutionnel a déjà pris des décisions plus politiques que juridiques : l’exemple des langues dites régionales

Les décisions du Conseil constitutionnel sur les langues régionales : une argumentation mal fondée et une ignorance des traités internationaux.

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Le Conseil constitutionnel a déjà pris des décisions plus politiques que juridiques : l’exemple des langues dites régionales

Publié le 15 avril 2023
- A +

Par Philippe Blanchet.

 

Le passage de la loi sur la réforme des retraites devant le Conseil constitutionnel suscite autant de vives attentes que de vives inquiétudes qui soulèvent des interrogations sur la nature de la décision qu’il rendra vendredi 14 avril.

D’une part, des spécialistes de droit constitutionnel débattent sur les motifs qui pourraient conduire, ou pas, à déclarer une non-conformité partielle ou totale à la Constitution car il y a toujours une part d’interprétation du droit.

D’autre part, on a surtout beaucoup commenté ces derniers temps la composition même ce conseil dont les membres sont davantage des politiques que des juristes et qu’on soupçonne de pouvoir rendre des décisions de conformité plus politiques que juridiques.

Une façon de répondre à ces interrogations est d’examiner des décisions déjà rendues par le Conseil constitutionnel. Le domaine des langues dites régionales de France (LdRF) est éclairant sur ce point.

 

Une construction régulière d’une jurisprudence

Depuis les années 1990 le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer plusieurs fois sur la constitutionnalité de dispositions portant sur les LdRF, notamment sur :

  • les statuts particuliers de la Corse (1991) et de la Polynésie (1996) qui généralisent l’offre d’enseignement du corse et du tahitien ;
  • le projet de ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires (1999) ;
  • l’interprétation de l’article 75-1 de la Constitution (2011) ajouté en 2008 dans le titre XII portant sur les collectivités territoriales : « Les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France » ;
  • la loi Molac « relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion » (2021).

 

Ces saisines et décisions sont principalement fondées sur l’alinéa ajouté en 1992 à l’article 2 de la Constitution de 1958 : « La langue de la République est le français », mais aussi sur l’article 1 de la Constitution : « La France est une République indivisible ».

L’argumentation pour toutes ces questions met en avant « le principe d’égalité », le refus d’un « droit spécifique » à utiliser une langue autre que le français, autrement dit d’un « droit ou liberté opposable par les particuliers et les collectivités ».

Il en découle que :

« L’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public. Dans leurs relations avec les administrations et les services publics, les particuliers ne peuvent se prévaloir d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français ».

Le tout est inscrit sous les « principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité du peuple français ».

En conséquence, le Conseil constitutionnel va systématiquement censurer les textes reconnaissant des droits aux locuteurs et locutrices d’autres langues que le français, notamment et y compris les langues pourtant dites « de France ».

 

Une argumentation mal fondée outrepassant le texte constitutionnel

Le Conseil constitutionnel pose comme principe fondamental une unicité du peuple français, qui dans ce contexte et dans son potentiel sémantique, est opposé à pluralité. Or cette unicité n’est pas prévue dans la Constitution où n’est même pas mentionnée la notion d’unité. Il va ainsi bien au-delà du texte constitutionnel qu’il est supposé interpréter pour imposer un principe d’unicité linguistique opposé à la reconnaissance d’une pluralité linguistique.

Le Conseil constitutionnel va jusqu’à affirmer en 1999 que « les dispositions combinées de la Charte confèrent des droits spécifiques à des groupes de locuteurs de langues régionales ou minoritaires » alors que la Charte ne confère aucun droit collectif à aucun groupe et uniquement des droits individuels dans les rapports avec la justice pour garantir l’équité de traitement des justiciables.

Le Conseil constitutionnel considère que ne reconnaître que le droit à s’exprimer en français garantit l’égalité des personnes. Ce postulat ne tient pas face à la réalité sociolinguistique de la France.

Présentation de la loi dite Molac par le député Paul Molac, adoptée par le Parlement et ensuite partiellement censurée par le Conseil constitutionnel en mai 2021.

À l’inverse, il crée une inégalité de droits et de fait entre, d’une part les personnes dont le français est la langue première (maternelle, principale, historique) qui bénéficient de tous leurs droits dans leur langue première et d’autre part les personnes dont la langue première est autre et qui n’ont aucun droit dans leur langue première.

Ces personnes sont nombreuses en France et, en l’occurrence, de nationalité française parlant une LdRF : plus de 80 % de la population dans les outre-mer, autour de 10 % en moyenne dans les régions concernées de France dite métropolitaine, avec des pics entre 25 et 50 % dans certaines zones basques, corses, alsaciennes, bretonnes ou occitanes.

 

Une ignorance des traités internationaux ratifiés par la France

Le Conseil constitutionnel ne mentionne pas et ne prend jamais en compte les traités internationaux contraignants, pourtant déjà ratifiés par le France, qui garantissent des droits linguistiques fondamentaux et interdisent les discriminations à prétexte linguistique.

Il s’agit notamment de l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ONU, ratifié par la France en 1980) ; des articles 2.1 et 29.1 de la Convention relative aux droits de l’enfant (ONU ratifiés par la France en 1990) ; de l’article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales (Conseil de l’Europe, ratifiée intégralement par la France en 1974) ; des articles 21 et 22 de la Charte européenne des droits fondamentaux (Union européenne, devenue contraignante pour tous les États membres de l’UE en 2007).

D’après l’Assemblée nationale et le Conseil d’État, les traités internationaux ont pourtant une valeur supérieure à celle d’une loi française.

 

Une méconnaissance des textes légaux déjà en vigueur

Ces décisions du Conseil constitutionnel sont aussi en contradiction avec diverses lois françaises dont la constitutionnalité n’a pas été contestée.

Ainsi, en 2016 à l’occasion du vote de la loi « Pour une justice du XXIe siècle » portant notamment adaptation du droit français au droit européen, l’article 225 du Code pénal, qui interdit les discriminations, a été modifié par cet ajout :

« Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques [ou morales] sur le fondement […] de leur capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ».

Le Code du travail (art. L-1132-1 et L-1321-6), le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (art. L-526-1 t L-723-6) et le Code de procédure pénale (art. L-803-5 et D-594) comprennent différents articles qui donnent la possibilité ou l’obligation de fournir des documents aux personnes non ou peu francophones « dans une langue qu’elles comprennent » et le droit de s’exprimer dans leur langue. Ce droit a été récemment appliqué pour un prévenu réunionnais s’exprimant uniquement en créole.

 

Des décisions qui relèvent d’un dogme national

Le Conseil constitutionnel met ainsi en œuvre une conception politique orientée de la France, qu’on peut résumer comme un projet d’assimilation exclusive à l’une des communautés linguistiques de France, où les personnes qui parlent des LdRL, y compris comme langue première ou unique, sont privées de droits.

Cette idéologie linguistique est bien connue et étudiée.

Elle est bien résumée par le sociolinguiste Pierre Encrevé :

« L’idéologie linguistique française (ILF) […] instaurait le culte de la langue française (orale et écrite) en religion d’État ; d’où il suivait que le citoyen devait non seulement parler français mais ne parler que français en France. […] On peut caractériser l’ILF en quelques phrases : s’il y a des droits linguistiques, ce ne peuvent être que les droits exclusifs de la langue française ; laquelle, figure par excellence de l’identité unitaire de la nation, a tous les droits ».

Dans un entretien avec le journaliste Michel Feltin-Palas, un ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel qui avait en charge la préparation des décisions du Conseil sur ce sujet de 1997 à 2007 reconnaît l’ampleur de son ignorance, de ses préjugés et la force de ses orientations idéologiques sur les LdRL.

Les décisions du Conseil constitutionnel concernant les LdRF ont ainsi fait l’objet de critiques sévères pour leurs errements idéologiques, tant de la part d’observateurs, de travaux de sociolinguistes ici ou , que de juristes.

Il n’est pas impossible que des décisions davantage politiques que juridiques soient à nouveau prises pour d’autres sujets. Mais rien n’est sûr puisque ce n’est pas qu’une affaire de droit constitutionnel.The Conversation

The Conversation

Philippe Blanchet, Chair professor, Université Rennes 2

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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  • Il n’y a pas que les langues régionales qui sont anticoncurrentielles. Les mairies ont obligation de mettre à disposition des terrains d’hébergement aux gens du voyage. Mais les autres doivent aller dans un camping ou à l’hôtel. La République traite donc inégalement les gens du voyage et les autre français.
    Et il y a de plus en plus de cas comme celui-ci qui reste un exemple parmi tant d’autres.

  • supprimons le conseil constitutionnel ça éviterait les discussions sur le sexe des anges et les combinations politiques …. à la Chirac… le s precedentes constitutions n’en n’avaient pas

  • Les commentaires sont fermés.

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