Par Vincent Debierre.
Voilà donc le triptyque. Cette nouvelle gauche intellectuelle n’est pas, ou plus, seulement rendue technophobe par son anti-capitalisme, elle est également acquise, et, ce profondément, aux grilles de lectures identitaires, et récuse avec application les avancées scientifiques qui mettent à mal sa vision du monde. Beaucoup voient dans ces développements, les deux derniers en particulier, une inversion idéologique totale12.
Le camp qui s’est efforcé de pourfendre les superstitions justifiant l’ordre établi, qui a défendu la compréhension et la fraternité entre les peuples, serait donc devenu étrangement tolérant aux superstitions, et se serait mis à récuser l’universalisme ? Le camp qui a réclamé la démocratie représentative et les Droits de l’Homme serait-il désormais convaincu que ces institutions sont des leurres dont le rôle est moins d’aider au bien-être humain que de donner une apparence présentable aux injustices et aux oppressions3 ?
Certains observateurs, qui se concentrent sur les paradoxes, voire les demi-tours, apparents de cette avant-garde de gauche, déduisent de ces changements que cette gauche n’est décidément plus de gauche4. Cette avant-garde se retourne en effet souvent contre la démocratie libérale, contre le pluralisme et décisivement contre la liberté d’expression.
Dans ma lecture de ces dynamiques, il est erroné de conclure que cette avant-garde identitaire et hostile à de nombreux savoirs n’est plus de gauche. C’est seulement si l’on considère que la gauche est synonyme d’universalisme humaniste et rationaliste, qu’il faut tirer cette conclusion.
Or, cette synonymie est probablement une illusion historique et contextuelle (et même en s’en tenant à une lecture historique et contextuelle, il est bon de se rappeler que les intellectuels marxistes, comme le notait déjà Raymond Aron5, ont toujours tenu, pour certains, la démocratie libérale comme particulièrement néfaste, en ce qu’elle est « plutôt tolérable et agréable », et incite donc mal à la révolution). Je m’avance assez peu en tenant pour acquis, pour cette démonstration, que les impulsions humaines envers l’égalité, le partage, la justice, la liberté, la stabilité, la sécurité ont devancé les grandes théories politiques modernes de plusieurs centaines de milliers d’années (et, en fait de beaucoup plus).
Les intuitions morales qui animent les gens qui se reconnaissent dans la gauche n’ont pas attendu la Révolution française pour apparaître, ni les écrits qui ont pu y conduire. Et si l’on se focalise sur Marx plutôt que sur Rousseau et Voltaire, ces intuitions n’ont pas disparu des esprits à l’effondrement de l’Union Soviétique.
Il me semble nettement plus fécond de considérer que le terme de ‘gauche’ décrit, bien moins un ensemble de doctrines politiques, qu’elles fussent libérales, communistes, social-démocrates, etc., qu’un faisceau d’intuitions anthropologiques, dont certaines sont de nature morale.
Voilà comment j’ai tenté ailleurs6 de définir la ‘gauche’ : « La personne de gauche, au moins par défaut et avant d’en apprendre plus, aura en général l’intuition que les hiérarchies, les inégalités, et même plus généralement les différences, quelles qu’elles fussent, entre individus et entre groupes, ont leur source dans des mécanismes qui sont au mieux, arbitraires, et au pire, injustes. Elles ne sont donc pas acceptables moralement. »
Ces remarques en tête, il devient crucial de remarquer simplement que cette gauche postmoderne, que je qualifie de réactionnaire, adopte l’identitarisme et l’obscurantisme dans le but de défendre et d’aider ceux qu’elle perçoit comme étant des victimes, des opprimés. Là où les superstitions de l’Église, de la royauté et du complexe de supériorité des Européens ont été battues en brèche par la gauche, celle-ci ne montre aucun enthousiasme envers les apostats de l’Islam critiquant leur ancienne religion7, encourage tous les simplismes pseudo-scientifiques des militants trans8 (un groupe démographique à ne pas confondre avec l’ensemble des personnes transsexuelles et transgenre), et va parfois jusqu’à tolérer voire promouvoir des mythes créationnistes et révisionnistes au sein de l’université9, tant que ceux-ci semblent favorables aux réputations des cultures aborigènes d’Amérique, africaines, hindoue, etc. C’est là ce que Meera Nanda a appelé la charité épistémique10. En parallèle, les savoirs scientifiques qui ne donnent pas satisfaction sur ces mêmes critères, qui cadrent mal avec l’intuition selon laquelle les différences humaines sont accidentelles et contingentes, sont violemment rejetés, comme ceux générés par les disciplines mentionnées plus haut, telles que les neurosciences et la psychologie évolutionnaire.
Quant aux enthousiasmes identitaires, s’ils sont guettés et honnis quand ils viennent des groupes perçus comme privilégiés11, ils sont encouragés et adulés quand ils émergent des groupes perçus comme opprimés, dominés. Les échanges entre les peuples, la fraternité, l’ouverture aux autres sont devenus, dans certains cas, une grave faute. L’appropriation culturelle est prise au sérieux comme un acte répréhensible par cette nouvelle intelligentsia, y compris dans les cas les plus trivialement absurdes tels que ceux des déguisements de Halloween12 ou des menus des cantines universitaires13. Si l’universalisme a laissé place au tribalisme, il est capital de comprendre que c’est en grande partie parce que le premier n’est plus perçu comme suffisamment efficace pour avancer la cause de l’égalité. Ces changements de cap deviennent, j’espère l’avoir illustré ici, bien plus compréhensibles lorsque les invariants qui les sous-tendent sont considérés.
Profondément influencée par des évolutions récentes sur les campus universitaires, l’avant-garde postmoderne y a transformé la nature de la recherche et tente de prendre sur certains campus un pouvoir hégémonique, utilisant les outils de la censure, de la menace, de l’humiliation et de la violence physique. L’idéologie qui sous-tend ces développements s’exporte avec succès, et depuis longtemps, désormais, dans les institutions publiques, notamment les ministères de l’Éducation. La liberté pour les individus de penser et d’échanger des idées sans être constamment ramenés à leurs caractéristiques socio-démographiques s’en trouve sévèrement menacée.
- Crudo, Laurent Bouvet : « Si la gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche », Causeur (23/07/2018) (cit. on pp. 3, 7, 8). ↩
- Sokal, A physicist experiments with cultural studies, Lingua Franca 6, 62 (1996) (cit. on p. 7). ↩
- Garcia, Le désert de la critique : Déconstruction et politique (L’échappée, 2015) (cit. on pp. 6, 7). ↩
- Crudo, Laurent Bouvet : « Si la gauche, c’est ça, alors il n’y a plus de gauche », Causeur (23/07/2018) (cit. on pp. 3, 7, 8). ↩
- Aron, L’opium des intellectuels (Agora, 1986) (cit. on pp. 2, 3, 8). ↩
- Debierre, Aux origines intellectuelles de la justice sociale intersectionnelle, http://menace-theoriste.fr/origines-intellectuelles-justice- sociale-intersectionnelle/ (cit. on pp. 4, 8, 9). ↩
- Sandhu, Maryam Namazie: Secular activist barred from speaking at Warwick University over fears of ’inciting hatred’ against Muslim students, The Independent (25/09/2015) (cit. on p. 8). ↩
- Dreger, Galileo’s Middle Finger: Heretics, Activists, and One Scholar’s Search for Justice (Penguin Books, 2016) (cit. on p. 8). ↩
- Francis, Postmodern Creationism in Academia: Why Evergreen Matters, Quillette (29/10/2017) (cit. on p. 8). ↩
- Nanda, ‘The Epistemic Charity of the Social Constructivist Critics of Science and Why the Third World Should Refuse the Offer’, in A House Built On Sand: Exposing Postmodernist Myths About Science, edited by Koertge (Oxford University Press, 1998) (cit. on p. 8). ↩
- De Cock and R. Meyran, eds., Paniques identitaires : Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales (Éditions du Croquant, 2017) (cit. on p. 9). ↩
- Doyle, 10 Culturally Appropriative Halloween Costumes You Should Never Wear, Bustle (23/09/2018) (cit. on p. 9). ↩
- Licea and L. Italiano, Students at Lena Dunham’s college offended by lack of fried chicken, New York Post (18/12/2015) (cit. on p. 9). ↩
« La personne de gauche, au moins par défaut et avant d’en apprendre plus, aura en général l’intuition que les hiérarchies, les inégalités, et même plus généralement les différences, quelles qu’elles fussent, entre individus et entre groupes, ont leur source dans des mécanismes qui sont au mieux, arbitraires, et au pire, injustes. Elles ne sont donc pas acceptables moralement. »
je n’en suis pas certain, il me semble qu’un large groupe de la gauche identifie absolument les inégalités avec l’injustice, j’ai rarement entendu d’explication du concept d’exploitations des travailleurs…
tout le monde doit avoir la même part…et ce qui est remarquable est le concept de REdistribution… ils pensent que la richesse a été distribuée et non créé par les individus..
L’injustice est l’une des justifications. D’une manière générale la personne de gauche cherche à modifier l’ordre établi d’une société, pour le rapprocher d’un idéal égalitariste assez flou d’ailleurs. Le terme de progressisme pour les définir est pas mal. Les conservateurs ou traditionnalistes, cherchent eux à défendre cet ordre établi. Les progressistes comme les conservateurs ont une vision figée des choses. Contrairement à ce que l’on pourrait penser il n’y a pas de confrontation directe entre ces deux ordres. Car c’est le marché de toutes les actions humaines, qui dépasse de loin les positions militantes des progressistes et des conservateurs, qui provoque spontanément un nouvel ordre sans cesse en mouvement. Ce marché est largement influencé par l’environnement (la matière).