Au-delà de la guerre en Ukraine, la Russie face au péril islamiste

À cette guerre froide 2.0 risque de se substituer un conflit civilisationnel Nord-Sud avec des conflits islamistes en Russie mais aussi ailleurs.

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Au-delà de la guerre en Ukraine, la Russie face au péril islamiste

Publié le 18 novembre 2022
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Mettons nous un instant à la place d’un Vladimir Poutine. Il faut bien comprendre qu’il lui est impossible de perdre cette guerre, puisqu’une défaite en Ukraine ouvrirait une boîte de Pandore extrêmement dangereuse pour l’unité de la fédération de Russie face aux velléités d’indépendance que pourraient manifester certaines républiques du Caucase entraînant de facto un effet domino sur d’autres républiques à forte population musulmane.

Pour l’instant, une certaine stabilité des relations entre le Kremlin et ses inféodés prévaut (Tchétchénie, Abkhazie, etc.), mais pour combien de temps ? Les expériences passées en Tchétchénie, voire même en Afghanistan, laissent encore aujourd’hui des souvenirs extrêmement douloureux. Dans l’Histoire, les Russes ont toujours redouté la constitution à leurs portes d’un front islamique unifié. Cette peur bien réelle à l’époque du Tsar se manifestera également lorsque les Bolcheviques ont pris le pouvoir en 1917.

 

Conscient du danger d’un islam conquérant, Lénine tentera d’amadouer ses propres concitoyens de confession musulmane en déclarant solennellement :

« Musulmans de Russie ! Tatars de la Volga et de la Crimée ! Kirghiz et Sartes de Sibérie et du Turkestan ! Turcs et Tatars de Transcaucasie ! Tchétchènes et peuples montagnards du Caucase ! Et vous tous dont les mosquées et les lieux de culte ont été détruits, dont les coutumes ont été foulées aux pieds par les tsars et les oppresseurs de la Russie ! Vos croyances, vos coutumes, vos Constitutions nationales et culturelles sont désormais libres et sauvegardées. Organisez votre vie nationale librement et sans vous cacher. Vous en avez le droit. Sachez que vos droits, comme ceux de tous les peuples de Russie, sont garantis par la Révolution toute-puissante et ses organes, les soviets des députés ouvriers, soldats et paysans […]. Camarades ! Frères ! Marchons ensemble vers une paix honnête et démocratique. Sur nos étendards est inscrite la liberté de tous les peuples opprimés… »

Au moment de la perestroïka, les populations musulmanes russes eurent l’occasion de renouer des contacts avec d’autres coreligionnaires. Des pays comme la Turquie et l’Iran s’engouffrèrent alors dans la brèche et entamèrent un programme d’expansion culturelle dans les républiques nouvellement indépendantes de l’Asie centrale, du Caucase et même dans certaines républiques de la Fédération de Russie. Le ver était dans le fruit…

C’est au moment de la dislocation de l’ancien empire soviétique que la radicalisation de l’islam prit réellement racine au cœur de ces républiques. Les combattants tchétchènes se jetèrent dans les bras du wahhabisme avec l’aide des Saoudiens qui prirent soin de relayer scrupuleusement la bonne parole…

En 1999, des militants islamistes participèrent activement à des incursions au Daghestan pour y établir un État islamique tout en perpétrant de nombreux attentats terroristes à la bombe dans plusieurs villes russe. Souvenons-nous de la sanglante prise d’otages du théâtre Doubrovka à Moscou, ou encore du massacre de Beslan en Ossétie du Nord qui se solda par la mort de 330 personnes dont 183 enfants.

Rappelons-nous également de la proclamation de Poutine en mars 2000 au Times londonien, celui-ci arguant que si les extrémistes tchétchènes n’avaient pas été neutralisés, il y aurait eu islamisation de la Russie.

 

Encore aujourd’hui et à l’échelle mondiale, personne ne semble être en mesure de stopper la montée fulgurante de mouvements islamiques radicaux qui donnent tout son sens à la thèse du « choc des civilisations » de Samuel P. Huntington. Les pays européens devraient instinctivement se sentir concernés par ce phénomène où le combat identitaire s’impose désormais comme la mère de toutes les batailles. Déjà, l’ancien Premier ministre russe Primakov soulignait qu’une ségrégation du monde par la religion et la culture serait fatale pour la Russie qui verrait son intégrité territoriale remise en question par des tensions entre chrétiens et musulmans (Primakov, 2004).

Forte de ce constat, la Russie se trouve aujourd’hui en très mauvaise posture.

D’une part, la menace islamiste peut rejaillir sur son territoire à tout moment. D’autre part, en accumulant les déboires sur le terrain militaire ukrainien, l’armée russe expose ses faiblesses au grand jour et ne fait plus vraiment peur à personne, y compris à ses nombreux adversaires potentiels, parmi lesquels ses voisins immédiats du Caucase. Ces derniers, aidés en sous-main par une Turquie et un Iran en embuscade, attendent le moment opportun pour déclencher les hostilités, .

L’aide militaire iranienne accordée à la Russie pourrait contredire cette thèse, mais elle s’explique uniquement pour des raisons financières. Frappé par un embargo économique très strict, Téhéran doit impérativement pallier des problèmes financiers abyssaux pour assurer sa survie. Les sanctions économiques ont aggravé les tensions de la société et les divisions d’un régime politique complètement discrédité.

Néanmoins, face au conflit ukrainien, certains pays se démarquent, au premier rang desquels les Israéliens, qui font preuve comme toujours de rationalité et de bon sens. Ces derniers ne verraient pas d’un très bon œil une Russie anéantie, a fortiori si elle devait faire face à une menace islamiste intérieure. Pour les Israéliens, il a toujours été hors de question de se joindre aux sanctions économiques engagées contre la Russie et de fournir aux Ukrainiens du matériel militaire, même défensif à l’instar de son système de défense antiaérienne « Dôme de fer ».

Israël a négocié avec Moscou un accord lui permettant de mener des bombardements massifs illimités sur des sites militaires iraniens en Syrie. Il est parfaitement légitime que l’État hébreu souhaite avant tout défendre ses intérêts tout en assurant sa propre sécurité, comme aurait dû le faire l’Europe soit dit en passant… Espérons seulement que les armes occidentales livrées massivement aux Ukrainiens n’atterriront pas entre les mains de groupuscules islamistes radicaux au Moyen-Orient ou dans le Caucase pour se retourner in fine contre l’Occident. Les Américains ont goûté le fruit amer de leur soutien aveugle aux moudjahidines afghans engagés contre les Soviétiques. Ils en payèrent chèrement le prix au moment du 11 septembre.

Aux côtés des Israéliens, les Indiens ont eux aussi su cultiver leurs différences en intégrant la question islamiste dans leur attitude vis-à-vis de la Russie. Bien que New Delhi entretienne une relation privilégiée avec Moscou depuis l’ère soviétique, l’Inde de Modi partage avec la Russie une vision de son identité nationale qui dépasse ses frontières. Les nationalistes hindous qui incarnent aujourd’hui la force politique au pouvoir expriment la crainte de voir un jour leur pays complètement déstabilisé par des groupes radicaux musulmans agissant de concert avec le Pakistan voisin. À ce titre, la question du Cachemire constitue toujours un abcès de fixation alors que les tensions interreligieuses n’ont jamais été aussi aiguës. La moindre étincelle peut conduire à un embrasement généralisé.

À cette guerre froide 2.0 (qui s’apparente à un nouveau conflit Est-Ouest) risque de se substituer un conflit civilisationnel Nord-Sud beaucoup plus important dont nous ne mesurons pas encore l’intensité et l’étendue.

L’objectif des va-t-en-guerre de salon, à savoir faire subir une défaite cuisante à la Russie de Vladimir Poutine, est un exercice très périlleux, voire puéril. En effet, il ne prend absolument pas en compte les dangers sous-jacents qui en découlent, alors que les minorités religieuses cherchent le moindre signe de faiblesse pour pouvoir prendre leur revanche sur le maudit voisin orthodoxe. Si un tel scénario devait se mettre en place, ce n’est pas seulement l’intégrité territoriale de la Russie qui serait en jeu mais bien l’avenir de l’Europe et sa civilisation.

Ne pas en prendre conscience aujourd’hui serait une pure folie.

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  • Merci de nous faire voir le conflit sous cet angle, les occidentaux n’ont tiré aucune leçon de l’Irak, du Liban, de la Libye. La déstabilisation de la Russie causerait notre propre perte, quand allons nous comprendre que notre modèle ne convient pas à tout le monde, l’Europe est suicidaire.

  • Si je comprends bien il faut laisser Vladimir Poutine envahir un pays chrétien pour lutter contre la montée de l’Islam dans les républiques du Caucase, très intéressant…
    Rappelez moi la religion de ses supplétifs tchétchènes sur le front ukrainien ?
    Ah oui ça se tient, Poutine combat un pays chrétien avec Kadyrov comme allié…

    -1
  • Fort heureusement chez nous, tout va bien sur ce plan, Pour cela : Il suffit de bien faire la distinction entre « Islam » et « Islamisme » et entre « Gorge » et « Haut duTorax » !

    • Exactement. Vous avez tout résumé. Il y a les gentils (ils attendent leur heure en ambuscade ) et les méchants (qui ont déjà fait des attentats). En face, il y a les naifs qui croient au Père Noël.

  • Les commentaires sont fermés.

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Nicolas Tenzer est enseignant à Sciences Po Paris, non resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogueur de politique internationale sur Tenzer Strategics. Son dernier livre Notre guerre. Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique, vient de sortir aux Éditions de l’Observatoire. Ce grand entretien a été publié pour la première fois dans nos colonnes le 29 janvier dernier. Nous le republions pour donner une lumière nouvelles aux déclarations du président Macron, lequel n’a « pas exclu » l’envoi de troupes ... Poursuivre la lecture

Aurélien Duchêne est consultant géopolitique et défense et chroniqueur pour la chaîne LCI, et chargé d'études pour Euro Créative. Auteur de Russie : la prochaine surprise stratégique ? (2021, rééd. Librinova, 2022), il a précocement développé l’hypothèse d’une prochaine invasion de l’Ukraine par la Russie, à une période où ce risque n’était pas encore pris au sérieux dans le débat public. Grand entretien pour Contrepoints par Loup Viallet, rédacteur en chef.

 

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