Le sort réservé aux statues de Lénine, révélateur du fossé entre la Russie et l’Ukraine

Le sort des statues de Lénine en dit long sur la vision politique et historique des dirigeants d’Europe de l’Est.

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Lénine en 1914 (Image libre de droits, auteur inconnu)

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Le sort réservé aux statues de Lénine, révélateur du fossé entre la Russie et l’Ukraine

Publié le 22 janvier 2023
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Par Dominique Colas.

Au moment de son démantèlement en 1991, l’Union soviétique comptait des milliers de statues représentant son fondateur, Vladimir Lénine (1870-1924). Les quinze républiques constitutives de l’Union, devenues autant d’États indépendants, ont adopté à l’égard de ces monuments des politiques très différentes, qui en disent long sur leur vision politique et historique – ou, du moins, sur celle de leurs dirigeants. On le constate tout particulièrement en examinant les cas, opposés ici comme sur bien d’autres points, de l’Ukraine et de la Russie. Dominique Colas, professeur émérite de science politique à Sciences Po, est l’un des plus grands spécialistes français du léninisme, de l’URSS et de l’espace post-soviétique. Nous vous proposons ici un extrait de son ouvrage « Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine », qui paraît le 20 janvier aux Presses de Sciences Po.


Le 24 février 2022, Vladimir Poutine lance une invasion massive de l’Ukraine lors d’une guerre qui a commencé en 2014 avec le soutien de l’armée russe aux sécessionnistes du Donbass et l’annexion de la république ukrainienne de Crimée par la Fédération de Russie. Trois jours plus tôt, pour préparer cette attaque, il prononce un discours idéologique menaçant devant les caméras du monde entier

Entre autres arguments, il déclare que Lénine est « l’auteur et l’architecte » de l’Ukraine et que ce pays est un produit du bolchevisme, donc une création politique artificielle. Au lieu de mettre à bas les statues de Lénine, ce qu’ils ont fait systématiquement et totalement entre 1991 et 2016, les Ukrainiens devraient les respecter. Selon lui, une partie des citoyens de l’Ukraine se montrent ingrats à l’égard du leader bolchevik et devraient cesser de revendiquer la « décommunisation » de l’Ukraine, car, insiste-t-il, c’est le communisme léniniste qui a créé l’Ukraine.

Relevons tout d’abord un paradoxe : il existe une contradiction entre la position de Poutine, très hostile à Lénine pour le rôle qu’il lui suppose dans la naissance de l’Ukraine et la présence en Russie de milliers de statues à son effigie, dont aucune n’a été démolie. Alors qu’il conduit une guerre contre l’Ukraine depuis huit ans, pour être cohérent avec lui-même Poutine devrait faire disparaître du sol de son pays la figure de celui qu’il proclame comme l’inventeur néfaste de l’Ukraine. Certes, en Fédération de Russie, on n’honore plus ses effigies comme on le faisait au temps de l’URSS pour l’anniversaire de la révolution d’Octobre, pour celui de la naissance du dirigeant bolchevik ou encore pour le 1er mai. Cependant, Poutine est loin de s’en prendre aux monuments consacrés au leader bolchevik et, plus de trente ans après la fin de l’URSS, le mausolée en marbre où repose son corps embaumé est toujours installé sur la place Rouge à Moscou.

[…] Commençons par établir une brève cartographie des statues de Lénine en Russie, au Bélarus et en Ukraine, avant de les détailler plus loin dans cet ouvrage. En Fédération de Russie, principal successeur de l’URSS, elles se comptent par milliers, à commencer par le monumental exemplaire qui se dresse en plein centre de Moscou sur la majestueuse avenue Lénine longeant la place d’Octobre (renommée place Kalouga en 1992), non loin d’une entrée de métro du même nom.

À Tomsk (Sibérie), Lénine semble contempler cet immense Z aux couleurs du ruban de Saint-Georges, symbole de l’attaque russe contre l’Ukraine. Photographie prise le 28 avril 2022.
Alexander A. Novikov/Shutterstock

Au Bélarus, pays mitoyen de l’Ukraine et de la Russie, assimilable à cette dernière en matière de style politique, les statues de Lénine abondent et ne sont pas menacées. Elles témoignent d’une grande continuité du Bélarus avec son passé soviétique et d’un héritage revendiqué par l’actuel président Alexandre Loukachenko et ses partisans. Cet attachement s’étend bien au-delà des monuments car le Bélarus sert de base arrière à la Russie dans l’attaque menée contre l’Ukraine depuis février 2022. Sur la place principale de la capitale, Minsk, se dresse une immense statue de Lénine se tenant à une tribune, dans une posture directement inspirée de celle que l’on peut voir sur une photo prise lors d’un discours appelant à l’invasion de la Pologne en mai 1920.

Place de l’Indépendance, Minsk.
Ark Neyman/Shutterstock

Quel contraste avec l’Ukraine ! Comme dans les démocraties des pays baltes ou de la Pologne, qui ont démantelé les statues de Lénine dès la fin du régime communiste avant de rejoindre l’Union européenne et l’OTAN, il n’existe plus aucune effigie de Lénine en Ukraine sauf dans certaines parties aujourd’hui occupées par l’armée russe. Alors que, toujours selon la rhétorique de Poutine, les citoyens de ce pays devraient être reconnaissants au dictateur communiste, ils n’ont pas seulement mis fin à son culte ritualisé, mais se sont aussi montrés vindicatifs et brutaux en vandalisant et en mettant à bas ses effigies dès le référendum favorable à l’indépendance, en 1991.

Le mouvement iconoclaste contre les symboles communistes s’est accéléré après la révolution de Maïdan, en février 2014, qui a marqué la volonté d’instaurer un régime plus démocratique et de se rapprocher de l’Union européenne. La statue monumentale de Lénine, installée au centre de la capitale, Kyiv (nous utilisons dans cet ouvrage une transcription des noms de lieu tantôt ukrainienne, tantôt russe en fonction du contexte. Dans le chapitre 2, par exemple, qui donne le point de vue de Lénine, nous avons préféré les noms russes) est mise à bas dès le 8 décembre 2013 et celle de Kharkiv, en septembre 2014. Un mot est alors forgé en ukrainien pour désigner ces destructions : leninopad (« chute de Lénine »). Les statues sont souvent remplacées par des drapeaux ukrainiens et européens ou par des hommages aux morts (plus d’une centaine) de la révolution de Maïdan. Les piédestaux sont transformés en autels de la patrie.

Au printemps 2015, des lois drastiques votées par le Parlement ukrainien prohibent les symboles néfastes des deux idéologies totalitaires que sont le communisme et le nazisme, créant par là même une fausse symétrie délibérée puisqu’il n’existe pas de monuments nazis en Ukraine (ni en URSS d’ailleurs). Une année est nécessaire pour mettre à bas les ouvrages communistes concernés, modifier le nom de certaines villes, débaptiser les avenues Lénine et modifier tous les autres toponymes liés au marxisme et à l’ex-URSS. Au total, on estime à 5500 le nombre de statues de Lénine qui ont été démolies entre 1991 et la mise à bas de la dernière d’entre elles en 2016 à Zaporijjia, ville près de laquelle se trouve une immense centrale nucléaire (celle qui, au tout début de l’invasion de 2022, sera occupée par l’armée russe).

Les rapports entre les territoires de l’ex-URSS, qui ont préservé leurs statues de Lénine et ceux qui les ont détruites sont plus complexes qu’une simple opposition en miroir. Après la révolution de Maïdan, l’Ukraine subit sur son territoire une guerre séparatiste. Activement soutenue par la Russie, elle se déroule dans l’est du pays, dans le Donbass et en Crimée et mène à l’annexion de cette dernière par la Fédération de Russie, en 2014. Depuis, ni la Crimée ni les régions séparatistes du Donbass n’ont connu de destruction massive et volontaire des statues de Lénine. Elles sont toujours en place comme en témoigne celle de Sébastopol en Crimée.

Si la Russie et son fidèle allié, le Bélarus, se distinguent nettement de l’Ukraine, le cas du Donbass et de la Crimée doit être considéré à part. Il peut être rapproché de celui de la Transnistrie, une région de la Moldavie séparatiste pro-russe, qui possède à l’est une frontière avec l’Ukraine et qui a, elle aussi, conservé des statues de Lénine. Or, comme on le sait, la Moldavie est un champ possible de prolongement de la guerre conduite en Ukraine par la Russie (en Moldavie la démolition des statues de Lénine a commencé dès 1991. Il en subsiste une, à Chisinau. Installée dans un parc d’exposition, elle fait l’objet de querelles récurrentes et de vandalisme).

Il convient aussi d’attirer l’attention sur deux villes du sud de l’Ukraine, Henitchesk et Melitopol, où les autorités locales ont réinstallé des statues de Lénine mi-avril et début novembre 2022. Elles font partie des zones occupées par l’armée russe et prétendument rattachées à la Russie à l’issue d’un pseudo-référendum organisé en septembre 2022. Ces réinstallations témoignent de l’inclusion ostentatoire de ces zones à la Russie.

Ajoutons le cas de Kherson, ville du sud de l’Ukraine de près de 300 000 habitants : alors qu’elle est occupée par la Russie depuis mars 2022, les autorités pro-russes veulent remettre une statue de Lénine sur son piédestal (la mise à bas des statues n’a pas toujours été suivie de leur destruction. Elles ont souvent été remisées dans des lieux discrets, ce qui facilite leur réédification), mais la contre-offensive ukrainienne dans la région les en empêche. Le 11 novembre 2022, dans la ville reprise par les Ukrainiens, le piédestal est pavoisé aux drapeaux ukrainien et européen.

[…]

Jusqu’à l’indépendance de l’Ukraine, les monuments à Lénine et leurs commémorations ritualisées ont condensé, dans la vie quotidienne des citoyens, l’appartenance au camp socialiste. Après la fin de la domination soviétique, les travaux historiques et les mobilisations militantes ont abouti à ce que la famine massive qu’a connue l’Ukraine en 1932-1933, appelée Holodomor (« extermination par la faim » en ukrainien), soit officiellement reconnue par le Parlement ukrainien (la Rada) comme un « génocide » perpétré par Staline et le Parti bolchevik.

Résultat d’une politique de prélèvements prédateurs sur les récoltes de céréales ukrainiennes, l’Holodomor a provoqué au moins 3,5 millions de morts. Sa reconnaissance, en novembre 2006, bouleverse la signification que beaucoup d’Ukrainiens donnaient jusqu’alors au communisme et à son symbole, Lénine. Des mémoriaux à l’Holodomor se substituent à des statues et à des monuments du communisme, comme à Kyiv. Éléments de décor urbain devenus banals pour les Russes, les statues communistes sont désormais pour des Ukrainiens le symbole d’une terrible famine organisée par les communistes russes.

Une précision : de la valeur accordée aux statues de Lénine on ne tirera pas une morale qui ferait de la vérité une variable conditionnée par l’époque et le lieu. La famine de 1932-1933 et ses millions de morts sont une réalité. En cela, l’Holodomor est indissociable de l’histoire et de la mémoire du génocide des juifs d’URSS perpétré par les nazis et auquel contribuèrent des nationalistes et antisémites ukrainiens. Le nom de Baby Yar, à Kyiv, ravin où des dizaines de milliers de juifs furent massacrés en 1941-1942, est aussi chargé d’histoire et de mémoire que celui de la famine. Les interrogations sur les mémoires différentes des Ukrainiens, des Russes, des Bélorusses et autres sur leur histoire et leurs conflits exigeraient une sociologie et une réflexion que nous n’allons pas entreprendre ici.

L’Holodomor incite néanmoins à faire de Staline l’héritier de Lénine qui, comme nous le verrons, imaginait déjà l’Ukraine comme un grenier à blé dans lequel on pouvait puiser, et cette vision explique l’hostilité d’une partie des Ukrainiens à l’égard du fondateur du bolchevisme et de l’URSS. Lénine est-il l’un des symboles de l’impérialisme russe comme le pensent un grand nombre d’Ukrainiens ou est-il « l’auteur et l’architecte » de l’Ukraine comme le prétend Poutine ? Le président russe n’hésitant pas à réviser le passé de la Russie, de l’URSS et du reste du monde, il convient maintenant d’évaluer la pertinence de ses affirmations historiques tranchées quant à l’Ukraine, afin de savoir si Lénine a contribué, de façon décisive et positive, à la naissance de l’Ukraine.The Conversation

Ce texte est issu de « Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine », qui paraît ce 20 janvier aux Presses de Sciences Po.

Presses de Sciences Po

Dominique Colas, Professeur émérite de Science politique, Sciences Po

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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  • La France n’est, elle, ni plus pressée de déboulonner les statues de Napoléon le bienfaiteur que d’apporter paix et prospérité à son peuple. Le déboulonnage des statues est généralement le fait de dirigeants qui pourraient pourtant sans peine trouver mieux à faire, ou de foules d’émeutiers qui n’ont rien trouvé de mieux à piller. Il n’a pas plus de conséquences positives sur la vie quotidienne des individus que, par exemple, la profanation d’autres oeuvres d’art par des militants écolos. Le passé est le passé, il disparaît de lui-même, il ne sert à rien de le dénigrer au lieu de construire l’avenir.

    • Vous négligez la force des symboles dans les dynamiques humaines. Essayer de bâtir quelque chose sans ces représentations vous conduit à bâtir sur du sable. C’est ainsi !

      • Certes, mais les statues sont rarement érigées pour motiver à bâtir, elles sont presque toujours des témoignages d’admiration ou de léchage de bottes arrivant APRES la réalisation. Avant de construire un pont, on fait une maquette, pas une sculpture du zouave dont il portera le nom.

        • Les statues matérialisent ce qu’elles représentent, un homme, une idée, un évènement dans le présent et le souvenir. Personnellement je n’y suis pas sensible, quoique la statue de la liberté ne me laisse pas indifférent.

          • A peu près personne n’y est sensible. Même la statue de la liberté matérialise pour moi d’abord l’admiration assez servile de la France pour les USA et bien peu la liberté. Je vous invite à considérer le manque de consensus sur ce qu’elle représentait qui a entouré l’érection de la statue équestre de Napoléon à Cherbourg en présence — renfrognée — de la reine Victoria. Entre le « Britannia delenda est ! » et  » La main qui fonde, et non celle qui menace », l’ambiguïté prévaut encore…
            Une statue commémore, elle n’exalte pas.

  • Quelle tristesse ! En Ukraine on détruit des statues de Lénine alors que la France rêve d’être un régime soviétique depuis 40 ans. Mais, messieurs les cgtistes, mesdames et messieurs de la gauche, ne baissez pas les bras : vous y êtes presque.

  • Ces statues d’opresseurs ne valent que par le métal ou le matériau dont elle sont faites.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

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